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par l'esprit Emmanuel

Xavier Candido Francisco

IL Y A DEUX MILLE ANS

Xavier Candido Francisco

IL Y A DEUX MILLE ANS

Sur les bords du lac Génésareth, Publias Lentulus (Emmanuel) eut une rencontre avec le Christ pour qu'il intervienne et guérisse sa petite fille Flavia qui avait contracté la lèpre.

Emu et fasciné par des émotions qui lui étaient encore inconnues, il entendit le Maître lui dire :

« (...) Tu aurais mieux fait de venir me voir en public et à l'heure la plus claire du jour pour acquérir d'un seul coup et pour toujours, la leçon sublime de la foi et de l'humilité.

(...) Après de longues années passées à te détourner du droit chemin, habitué à commettre de fracassantes erreurs, tu trouves, aujourd'hui, un point de référence pour régénérer ta vie. Il dépend de ta volonté d'en profiter à présent ou d'ici quelques millénaires...

(...) Mais personne ne pourra rien contre ta propre conscience si tu veux mépriser indéfiniment cette précieuse minute ! »

Puis il perçut que Jésus priait. Depuis cette nuit-là, sa fille alla de mieux en mieux jusqu'à son complet rétablissement.

Quelles furent les conséquences de cette rencontre avec le Divin Maître ?

La guérison de Flavia.

Livia, la dame patricienne, l'épouse de Publius Lentulus devint chrétienne.

Publius Lentulus retourna à ses activités politiques, mais refusa d'admettre que Jésus était celui qui avait sauvé sa fille.

Emmanuel nous raconte cette expérience personnelle avec cette richesse de détails qui caractérise tous ses livres pour que nous méditions sur les « moments » précieux qui nous sont offerts à travers la vie. Des moments très souvent gaspillés, retardant ainsi notre progrès et notre évolution.

Francisco Candido Xavier

IL Y A 2000 ANS

EPISODES DE L'HISTOIRE DU CHRISTIANISME AU PREMIER SIÈCLE

ROMAN D'EMMANUEL

Tome 1


EDITION ORIGINALE

OUVRAGES DEJA TRADUITS EN FRANÇAIS

Série : André Luiz (Collection La vie dans le monde Spirituel) 1-16

Nosso Lar, la Vie dans le Monde Spirituel,

Les Messagers

Missionnaires de la Lumière

Ouvriers de la Vie Eternelle

Dans le Monde Supérieur

Agenda Chrétien

Libération, par l'esprit André Luiz

Entre le Ciel et la Terre

Dans les Domaines de la Médiumnité

Action et Réaction

Evolution entre deux Mondes

Mécanismes de la Médiumnité

Et la Vie Continue

Conduite spirite

Sexe et destin

Désobsession

Série : Emmanuel Les Romans de l'histoire

Il y a deux mille ans

50 ans plus tard

Paul et Etienne

Renoncement

Avé Christ

Série: Source Vive

Chemin, Vérité et Vie.

Notre Pain

La Vigne de Lumière

Source de Vie

Divers

Argent

Choses de ce Monde (Réincarnation Loi des Causes et Effets)

Chronique de l'Au-delà

Contes Spirituels

Directives

Idéal Spirite

Jésus chez Vous

Justice Divine

Le Consolateur

Lettres de l'autre monde

Lumière Céleste

Matériel de construction

Moment

Nous

Religions des Esprits

Signal vert

Vers la lumière

SOMMAIRE

Dans l'intimité d'Emmanuel 7

PREMIÈRE PARTIE 11

Deux amis 11

Un esclave 20

Chez Pilate 31

En Galilée 40

Le Messie de Nazareth 50

L'enlèvement 60

Les prédications de Tibériade 72 VIII. Le grand jour du Calvaire 81

La calomnie victorieuse 90

L'apôtre de Samarie 103

DEUXIÈME PARTIE 133

La mort de Flaminius 133

Ombres et noces 147

Les desseins des ténèbres 158

Tragédie et espoirs 168

Aux catacombes de la foi et au cirque du martyre 185

Aubades du Royaume du Seigneur 211

Trame d'infortune 220

La destruction de Jérusalem 238

Souvenirs amers 255

Les dernières minutes de Pompéi 262

Biographie 270

Liste des ouvrages en langue brésilienne 273

r • DANS L'INTIMITE D'EMMANUEL

Au lectur

Cher lecteur,

Avant de franchir le seuil de cette histoire, il semble juste de satisfaire votre curiosité en présentant quelques commentaires d'Emmanuel - ex-sénateur Publius Lentulus descendant de l'illustre et fière famille de la « gens Cornelia » - qui nous viennent de ce généreux Esprit et furent reçus dans l'intimité du groupe d'études spiritualistes de Pedro Leopoldo, dans l'État de Minas Gérais, au Brésil.

À travers ces quelques lignes, vous découvrirez les premières paroles de l'auteur sur cette œuvre et ses impressions les plus profondes concernant ce travail réalisé du 24 octobre 1938 au 9 février 1939, selon la disponibilité de son médium, sans toutefois perturber les activités d'Emmanuel auprès des nombreux souffrants qui fréquemment viennent le voir, ou même troubler l'effort de diffusion du spiritisme chrétien dans la patrie brésilienne.

Le 7 septembre 1938, dans un court message adressé à ses amis incarnés, il affirmait :

« Le jour viendra, si Dieu me le permet, je vous parlerai de l'orgueûleuxpatricien Publius Lentulus pour que vous preniez connaissance des pénibles expériences vécues par une âme indifférente et ingrate.

Attendons cette heure et l'autorisation de Jésus. »

Emmanuel n'oublia pas sa promesse. Et en effet, le 21 octobre de cette année-là, lors d'une communication personnelle, il en reparlait :

« Si la bonté de Jésus nous le permet, nous commencerons nos efforts dans quelques jours, j'espère pouvoir consigner nos souvenirs à l'époque du passage du Divin Maître sur la face de la terre.

Je ne sais pas si nous parviendrons à réaliser cette tâche aussi bien que nous le souhaitons. Aussi par avance, je veux témoigner ma confiance en la miséricorde de notre Père pour son infinie bonté. »

Puis quelques jours plus tard, le 24 octobre, le médium Xavier recevait la première page de ce livre et le lendemain, Emmanuel disait encore :

« Avec le soutien de Jésus, c'est sans prétention que nous initions un travaû de plus. Dieu fasse que nous puissions le mener à bon terme !

A présent, vous allez constater l'extension de mes faiblesses dans le passé, mais cela me réconforte d'apparaître en toute sincérité face au tribunal de vos consciences. Priez avec moi et demandons à Jésus que je puisse compléter cette tâche pour que grandisse cette assemblée bien au-delà de cet humble cercle et que ma confession soit un exemple pour tous

Tout le long de cet effort consacré à la psychographie de cet ouvrage, l'auteur de ce livre n'a jamais cessé d'enseigner l'humilité et la foi à tous ceux qui l'accompagnaient. Le 30 décembre 1938, il commentait dans un nouveau message plein de bonté :

« Je vous remercie, mes enfants, de votre précieux concours. Dans la mesure du possible, je me suis efforcé d'adapter une histoire ancienne au goût des expressions du monde moderne ; mais en relatant la vérité nous sommes amenés à pénétrer avant tout dans l'essence des choses, des faits et des enseignements.

Pour moi ces souvenirs furent très doux, mais aussi très amers. Doux pour leurs amicales réminiscences, mais profondément douloureux face à mon cœur endurci qui n'a pas su profiter de l'heure radieuse qui retentit à l'horloge de ma vie d'Esprit, il y a deux mille ans.

Permets-moi Jésus d'atteindre mon objectif en présentant dans ce travail, non pas un souvenir intéressant concernant ma pauvre personnalité mais une expérience à peine, pour ceux qui travaillent aujourd'hui à la semoule et à la moisson de notre divin Maître. »

Emmanuel enseignait aussi à ses compagnons incarnés combien il était important de se lier spirituellement à Jésus dans l'accomplissement de toutes les tâches. Le 4 janvier 1939, faisant encore allusion aux souvenirs lointains de son passé, il psychografiait cette prière :

« Jésus, agneau miséricordieux du Père de toutes les grâces, deux mille ans sont passés et ma pauvre âme revit encore ses jours tristes et amers !...

Qu'est-ce que deux millénaires, Seigneur, à l'horloge de l'Éternité ?

Je sens que ta miséricorde nous répond en ses profondeurs secrètes... Oui, le temps est le grand trésor de l'homme et vingt siècles, comme vingt existences différentes peuvent être vingt jours d'épreuves, d'expériences et de luttes rédemptrices.

Seule ta bonté est infinie ! Seule ta miséricorde peut embrasser tous les siècles et tous les êtres, parce qu'en Toi vit la glorieuse synthèse de toute l'évolution terrestre, ferment divin de toutes les cultures, âme sublime de toutes les pensées.

Devant mes pauvres yeux, la vieille Rome de mes remords et de mes chutes douloureuses se dessine... Je me sens encore plein de la misère de mes faiblesses et je contemple les monuments des vanités humaines...

Expressions politiques qui varient par leurs caractéristiques de liberté et de force, détenteurs d'autorité et de pouvoir, maîtres de fortune et d'intelligence, grandeurs éphémères d'un jour fugace !... Trônes et pourpres, mantes précieuses des honneurs terrestres, toges d'une justice humaine imparfaite, parlements et décrets présumés irrévocables !... En silence, Seigneur, tuas vu la confusion s'installer parmi les hommes inquiets et avec le même amour vigilant, tu as toujours sauvé les créatures à l'instant douloureux des ruines suprêmes... Tu as donné ta main miséricordieuse et immaculée aux peuples les plus humbles et les plus fragiles, tu as confondu la science mensongère de tous les temps, tu as humilié ceux qui se considéraient grands et puissants !...

Sous ton regard compatissant, la mort a ouvert ses portes de ténèbres et les fausses gloires du monde furent détruites dans le tourbillon des ambitions, réduisant toutes les vanités à un tas de cendres !...

Les souvenirs des élégantes constructions des célèbres collines me surgissent à l'esprit; j e vois le Tibre qui passe, charriant les détritus de la grande Babylone impériale, les aqueducs, les marbres précieux, les thermes qui semblaient indestructibles... Je vois encore les rues agitées une plèbe misérable attendre les grâces des grands seigneurs, les aumônes de blé, les bouts de chiffon pour protéger du froid la nudité de leur chair.

Les cirques regorgent de monde... L'aristocratie du patriciat observe les jeux élégants du Champ de Mars ; et des passages les plus humbles aux palais les plus somptueux, on parle de César, l'Auguste !...

A travers ces souvenirs, Seigneur, je flâne entre les haillons et les splendeurs, ivre de mon misérable orgueil ! Des voiles épais de mes ténèbres, comment aurais-je pu te voir haut, tu gardes ton royaume de grâces inépuisables.

Alors que le grand Empire se livrait à ses luttes inquiétantes, ton cœur battait en silence et, comme les autres, je ne percevais pas que tu veillais !

Tu permis que la Babel romaine se hisse très haut, mais quand tu vis que la stabilité même de la vie sur la planète était menacée, tu dis : - « Cela suffit ! Le temps d'oeuvrer pour la vérité est venu ! » Et les grands monuments avec les statues des dieux antiques se sont effondrés de leurs merveilleux piédestaux ! Un souffle de mort a balayé les régions infestées du virus de l'ambition et de l'égoïsme effréné, dépeuplant alors la grande métropole du péché. Les cirques infernaux se sont écroulés, Tes palais se sont effondrés, les marbres luxueux ont noircis...

Une parole de toi avait suffi, Seigneur, pour que les grands maîtres retournent aux bords du Tibre comme de misérables esclaves !... Nous avons déambulé ainsi dans notre nuit jusqu'au jour une nouvelle lumière a jailli de notre conscience, n fallut que les siècles passent pour que nous apprenions les premières lettres de ta science infinie de pardon et d'amour !

Nous sommes , Jésus, pour louer ta grandeur ! Fais que nous puissions nous souvenir de toi à chacun de nos pas, entendre ta voix à chaque son perçu en chemin et fuir l'obscurité douloureuse !... Tends-nous tes mains et parle-nous encore de ton Royaume !... Notre soif de cette eau éternelle de la vie dont tu as parlé à la Samaritaine est immense...

Armée d'ouvriers de ton Évangile, nous nous plions à tes doux desseins sacrosaints ! Protège-nous, Seigneur, et ne retire pas de nos épaules la croix lumineuse et rédemptrice, mais aide-nous à sentir dans les travaux de chaque jour, la. lumière éternelle et immense de ton royaume de paix, d'harmonie et de sagesse sur notre route faite de luttes, de solidarité et d'espoir !... »

Le 8 février 1939, à la veille d'achever la réception de ce livre, Emmanuel remerciait ses compagnons incarnés de leur concours lors d'un communiqué en privé dont nous avons extrait quelques phrases :

- « Mes amis, que Dieu vous aide et vous récompense. Notre modeste travail se termine. R ne reste que quelques pages et c'est du fond du cœur que je vous remercie.

En retrouvant les Esprits amis du passé, mon cœur est satisfait et réconforté car je constate avec quel dévouement nous nous sommes tous attelés à la ferme intention d'évolution pour aller de l'avant et pour nous élever. En effet, ce n'est pas sans raison qu'aujourd'hui nous œuvrons à cette tâche faite d'efforts et de bonne volonté.

Jésus récompensera le concours amical et sincère que vous m'avez prêté et que son infinie miséricorde vous bénisse, telle sera toujours ma prière. »

Voici donc quelques annotations personnelles d'Emmanuel transmises à la réception de ce livre. L'humilité de ce généreux Esprit vient démontrer qu'au plan invisible, il faut aussi s'efforcer d'être patient et d'avoir la foi pour arriver à bonnes fins.

Les notes de l'auteur sont une invitation pour que nous sachions tous prier, travailler et croire en Jésus-Christ, sans faiblir dans la lutte que la bonté divine nous offre pour notre rachat sur le chemin de la rédemption.

Pedro Leopoldo, le 2 mars 1939

L'Éditeur

PREMIÈRE PARTIE I

DEUX AMIS

Les dernières clartés de l'après-midi s'étaient posées sur la ville romaine.

Les eaux du Tibre, bordant l'Aventin, laissaient entrevoir les ultimes lueurs du crépuscule tandis que dans les rues étroites, en hâte, passaient des litières portées par des esclaves musclés et véloces.

De lourds nuages s'accumulaient dans l'atmosphère annonçant des averses et les fenêtres encore ouvertes des résidences privées et collectives claquaient bruyamment au souffle des premiers vents de la nuit.

Parmi les constructions élégantes et sobres qui exhibaient de précieux marbres, au pied de la colline, il y avait un édifice qui attirait l'attention des étrangers par la singularité de ses colonnes sévères et majestueuses. D'un simple coup d'ceil à sa façade, vu son architecture et ses proportions, on pouvait imaginer le rang de son propriétaire.

En fait, il s'agissait de la résidence du sénateur Publius Lentulus Cornélius, un homme encore jeune qui, selon la coutume de son époque, exerçait au Sénat des fonctions législatives et judiciaires conformément aux droits qui lui revenaient en tant que descendant d'une ancienne famille de sénateurs et de consuls de la République.

L'Empire, fondé sous Auguste, avait limité les pouvoirs sénatoriaux dont les détenteurs n'exerçaient déjà plus aucune influence directe sur les affaires d'ordre privé du gouvernement impérial, mais l'hérédité des titres de dignité des familles patriciennes avait été maintenue, établissant ainsi plus nettement la séparation des classes dans la hiérarchie sociale.

Il était dix-neuf heures en ce jour du mois de mai de l'an 31 de notre ère. Allongé dans un triclinium en compagnie de son ami Flaminius Sévérus, Publius Lentulus finissait de dîner, tandis que Livia, sa femme, donnait des ordres à une jeune esclave étrusque.

Dans la trentaine, l'hôte était un homme relativement jeune, malgré son profil fier et austère allié à une tunique avec une large bande de pourpre qui imposait un certain respect à ceux qui l'approchaient ; il contrastait avec son ami qui portait le même habit de sénateur, mais laissait entrevoir un âge mûr, illuminé de cheveux blancs précoces qui témoignaient de sa bonté et de son expérience de la vie.

Laissant la jeune femme vaquer à ses occupations domestiques, tous deux se dirigèrent vers le péristyle pour chercher une bouffée d'air frais dans la nuit chaude, même si l'aspect menaçant du firmament présageait une pluie imminente.

La vérité, mon cher Publius - s'exclama Flaminius pensif -, est que tu te consumes à vue d'œil. Il faut que tu prennes la situation en main sans perdre de temps. Tu as déjà fait appel à tous les médecins pour ta fille ?

Malheureusement - rétorqua le patricien désolé -j'ai usé de tous les recours à notre portée - ces jours-ci encore, ma pauvre LMa l'a emmenée se distraire dans notre propriété à Tibur1, où elles sont allées voir l'un des meilleurs docteurs de la ville qui a affirmé qu'il s'agissait d'un cas irrémédiable pour la science de nos jours. Il n'a pas achevé son diagnostic, certainement en raison de sa compassion pour la malade et face à notre désespoir ; mais d'après nos observations nous pensons que le médecin de Tibur présumait avoir affaire à un cas de lèpre.

1 Aujourd'hui Tivoli (Note de l'éditeur).

C'est une hypothèse hasardeuse et absurde !

Toutefois, si nous ne pouvons avoir aucun doute concernant nos ancêtres quant à son origine, tu sais que Rome est pleine d'esclaves issus de toutes les régions du monde et qu'ils sont à notre contact quotidiennement.

C'est vrai... - acquiesça Flaminius amèrement.

Une sombre expression se lisait sur le front des deux amis, tandis que les premières gouttes de pluie étanchaient la soif des rosiers fleuris qui décoraient les colonnes gracieuses et claires.

Et le petit Pline ? - demanda Publius désireux de changer de conversation.

Lui, comme tu le sais, est en bonne santé et atteste d'une grande vitalité ; à tous moments, Calpurnia a du mal à satisfaire les caprices de ses douze ans à peine. Parfois, il est obstiné et rebelle, il désobéit au vieux Parménide, ne se livrant aux exercices de gymnastique que lorsque ça lui plait ; cependant, il a une grande prédilection pour les chevaux. Imagine- toi que sur un coup de tête, il a déjoué la vigilance de son frère et a participé à une course de biges réalisée lors des entraînements quotidiens d'un établissement sportif du Champ de Mars, obtenant l'une des meilleures places. Quand je regarde mes deux enfants, je me rappelle toujours ta petite Flavia Lentulia car tu connais bien mes projets quant au rapprochement des liens anciens qui unissent nos deux familles.

Publius écoutait son ami silencieusement comme si la jalousie blessait son cœur de père aimant.

Cependant - objecta-t-il -, malgré nos projets et tous nos soins, les augures ne favorisent pas nos espoirs car la vérité est que ma pauvre fille ressemble plutôt à l'une de ces malheureuses petites créatures jetées au Vélabre2.

(2) Quartier de la. Rome antique situé sur un marais.

Néanmoins, ayons confiance en la magnanimité des dieux.

Des dieux ? - répéta Publius avec un découragement mal dissimulé. - À propos de ce recours impondérable, mon cerveau bouillonnant a imaginé mille théories. Il y a quelques temps, en visite chez toi, j'eus l'occasion de connaître un peu mieux ton vieil affranchi grec. Parménide m'a parlé de sa jeunesse passée en Inde et me fit part des croyances hindoues et de leur conception mystérieuse de l'âme. Crois-tu que nous puissions tous revenir dans d'autres corps après la mort au théâtre de la vie ?

D'aucune façon - répliqua Flaminius, énergiquement. - Parménide, malgré son précieux caractère pousse très loin ses divagations spirituelles.

Et pourtant mon ami, je commence à penser qu'il a raison. Comment pourrions-nous expliquer la diversité des sorts en ce monde ? Pourquoi l'opulence de nos quartiers aristocratiques et les misères de l'Esquilin ? La foi dans le pouvoir des dieux n'arrive pas à élucider ces problèmes torturants. Quand je vois ma malheureuse fille avec sa chair lacérée et putréfiée, j'ai l'impression que ton esclave détient la vérité. Qu'a bien pu faire Flavia, cette petite à peine âgée de sept ans, pour mériter un châtiment aussi horrible des puissances célestes ? Quelle joie pourrait trouver nos divinités aux pleurs d'une enfant et aux larmes douloureuses qui brûlent nos cœurs ? Ne serait-il pas plus simple de comprendre et d'accepter que nous venons de loin avec nos dettes envers les pouvoirs du ciel ?

Flaminius hocha la tête comme pour écarter un doute, puis reprenant une expression normale, il objecta avec fermeté :

Tu te fais du mal à alimenter de telles pensées. En quarante-cinq ans d'existence, je n'ai jamais connu de croyances plus précieuses que les nôtres vouées au culte vénérable de nos ancêtres. Tu dois te dire que la diversité des positions sociales est un problème issu de l'ordre politique, le seul qui ait établi une séparation claire entre les valeurs et les efforts fournis par chacun ; quant à la question des souffrances, il convient de se rappeler que les dieux peuvent tester nos vertus morales en nous menaçant au plus profond de notre âme sans qu'il nous soit pour autant nécessaire d'adopter les principes absurdes des Égyptiens et des Grecs qui, d'ailleurs, les ont déjà réduits à l'anéantissement et à la captivité. As-tu déjà fait des offrandes au temple après des doutes aussi angoissants ?

J'ai effectivement fait des sacrifices aux dieux, conformément à nos coutumes - répondit Publius embarrassé - et je m'enorgueillis plus que quiconque des glorieuses vertus de nos traditions familiales. Néanmoins, mes observations ne concernent pas uniquement ma fille. Voilà plusieurs jours que je vis torturé par la troublante énigme d'un rêve.

Un rêve ? Comment la fantaisie peut-elle ébranler de la sorte la fibre d'un patricien ?

Publius Lentulus entendit cette question plongé dans de profondes inquiétudes. Son

regard fixe semblait dévorer un paysage que le temps avait éloigné au fil des années.

Une pluie battante tombait à présent par rafales faisant abondamment déborder l'impluvium et remplissant la piscine qui décorait la cour du péristyle.

Les deux amis s'étaient assis sur un grand banc en marbre pour se reposer sur les coussins orientaux qui le rembourraient, afin de poursuivre leur entretien amical.

Il est des rêves - continua Publius - qui se distinguent de la fantaisie par leur expression d'une réalité saisissante.

Je revenais d'une réunion au Sénat où nous avions évoqué un problème d'une profonde délicatesse morale quand je me sentis pris d'un abattement inexplicable.

Je me suis couché de bonne heure et alors qu'il me semblait distinguer près de moi l'image de Thémis que nous gardons sur notre autel domestique, comme tous ceux qui exercent les fonctions de la justice, j'ai sentis qu'une force extraordinaire scellait mes paupières fatiguées et endolories. Et je me mis à voir d'autres lieux, reconnaissant des paysages familiers à mon esprit que j'avais complètement oubliés.

Réalité ou rêve, je ne saurais le dire, mais je me suis vu portant l'habit de consul au temps de la République. Il me semblait avoir régressé à l'époque de Lucius Sergius Catilina car je le voyais à mes côtés avec Cicéron ; tous deux semblaient avoir deux personnalités, l'une du bien et l'autre du mal. Je me sentais lié au premier par des liens forts et indestructibles, comme si je vivais à la ténébreuse époque de sa conspiration contre le Sénat, à participer avec lui au complot ignominieux qui visait l'organisation même de la République. Je soutenais ses intentions criminelles, adhérais à tous ses projets usant de mon autorité administrative, assumant la direction de réunions secrètes où je décrétais des assassinats infâmes... En un éclair, je revécus toute la tragédie, sentant que mes mains étaient tachées du sang et des larmes des innocents. Épouvanté comme si je retournais involontairement à un passé obscur et pénible, je contemplais la trame des infamies perpétrées sous la révolution, écrasée à temps par Cicéron ; et le détail le plus terrible est que j'avais assumé l'un des rôles les plus importants et les plus saillant de cette ignominie. Toutes les scènes horribles de cette époque défilaient, alors, devant mes yeux éberlués...

Mais ce qui m'humiliait le plus dans ces visions de mon passé coupable, comme si j'avais maintenant honte de pareilles réminiscences, c'est que je me prévalais de mon autorité et de mon pouvoir pour profiter de la situation et exercer les plus dures vengeances envers mes ennemis personnels que je faisais emprisonner sous les plus terribles accusations. Et mon cœur pervers ne se satisfaisait pas de l'incarcération de mes ennemis dans des cachots infects qui les séparait de la douce et chère affection de leur famille ; j'en fis exécuter un grand nombre dans l'obscurité de la nuit. De plus, en ma présence, je fis arracher les yeux de nombreux adversaires politiques, constatant ainsi leur supplice avec la froideur brutale des vengeances cruelles !... Pauvre de moi qui répandais la désolation et la disgrâce parmi tant d'âmes, car un jour, elles se souviendraient d'éliminer leur cruel bourreau !

Après toute une série de scandales qui finirent par m'éloigner du consulat, je sentis que la fin était venue à mes actes infâmes et misérables. Devant des bourreaux inflexibles qui me condamnèrent au terrible supplice de la strangulation, j'éprouvai alors les affres de la mort.

Le plus intéressant, pourtant, est que je revis l'indescriptible instant de mon passage dans les eaux obscures de l'Achéron, alors qu'il me semblait être descendu dans les profondes ténèbres de l'Averne3, où ne pénétraient pas les clartés des dieux. Une foule de victimes cerna alors mon âme angoissée et souffrante pour réclamer justice et réparation, poussant des cris et des pleurs qui s'étouffaient au fond de mon cœur.

(3)Lac près de Naples considéré comme Ventrée des enfers (NDT)

Combien de temps suis-je resté, ainsi, prisonnier de ce martyre indéfinissable ? Je ne saurais le dire. Je me souviens à peine d'avoir distingué l'image céleste de Livia qui, au milieu de ce tourbillon de terreurs, me tendait des mains lumineuses et aimantes.

Il me semblait que ma femme m'était familière depuis des temps très reculés car je n'hésitai pas un seul instant à prendre ses mains délicates qui me conduisirent à un tribunal où se tenaient des figures étranges et vénérables. Des cheveux blancs auréolaient le visage calme et respectable de ces juges du ciel, émissaires des dieux pour juger des hommes de la terre. L'atmosphère était teintée d'une étrange légèreté, pleine d'une douce lumière qui illuminait, devant tout le monde, mes pensées les plus secrètes.

Livia devait être mon ange-gardien à ce conseil de magistrats intangibles car sa main droite se tenait au-dessus de ma tête comme pour m'imposer la résignation et la sérénité afin d'entendre les jugements suprêmes.

Il est inutile de te dire mon étonnement et mon appréhension devant ce tribunal qui m'était inconnu, quand la figure de celui qui semblait incarner l'autorité centrale m'adressa la parole en ces termes :

- Publius Lentulus, la justice des dieux dans sa miséricorde a décidé de ton retour au tourbillon des luttes du monde pour que tu laves tes fautes dans les pleurs de la rémission. Tu vivras à une époque de merveilleuses lueurs spirituelles, à combattre toutes les situations et difficultés, en dépit du berceau doré où tu renaîtras, afin d'élever ta conscience dénigrée dans les douleurs qui purifient et régénèrent !... Heureux tu seras si tu sais bien profiter de l'occasion bénie de la réhabilitation par le renoncement et par l'humilité... Tu seras donc puissant et riche, et que ton détachement des chemins humains, le moment opportun venu, puisse faire de toi un élément précieux pour tes mentors spirituels. Tu auras l'intelligence et la santé, la fortune et l'autorité pour faciliter la régénération intégrale de ton âme si tu sais préparer ton cœur à la nouvelle voie d'amour et d'humilité, de tolérance et de pardon qui s'ouvrira dans quelques années à la face obscure de la terre car viendra l'heure où tu seras astreint à mépriser toutes les richesses et toutes les valeurs sociales !... La vie est un concours de circonstances que tout esprit doit harmoniser pour son bien face au mécanisme de son destin. Profite donc de ces opportunités que la miséricorde des dieux met au service de ta rédemption. Ne néglige pas l'appel de la vérité quand sonnera l'heure du témoignage et des renoncements sanctifiants... Livia t'accompagnera sur la route douloureuse du perfectionnement et, en elle, tu trouveras les bras amis et protecteurs les jours d'épreuves rudes et acerbes. L'essentiel est la fermeté de ton courage sur ce sentier scabreux pour purifier ta foi et œuvrer à la réparation de ton passé délictueux et obscur !...

À cette hauteur de son récit, la voix altière du patricien devint angoissée et malaisée. D'amères commotions oppressaient son cœur tourmenté par un incoercible découragement.

Flaminius Sévérus l'écoutait avec intérêt et attention, cherchant le meilleur moyen de faire disparaître des impressions aussi pénibles. L'envie le prenait de détourner ses pensées, de l'arracher à ce monde d'émotions incompatibles avec sa formation intellectuelle en faisant appel à son éducation et à son orgueil ; mais en même temps, il n'arrivait pas à faire taire ses propres doutes face à ce rêve, dont la clarté et le caractère réaliste le confondaient. Il comprenait qu'il devait d'abord retrouver sa force intérieure et que l'indulgence devait lui servir de bouclier pour éclairer son ami qu'il considérait davantage comme un frère.

C'est ainsi que posant une fine main blanche sur son épaule, il lui demanda d'une voix douce et amicale :

Et après qu'as-tu vu d'autre ?

Se sentant compris, Publius Lentulus reprit courage et poursuivit :

Après les exhortations de ce juge sévère et vénérable, je n'ai plus entrevu la silhouette de Lisia à mes côtés, mais d'autres créatures gracieuses vêtues de péplum qui semblaient être en neige translucide, réconfortaient mon cœur de leurs sourires accueillants et bons.

Répondant à cet appel affectueux, je sentis que mon Esprit regagnait la terre.

Je vis Rome qui n'était plus vraiment la ville de mon époque ; un souffle de beauté avait rénové sa partie ancienne car je notai l'existence de nouveaux cirques, de théâtres somptueux, de thermes élégantes et de palais charmants que mes yeux n'avaient pas connus auparavant.

J'eus l'occasion de voir mon père penché sur ses papyrus et ses parchemins à étudier les procès du Sénat, tout comme nous le faisons de nos jours, et après avoir imploré la bénédiction des dieux à l'autel de notre résidence, j'éprouvai une sensation d'angoisse au plus profond de mon âme. Je semblais souffrir d'une douloureuse commotion cérébrale et je restai assoupi là, pris d'un inexplicable vertige...

Je ne saurais décrire exactement ce qui se passa, mais je me réveillai avec une forte fièvre comme si cette digression de la pensée par les mondes de Morphée avait envahi mon corps d'une pénible sensation de fatigue.

J'ignore ce que tu penses de cette confidence amère et difficile, mais j'aimerais que tu me l'expliques.

Texpliquer ? - réagit Flaminius, essayant de donner à sa voix toute la force de sa conviction.

Bien, tu sais tout le respect que m'inspirent les augures du temple, mais voyons, ce qui t'est arrivé n'est qu'un rêve, et tu sais combien nous devons craindre l'imagination dans nos principes d'hommes pragmatiques. Pour avoir rêvé avec excès, les illustres Athéniens furent réduits à de misérables esclaves, nous obligeant à reconnaître la bonté des dieux qui nous octroient le sens de la réalité, nécessaire aux conquêtes et aux triomphes. Serait-il juste de renoncer à ton amour-propre et à la position de ta famille pour te laisser porter par la fantaisie?

Publius laissa son ami s'exprimer longuement sur le sujet, écoutant ses exhortations et ses conseils, puis il prit ses mains généreuses et s'exclama angoissé :

Mon ami, je serais indigne de la magnanimité des dieux de me laisser aller au gré des événements. Un simple rêve ne susciterait pas de si pénibles conjectures, mais en vérité, je ne t'ai pas encore tout dit.

Flaminius Sévérus fronça les sourcils et ajouta :

Tu n'as pas encore tout dit ? Que signifient ces affirmations ?

À la description minutieuse de ce rêve impressionnant et fâcheux, un doute angoissant s'était déjà installé dans son cœur généreux et il parvenait difficilement, à présent, à cacher à son ami les fâcheuses émotions qui le tourmentaient.

Muet, Publius lui prit le bras et le conduisit aux galeries du tablinum situé à côté du péristyle, non loin de l'autel domestique où figuraient les ancêtres les plus chers et les plus sacrés de la famille.

Les deux amis pénétrèrent dans le bureau, puis dans la salle des archives avec une grande marque de respect et de recueillement.

Dans un coin étalent disposés en bon ordre de nombreux parchemins et papyrus, tandis que dans les galeries abondaient des portraits en cire d'ancêtres et de parents de la famille.

Publius Lentulus avait les yeux larmoyants et la voix tressaillante, il était dominé par de fortes émotions. Il s'approcha d'une image en cire, parmi toutes celles qui s'alignaient là et en quelques mots, attira l'attention de Flaminius :

Tu le reconnais ?

Oui - répondit son ami frémissant -, je reconnais cette effigie. Il s'agit de Publius Lentulus Sura, ton arrière grand-père paternel, étranglé il y a presque un siècle pendant la conjuration de Catilina.

Cela fait précisément quatre-vingt-quatorze ans que le père de mon grand-père a été éliminé dans ces terribles circonstances - s'exclama Publius avec emphase, comme s'il détenait la vérité. - Observe bien les traits de ce visage et tu pourras constater la ressemblance parfaite qui existe entre ce lointain ancêtre et moi. La clé de mon pénible rêve ne serait-elle pas là ?

Le noble patricien remarqua l'évidente similitude des traits physionomiques de cette effigie avec le visage de son ami présent. Il était au comble de l'incertitude face à ces démonstrations hallucinantes. Il allait élucider le sujet, prônant la question de la lignée et de l'hérédité, mais comme s'il devinait tous ses doutes, son interlocuteur anticipa sur lui en s'exclamant :

Moi aussi je suis passé par toutes les hésitations qui troublent ton raisonnement, à lutter contre le bon sens avant d'accepter l'hypothèse de notre conversation de ce soir. La ressemblance, aussi grande soit-elle, est naturelle et possible ; ceci, pourtant, ne me satisfaisait pas complètement. J'ai donc envoyé ces jours-ci l'un de nos esclaves à Taormina où nous possédons une vieille habitation à proximité ; c'est là que les archives du défunt, que j'ai fait transporter jusqu'ici, étaient conservées.

Visiblement sûr de ce qu'il avançait, il agita dans ses mains nerveuses quelques documents et s'exclama :

Regarde ces papyrus ! Ce sont des notes de mon arrière grand-père sur ses projets au consulat. Dans tous ces parchemins, j'ai trouvé consignés divers actes de condamnation à mort que j'avais déjà remarqués dans les digressions de mon rêve inexplicable... Compare l'écriture ! Ne ressemble-t-elle pas à la mienne ? Que nous faut-il de plus que ces preuves calligraphiques ? Depuis plusieurs jours, je vis cet obscur dilemme... Serais-je Publius Lentulus Sura, réincarné ?

Flaminius Sévérus pencha sa tête en avant avec une évidente inquiétude et une indicible amertume.

Nombreuses étaient les preuves de lucidité et de logique de son ami. Tout contribuait à ce que son château d'explications s'écroulât avec fracas face aux faits accomplis, mais sauvegardant les croyances et les traditions de leurs aïeux, il ne se laissa pas abattre et essaya d'éclairer l'esprit d'un compagnon de si longue date.

Mon ami - murmura-t-il en l'étreignant -, je comprends ta réaction face à ces événements hallucinants qui enflammeraient l'esprit le plus insensible, mais nous ne pouvons compromettre notre intégrité en suivant nos présomptions. Si tout cela semble être réel, il est des réalités tangibles et immédiates qui exigent de notre part des réactions imminentes. Considérant tes pondérations et croyant même en la véracité du phénomène, je ne crois pas qu'il faille plonger notre raisonnement dans ces sujets mystérieux et transcendants. Je suis hostile à ces rétrospections, certainement en vertu de mes expériences dans la vie pratique. Même si d'une manière générale, J'adhère à ton point de vue, je te conseille de ne pas en parler autour de toi, et malgré l'acuité des concepts qui témoignent de ta lucidité, je te sens fatigué et abattu dans ce tourbillon de travaux liés à ton milieu domestique et social.

Tout en réfléchissant, il fit une pause ; il cherchait un moyen efficace de remédier à la situation, puis suggéra avec douceur :

Tu pourrais faire un séjour en Palestine avec ta famille et t'y reposer.

Il existe là-bas des régions au climat exquis qui permettrait peut-être la guérison de ta fille et t'aiderait en même temps à reprendre des forces. Qui sait ? Tu oublierais sans doute le tumulte de la ville et reviendrait plus tard parmi nous dans de meilleures dispositions. L'actuel procurateur de Judée est notre ami. Tu pourrais ainsi résoudre différents problèmes d'ordre personnel tout en conservant tes fonctions. D'autant qu'il ne me serait pas difficile d'obtenir de l'Empereur une dispense à tes travaux au Sénat pour que tu continues à percevoir les subsides de l'État, tant que tu serais en Judée. Qu'en penses-tu ? Tu pourrais partir tranquille car je prendrais à ma charge la direction de toutes tes affaires à Rome en veillant à tes intérêts et sur tes propriétés.

Publius laissa transparaître dans son regard une lueur d'espoir, et comme s'il analysait ce projet sous tous ses angles, il dit :

L'idée est providentielle et généreuse, mais la santé de Livia ne m'autorise pas à prendre une décision immédiate et définitive.

Pourquoi ?

Nous attendons pour bientôt, notre deuxième enfant.

Et quand doit-il naître ?

Dans six mois.

Ce voyage t'intéresserait-il après l'hiver prochain ? -Oui.

Très bien, tu seras donc en Judée dans un an précisément.

Les deux amis reconnurent que leur entretien avait été long.

L'averse avait cessé. Le firmament épuré resplendissait de constellations limpides.

La circulation des charrettes bruyantes recommençait déjà, accompagnées des cris hargneux des conducteurs, car dans la Rome impériale, les heures du jour étaient exclusivement réservées au trafic des palanquins, des patriciens et des piétons.

Ému, Flaminius prit congé de son ami, puis remonta dans une litière somptueuse portée par des esclaves prestes et herculéens.

Dès qu'il fut seul, Publius Lentulus se dirigea vers la terrasse où soufflaient les brises de la nuit avancée.

À la lueur d'un somptueux clair de lune, il contempla le quartier romain qui s'étendait sur les collines sacrées de la cité glorieuse. Il étendit son regard au paysage nocturne et songeant aux problèmes profonds de la vie et de l'âme, il laissa pencher sa tête en avant, accablé. Une incoercible mélancolie dominait son esprit volontaire et sensible, tandis qu'un souffle d'amour-propre et d'orgueil étouffait les larmes de son cœur tourmenté par d'angoissantes pensées.

UN ESCLAVE

Dès début de l'Empire, la femme romaine s'était livrée aux distractions et au luxe excessif, au détriment des obligations sanctifiantes du foyer et de la famille.

La facilité avec laquelle il était possible d'acquérir des esclaves employés pour les services les plus rudes comme aux tâches les plus élevées d'ordre domestique, éducationnel et en matière d'instruction, avait fortement ébranlé l'équilibre moral des familles patriciennes. De plus, la propagation des articles de luxe venus d'Orient, associée à l'oisiveté, avait réduit les efforts et le travail des matrones romaines, les tournant vers les frivolités vestimentaires et les intrigues amoureuses, préludant de la plus complète désorganisation familiale dans l'oubli des traditions les plus remarquables.

Cependant, quelques foyers avaient résisté héroïquement à cette invasion de forces perverses et dévastatrices.

À cette époque, certaines femmes étaient fières des anciennes vertus familiales ; elles honoraient celles qui les avalent précédées et qui avaient créé des générations d'âmes sensibles et nobles.

Les épouses de Publius et de Flaminius étalent de ce nombre. Intelligentes et valeureuses, toutes deux fuyaient la vague dépravante de leur époque, et représentaient deux modèles de bon sens et de simplicité.

Les dernières traces de l'hiver de l'an 32 avaient déjà disparu. La terre printanière et épanouie se répandait en un immense jardin de fleurs et de parfums...

Par une belle journée claire et ensoleillée, Livia était chez elle à converser aimablement avec Calpurnia, pendant que deux jeunes garçons dessinaient distraitement dans un coin de la pièce.

Les deux femmes faisaient des préparatifs de voyage, retouchaient les défauts de quelques pièces en laine et échangeaient des impressions à mi-voix sur un ton amical et discret.

À un moment donné, alors que les deux garçons étalent en train de jouer dans une pièce contiguë, Livia attira l'attention de son amie en ces termes :

Tes petits ne font pas leurs exercices coutumiers, aujourd'hui ?

Non, ma bonne Livia - répondit Calpurnia avec délicatesse, devinant ses intentions -, non seulement Pline mais aussi Agrippa consacrent leur journée à ta petite malade. Je comprends tes appréhensions et tes scrupules maternels concernant la bonne santé de nos enfants ; mais tes craintes sont sans fondement...

Les dieux savent pourtant comment j'ai vécu ces derniers temps, depuis que le médecin de Tibur m'a donné son avis franc et sincère. Tu sais bien que pour lui, le cas de ma fille est un mal douloureux et sans remède. Depuis, ma vie est une succession d'inquiétudes et de martyres. J'ai pris toutes les mesures possibles pour que la petite soit isolée du cercle de nos relations, répondant nous-mêmes aux impératifs d'hygiène et au besoin de circonscrire cette terrible maladie.

Mais qui te dit que ce mal est incurable ? Un tel diagnostic procéderait-il de la parole infaillible des dieux ? Ne sais-tu pas combien la science des hommes est trompeuse ?

Il y a quelques temps, mes deux fils sont tombés malades et furent pris d'une fièvre insidieuse et violente. J'ai fait appel à plusieurs médecins que j'ai vus défiler dans le but de sauver mes deux enfants, sans résultats appréciables. Alors j'ai réfléchi à la providence des cieux et, immédiatement, j'ai fait un sacrifice au temple de Castor et Pollux, les sauvant d'une mort certaine. Grâce à cette attention, je les vois aujourd'hui souriants et heureux.

Maintenant que tu as non seulement la petite Flavia, mais aussi le petit Marcus, je te conseille d'en faire autant et de recourir aux dieux jumeaux.

Tu as raison, ma bonne Calpurnia, je le ferai avant notre prochain départ.

À ce propos, comment te sens-tu face à ce soudain changement ?

Tu sais bien que je ferais n'importe quoi pour la tranquillité de Publius et pour notre bonheur conjugal. Depuis quelques temps, je le sens abattu et fatigué de ses luttes épuisantes au service de l'État. De nature joviale et expansive, il est devenu taciturne et irritable. Il s'énerve pour tout et contre tout, j'en arrive à penser que la santé précaire de notre fille contribue de façon déterminante à sa misanthropie et à sa mauvaise humeur.

Face à cela, je suis tout à fait disposée à l'accompagner en Palestine, même si cela me coûte au fond d'être contrainte, bien que temporairement, à m'éloigner de ta compagnie et de tes conseils.

Je suis heureuse de te l'entendre dire car nous avons pour devoir de veiller aux besoins de celui que notre cœur a élu pour compagnon de vie, en nous efforçant de soulager ses tourments.

Publius a bon cœur, il est généreux et idéaliste, mais en tant que patricien descendant d'une famille des plus illustres de la République, il est vaniteux à l'excès. Des hommes de cette nature demandent de leur épouse une grande acuité psychologique ; il est donc indispensable que tu manifestes une parfaite similitude de sentiments, de manière à toujours le guider sur le meilleur chemin.

Flaminius m'a fait part des circonstances de ton séjour en Judée, mais il y a quelques détails que je ne connais pas encore. Resteras-tu vraiment à Jérusalem ?

Oui. Publius souhaite que nous séjournions chez son oncle Salvius à Jérusalem, jusqu'à ce que nous trouvions le meilleur climat pour la santé de notre fille.

Très bien - lui fit Calpurnia, prenant un air plus discret -, face à ton manque d'expérience, je me vois dans l'obligation de t'éclairer quant à la possibilité de complications futures.

Livia, toute ouïe, fut surprise par la remarque de son amie ; impressionnée, elle rétorqua :

Mais que veux-tu dire par là ?

Je sais que tu ne connais que très peu la famille de ton mari qui, depuis longtemps, est absente de Rome -murmura Calpurnia avec beaucoup de sensibilité - et en tant qu'amie, je dois te conseiller de ne pas te conduire avec une confiance excessive là où tu iras.

Il y a plusieurs années de cela, le prêteur Salvius Lentulus fut écarté du gouvernement des provinces et il n'assume plus maintenant que de simples attributions de fonctionnaire auprès de l'actuel procurateur de Judée. Il n'est pas vraiment comme ton mari qui, même s'il a certains défauts de famille, est un esprit droit et sincère. Tu étais encore très jeune quand eurent lieu des événements déplorables au sein de notre entourage et qui concernent les personnes que tu vas bientôt côtoyer.

L'épouse de Salvius, qui doit être encore jeune et bien conservée, est la sœur de Claudia, femme de Pilate, à qui ton mari est recommandé au sein de la haute administration de la province.

À Jérusalem, tu vas trouver que tous ces gens ont des coutumes bien différentes des nôtres et tu dois te dire que tu vas fréquenter des créatures sournoises et dangereuses.

Nous n'avons pas le droit de réprouver les actes de quiconque, si ce n'est en présence de ceux que nous considérons coupables ou passibles de récriminations, mais je dois te prévenir que l'Empereur, acculé, dut envoyer ces gens servir à l'étranger, face aux graves affaires personnelles survenues au sein même de la cour.

Que les dieux me pardonnent ces commentaires faits en leur absence, mais en tant que Romaine et femme de sénateur encore jeune, des hommages te seront rendus par nos lointains compatriotes que tu recevras en société comme des bouquets de rosés pleines de parfum, mais aussi pleines d'épines.

Livia, qui écoutait son amie à la fois étonnée et songeuse, s'exclama d'une voix discrète comme si elle voulait dissiper un doute :

Mais, le prêteur Salvius n'est-il pas un homme âgé?

Tu te trompes. Il est un peu plus jeune que Flaminius, mais son élégance d'homme du monde donne à sa personnalité une fïère allure.

Comment pourrais-je mener à bien mes devoirs, si je suis cernée par ces perfidies sociales, si communes à notre époque, sans aggraver le moral de mon mari ?

Ayons confiance en la protection divine - murmura Calpurnia, laissant transparaître la foi magnifique de son cœur maternel.

Mais elles ne purent poursuivre leur conversation. Un bruit fort annonçait l'approche de Publius et de Flaminius qui traversaient le vestibule à leur recherche.

Alors ? - s'exclama Flaminius de bonne humeur en passant la porte avec un sourire malicieux. - Entre la couture et la causerie, la réputation de quelqu'un doit souffrir dans cette pièce car mon père disait déjà qu'une femme seule pense toujours à sa famille ; mais si elle est en compagnie, elle pense bien vite... aux autres.

Un rire franc et général couronna ses joyeuses paroles, tandis que Publius s'exclama d'un air satisfait :

Sois sans crainte, ma LMa, car tout est prêt et à notre entière convenance. L'Empereur nous offre généreusement son aide et a transmis directement des ordres pour que dans trois jours une galère nous attende dans les environs d'Ostie pour que nous fassions un voyage tranquille.

Livia sourit satisfaite et réconfortée, tandis que de la chambre de la petite Flavia sortaient deux visages rieurs ; alors que Flaminius s'apprêtait à recevoir dans ses bras ses deux garçons en même temps.

Venez ici, illustres fripons ! Pourquoi avez-vous déserté vos cours, hier ? J'ai reçu aujourd'hui une plainte du gymnase en ce sens et je suis très contrarié par votre comportement...

L'air dépité, Pline et Agrippa entendirent ce reproche ; alors que le plus âgé répondit avec humilité :

Mais, papa, ce n'est pas de ma faute. Comme vous le savez, Pline a fui les exercices, m'obligeant à sortir à sa poursuite.

Et tu n'as pas honte, Agrippa - s'exclama Flaminius paternellement -, ton âge ne te permet plus de participer aux enfantillages de ton frère.

À cet instant, Calpurnia intervint pour calmer les esprits :

Voilà qui est juste, mais nous devrons résoudre ce problème à la maison car l'heure n'est pas aux discussions entre père et fils.

Les deux garçons baisèrent la main de leur mère comme pour la remercier de son intervention affectueuse et quelques minutes plus tard les deux familles prenaient congé, alors que Flaminius faisait la promesse d'accompagner ses amis jusqu'à Ostie, située à proximité de l'embouchure du Tibre, le jour de l'embarquement.

Après des heures d'affairement et de préparatifs, les Lentulus embarquèrent sur une galère somptueuse et confortable, amarrée dans les eaux d'Ostie où il n'existait pas encore les constructions du port qui furent édifiées plus tard par Claude.

Pline et Agrippa aidaient à installer la petite malade à l'intérieur, encouragés par leurs parents qui les préparaient de bonne heure aux délicatesses de la vie sociale. Pendant ce temps, Calpurnia et Livia donnaient des ordres à une servante pour accommoder le petit

Marcus. Non loin de là, Publius et Flaminius échangeaient des idées, et ce dernier faisait des recommandations à son ami sur un ton confidentiel ;

Tu sais que les sujets dominés par l'Empire éprouvent souvent à notre égard du mépris et de la Jalousie, nous obligeant à ne jamais démériter de notre position de patriciens.

D'après mes connaissances personnelles, certaines régions de la Palestine sont infestées de malfaiteurs et il est nécessaire de te mettre en garde contre eux, principalement sur la route qui mène à Jérusalem. Dès que tu débarquerasavec ta famille, prends avec toi le plus grand nombre d'esclaves pour vous protéger toi et les tiens, dans l'hypothèse d'une attaque et n'hésite pas à punir avec sévérité et rudesse.

Publius reçut cette exhortation avec sollicitude et quelques minutes plus tard, ils se dirigeaient tous deux vers l'intérieur de la nef où le voyageur interpella le chef de bord :

Alors, Aulus, tout est prêt ?

Oui, Illustrissime. Nous n'attendons plus que vos ordres pour le départ. Quant à l'équipage, il n'y a pas lieu de vous inquiéter car j'ai choisi avec soin les meilleurs Carthaginois pour le service des rames.

Alors vinrent les derniers adieux. Les larmes aux yeux, les deux dames s'étreignirent pleines de tendresse et d'affection, tandis qu'elles se promettaient de ne jamais s'oublier et demandaient la protection des dieux pour la tranquillité de tous.

Après d'émouvantes embrassades, la somptueuse galère où flottait fièrement le pavillon de l'aigle romain larguait les amarres au souffle des douces brises marines. Les vents et les dieux étaient favorables car rapidement au rythme des puissants coups de rames, grâce à l'effort herculéen des esclaves, les voyageurs contemplaient de loin la côte verdoyante italienne, avançant sur l'eau vers les étendues insondables de l'infini.

Le voyage se déroulait dans le plus grand calme et avec beaucoup de sérénité.

Malgré la beauté et la nouveauté des paysages pendant la traversée en Méditerranée, Publius Lentulus réfléchissait à la monotonie de ses tâches dans la vie romaine et aux nombreux procès de l'État ; il avait le cœur ombrageux. En vain, son épouse avait cherché à approcher son esprit irrité en essayant d'aborder des questions délicates d'ordre familial afin de connaître et d'apaiser ses profondes contrariétés. Il avait le sentiment qu'il s'acheminait vers des émotions décisives dans le dénouement de son existence. Il connaissait une partie de l'Asie car dans sa jeunesse, il avait servi pendant un an l'administration de Smyrne afin de mieux intégrer les mécanismes des travaux d'État, mais il ne connaissait pas Jérusalem où il était attendu en tant que légat de l'Empereur pour résoudre divers problèmes d'ordre administratif auprès du gouvernement de la Palestine.

Comment trouverait-il l'oncle SaMus, plus jeune que son père ? Cela faisait des années qu'il ne l'avait pas vu personnellement ; il était à peine plus vieux que lui. Et cette Fulvia frivole et capricieuse qui avait entraîné son oncle dans le tourbillon de ses nombreux scandales, se rendant presque indésirable au sein de la famille ? Il se souvenait des moindres détails du passé, mais s'abstenait de faire part à sa femme de ses pénibles expectatives. Il songeait également à la situation de son épouse et à celle de ses deux enfants, et envisageait avec anxiété les premiers obstacles à leur séjour en Judée en qualité de patriciens, mais aussi en tant qu'étrangers, se disant que les relations qui les attendaient étaient problématiques.

Entre ses appréhensions et les prières de sa femme, la traversée en Méditerranée touchait à sa fin, lorsque Publius attira l'attention de son fidèle serviteur en ces termes :

Coménius, d'ici peu nous serons aux portes de Jérusalem, mais avant cela, nous devrons faire un bout de chemin à pied après notre point de débarquement. Il faudra nous montrer très vigilant pour acheminer ma famille. Quelques représentants de l'administration de Judée seront présents, mais nous serons bien évidemment guidés par tes soins car nous nous trouverons dans une région qui m'est inconnue et étrangère. Rassemble tous les serviteurs sous tes ordres afin de garantir notre entière sécurité en chemin.

Seigneur, vous pouvez compter sur notre vigilance et notre dévouement - répondit le serviteur poli et respectueux.

Le lendemain, Publius Lentulus et sa suite débarquaient dans un petit port de la Palestine, sans incidents majeurs.

En plus du légat du procurateur, quelques licteurs et de nombreux soldats prétoriens, commandés par Sulpicius Tarquinius, dûment armés pour un voyage tranquille et confortable sur la route de Jérusalem, les attendaient.

Après s'être reposée, la caravane qui se mit en route ressemblait davantage à une expédition militaire qu'au transport d'une simple famille par les relais de repos qui jalonnaient son chemin.

Les armures des chevaux, les casques romains étincelant au soleil, les tenues extravagantes, les palanquins décorés, les animaux de traction et les véhicules lourds de bagages donnaient l'impression d'une expédition triomphale, bien que pressée et silencieuse.

La caravane arrivait à destination quand à proximité de Jérusalem, un incident se produisit. Un objet sifflant fendit l'air et vint se loger dans le palanquin du sénateur. On entendit alors un cri de douleur strident. Une minuscule pierre avait légèrement blessé le visage de Livia, provoquant une grande agitation parmi les nombreux serviteurs et cavaliers. Entre les voitures et les animaux qui s'arrêtèrent surpris, de nombreux esclaves encerclèrent leurs maîtres cherchant précipitamment à s'enquérir du fait. D'un clin d'œil, Sulpicius Tarquinius partit au galop pour arrêter un jeune qui s'enfuyait en bordure de chemin, effrayé. Coupable ou non, ce fut ce jeune de dix-huit ans qui fut présenté aux voyageurs pour la punition requise.

Publius Lentulus se souvint de la recommandation de Flaminius, quelques minutes avant son départ et contenant ses meilleurs sentiments de tolérance et de générosité, il décida de laisser influer sa position et son autorité aux yeux de ceux qui auraient à le suivre pendant son séjour dans ce pays étranger.

Publius ordonna aux licteurs qui l'accompagnaient de prendre des mesures immédiates et, à cet endroit même, à la clarté ardente d'un soleil de plomb, sous le regard épouvanté de quelques dizaines d'esclaves et de nombreux centurions, il décida de faire fouetter sans pitié le Jeune homme pour son étourderie.

La scène était désagréable et pénible.

Tous les serviteurs accompagnaient, affligés, les coups de fouet sur le dos à demi-nu de cet homme encore Jeune qui gémissait en sanglots sous les coups despotiques et cruels. Personne n'osa contrarier les ordres Impitoyables jusqu'à ce que Livia ne pouvant supporter plus longtemps la rudesse du spectacle, demanda à son époux d'une voix suppliante :

- Ça suffit, Publius, les droits de notre condition ne sont pas synonymes de manque de

pitié...

Le sénateur modéra alors sa sévérité excessive et rigoureuse et ordonna la suspension de la pénible punition, mais lorsque Sulpicius demanda quel serait le sort du malheureux, il fit sur un ton dur et irrité :

-Aux galères !...

Les personnes présentes frémirent car les galères signifiaient la mort ou l'esclavage à

vie.

Inerte, le malheureux se retenait aux mains des centurions qui l'entouraient, mais en entendant ces deux mots de sentence condamnatoire, il jeta sur son juge orgueilleux un regard de haine et de profond mépris. Au fond de son âme fulminaient des foudres de vengeance et de colère ; mais la caravane se remit en route entre le bruit des voitures chargées et le tintement des armures, au rythme des chevaux fougueux et agités.

L'arrivée à Jérusalem se fit sans autres faits majeurs.

Le nouvel environnement et la diversité des habitants impressionnèrent les voyageurs dès leur premier contact avec la cité dont l'aspect fut toujours le même le long des siècles, à de rares changements près, triste et désolé, en prélude aux paysages arides du désert.

Pilate et sa femme étaient présents aux solennités pour recevoir le sénateur qui allait incarner la loi et l'autorité en tant que légat de Tibère auprès de l'administration de la province.

Salvius Lentulus et son épouse, Fulvia Procula, reçurent leurs parents avec apparat et prodigalité. De nombreux hommages furent rendus à Publius Lentulus et à LMa, mais peut- être en raison des avertissements de Calpurnia ou par acuité psychologique, LMa reconnut rapidement que dans ce milieu, ne palpitaient pas les coeurs généreux et sincères de ses amis de Rome et ressentait au fond une pénible sensation d'amertume et d'angoisse. Mais elle constata avec satisfaction que sa petite Flavia allait mieux malgré le voyage éreintant. En même temps, elle souffrait de voir que Fulvia n'aurait pas une grandeur de cœur suffisante pour toujours les accueillir avec affection et bonté. Elle avait aussi observé qu'en lui présentant sa petite fille malade, la patricienne vaniteuse avait eu un mouvement instinctif de recul, éloignant d'eux sa petite Aurélia, fille unique du couple, et avait présenté des excuses inacceptables. Il avait suffi d'une journée dans cet étrange foyer pour que la pauvre femme comprenne l'extension des tourments qui l'attendaient en ces lieux, mesurant les sacrifices que la situation exigerait de son cœur sensible et aimant.

Et ce n'était pas seulement le cadre familial avec ses détails impressionnants qui torturaient son esprit assailli par des expectatives poignantes. Au moment même où Ponce Pilate lui fut présenté, elle ressentit au fond d'elle-même qu'elle venait de rencontrer un ennemi rude et puissant.

Des forces inconnues du monde invisible parlaient à son cœur de femme comme si des voix de l'au-delà préparaient son esprit aux épreuves particulièrement âpres des jours à venir. Symbole du sanctuaire du foyer et de la famille dans sa spiritualité, la femme peut très souvent, à une simple réflexion, percer les mystères insondables des caractères et des âmes derrière le voile épais et sombre des réincarnations successives et douloureuses.

À l'inverse de sa compagne, Publius Lentulus n'avait pas éprouvé les mêmes émotions. Ce nouvel environnement avait quelque peu modifié ses dispositions et il se sentait moralement réconforté face à la tâche qu'il aurait à accomplir dans le nouveau cadre de ses activités d'homme d'État.

Deux jours après leur arrivée, dès qu'il fut revenu de sa première visite aux installations de la tour Antonia où se cantonnaient les contingents des forces romaines et où il observa l'ardeur des casuistes et des docteurs au célèbre Temple de Jérusalem, il reçut la visite d'un homme humble et relativement jeune n'ayant pour seule lettre de créance qu'un cœur de père affligé et aimant.

Obéissant plus aux impératifs d'ordre politique qu'à des sentiments de générosité, le sénateur rompit avec l'étiquette du moment en le recevant dans son cabinet privé, prêt à l'entendre.

Un Juif, à peine plus âgé que lui, dans une attitude d'humilité respectueuse et s'exprimant avec difficulté, lui parla en ces termes pour se faire comprendre :

Très illustre sénateur, je suis André, fils de Gioras, un ouvrier modeste et très pauvre, même si de nombreux membres de ma famille ont des attributions importantes au Temple et dans l'exercice de la Loi. J'ose venir à vous réclamer mon fils Saul, emprisonné depuis trois jours, sous vos ordres et envoyé directement en captivité perpétuelle aux galères... Je supplie votre clémence et votre charité de réviser cette sentence qui a de terribles effets sur la stabilité de mon foyer... Saul est mon ainé et je porte en lui tous mes espoirs de père... Je reconnais son manque d'expérience de la vie et je ne viens pas l'innocenter de sa faute, mais faire appel à votre bienveillance et à votre magnanimité vu son ignorance de jeunesse. Et je vous jure sur la loi, de le conduire désormais sur le chemin du devoir rigoureusement accompli...

Publius se souvint alors du besoin de faire sentir l'autorité de sa position et répondit avec l'orgueil propre à ses résolutions :

Comment oses-tu discuter mes décisions quand j'ai conscience d'avoir exercé la justice ? Je ne peux changer mes délibérations et je suis surpris qu'un Juif mette en doute l'ordre et la parole d'un sénateur de l'Empire en formulant des réclamations de cette nature.

Mais, Seigneur, je suis père...

Si tu l'es, pourquoi as-tu fait de ton fils un vagabond et un vaurien ?

Je n'arrive pas à comprendre les raisons qui ont amené mon pauvre Saul à se comporter de cette manière, mais je vous jure qu'il est le bras droit de mes travaux de chaque jour.

Je n'ai pas à apprécier les raisons qui sont les tiennes, mais sache que j'ai donné ma parole irrévocablement.

André de Gioras regarda Publius Lentulus de haut en bas, blessé dans sa sensibilité de père et dans ses sentiments d'homme, ivre de douleur et de colère réprimée. Ses yeux larmoyants trahissaient toute son angoisse, et face à ce refus formel et sans appel, méprisant toutes les règles, il dit avec une orgueilleuse fermeté :

Sénateur, je suis descendu de ma dignité pour implorer votre compassion, et j'accepte votre refus ignominieux !...

Par dureté de cœur, vous venez de vous faire un ennemi éternel et implacable !... Avec vos pouvoirs et vos prérogatives, vous pouvez m'éliminer à jamais en me réduisant à la captivité ou en me condamnant à une mort infâme, mais je préfère affronter votre orgueilleuse arrogance... Vous venez de planter un arbre d'épines dont le fruit, un jour, aigrira sans remède votre cœur dur et insensible car ma vengeance peut tarder mais tout comme votre âme inflexible et froide, elle sera aussi indéfectible et ténébreuse !...

Le Juif n'attendit pas la réponse de son interlocuteur amèrement touché par la véhémence de ces propos, et sortit de la pièce d'un pas ferme, la tête haute, comme s'il avait obtenu les meilleurs résultats à son entrevue courte et décisive.

Mêlés d'orgueil et d'anxiété, Publius Lentulus ressentit en cet instant les sentiments les plus divers dominer son cœur. Il aurait voulu ordonner l'emprisonnement immédiat de cet homme qui lui avait jeté au visage les plus dures vérités, et il éprouvait simultanément le désir de le rappeler et de lui promettre le retour de son fils bien-aimé qu'il protégerait par son prestige d'homme d'État ; mais sa voix se perdit dans sa gorge, prise d'émotions qui volaient à nouveau sa paix et sa sérénité. Une douloureuse oppression paralysa ses cordes vocales, tandis que dans son cœur angoissé résonnaient encore ses paroles ardentes et cruelles.

Une suite de réflexions accablantes lui vint à l'esprit, dénonçant ses puissants conflits intérieurs. N'était-il pas père lui aussi et ne cherchait-il pas à garder ses enfants près de son cœur ? Cet homme avait toutes les raisons de penser qu'il était injuste et pervers.

Il se rappela le rêve inexplicable qu'il avait relaté à Flaminius qui était la cause indirecte de sa venue en Judée. Il songea aux larmes de repentir qu'il avait versées au contact du tourbillon des souvenirs pernicieux de son existence passée, face à tant de crimes et de subterfuges.

Il quitta son cabinet avec en tête la solution à cette question et ordonna qu'on lui amena le jeune Saul avec l'urgence que ce cas exigeait, afin de le renvoyer chez lui, modifiant ainsi les tristes impressions qu'il avait causées au pauvre André. Ses ordres furent exécutés sans délais ; néanmoins, une désagréable surprise l'attendait avec les renseignements fournis par les fonctionnaires à qui incombait l'accomplissement de cette tâche.

Le jeune Saul avait disparu, laissant croire à une évasion désespérée et fortuite. Les informations furent transmises à l'autorité supérieure, sans que Publius Lentulus sache que les mauvais serviteurs de l'État négociaient très souvent les jeunes prisonniers avec d'ambitieux marchands d'esclaves qui opéraient dans les centres les plus populeux de la capitale du monde.

Informé du fait que le prisonnier s'était évadé, le sénateur sentit sa conscience soulagée des accusations qui pesaient sur lui. Après tout, se dit-il, il s'agissait d'un cas de moindre importance puisque le jeune, loin du cachot, retournerait immédiatement chez son père ; et pour consolider sa tranquillité, il donna des ordres aux chefs du service de sécurité, leur recommandant de s'abstenir de poursuivre le fugitif, à qui l'on donnerait le moment opportun venu, la grâce de la loi.

Toutefois, le chemin de Saul fut tout autre.

Dans presque toutes les provinces romaines agissaient de terribles groupes de malfaiteurs qui, vivant dans l'ombre de la machine de l'État, s'étaient transformés en marchands d'âmes.

Le jeune Juif, dans sa jeunesse saine et prometteuse avait été victime de ces individus pervers. Vendu clandestinement à de puissants marchands d'esclaves de Rome, en compagnie de nombreux autres, il fut embarqué dans l'ancien port de Joppé, à destination de la capitale de l'Empire.

Anticipant la chronologie de notre récit, nous allons le retrouver quelques mois plus tard se tenant debout sur une grande estrade, près du Forum, où étaient alignés dans une affligeante promiscuité des hommes, des femmes et des enfants, presque tous dans des conditions misérables de nudité, portant chacun d'eux une petite plaque accrochée au cou. Les yeux fulminant de vengeance, Saul se trouvaient là, à moitié nu, un bonnet en laine blanche sur la tête, les pieds nus légèrement couverts de plâtre.

Dans cette masse de créatures infortunées, allait et venait un homme à l'air abject et répugnant qui s'exclamait d'une voix criarde à la foule de curieux qui l'entourait :

Citoyens, ayez la bonté d'apprécier... Comme vous le savez, je ne suis pas pressé d'écouler ma marchandise car je ne dois rien à personne, mais je suis là pour servir les illustres Romains !...

Et s'arrêtant à l'examen de tel ou tel malheureux, il poursuivait son harangue grossière et insultante :

Voyez ce jeune !... C'est un superbe exemple de santé, de sobriété et de docilité. Il obéit au doigt et à l'œil. Observez attentivement la qualité de sa chair ferme. Aucune maladie ne pourra avoir d'emprise sur son organisme.

Regardez bien cet homme ! Il parle couramment grec et il est bien constitué de la tête aux pieds !...

Avec sa véhémence de commerçant véreux, il poursuivait sa propagande individuelle face à une foule d'acheteurs qui le harcelaient. Puis vint le tour du jeune Saul, qui laissait transparaître dans son apparence misérable toute sa rage et sa colère :

Regardez bien ce garçon ! Il vient d'arriver de Judée, c'est le plus beau spécimen de simplicité et de santé, d'obéissance et de force. C'est l'un des plus riches échantillons de mon lot d'aujourd'hui. Voyez sa jeunesse, illustres Romains !... Je vous le donnerai au modeste prix de cinq mille sesterces !...

Le jeune esclave dévisagea le marchand, l'âme bouillonnante de haine, il nourrissait en son for intérieur les promesses les plus cruelles de vengeance. Ses traits juifs impressionnèrent la foule présente ce matin-là ; sa personne intéressante et fort originale suscita un élan de curiosité.

Un homme se détacha de l'attroupement, et se dirigea vers le négociant à qui il s'adressa à demi-voix, en ces termes :

Flacus, mon maître, a besoin d'un jeune élégant et fort pour les biges de ses enfants. Ce garçon m'intéresse. Tu n'en donnerais pas quatre mille sesterces ?

Soit - murmura l'autre sur un ton d'affaires -, mon intérêt est de bien servir mon illustre clientèle.

Valérius Brutus était l'acheteur, chef des services domestiques de Flaminius Sévérus, qui l'avait chargé d'acquérir un esclave jeune et robuste pour le service des biges de ses fils, les grands jours de fêtes à Rome.

Ce fut ainsi qu'ivre de sentiments ignobles et déplorables, Saul, le fils d'André, fut introduit par la force des circonstances auprès de Pline et d'Agrippa, dans la résidence de la famille Sévérus, au cœur de Rome, pour la misérable somme de quatre mille sesterces.

CHEZ PILATE

La sécheresse de la nature, où se dresse Jérusalem, confère à la célèbre ville une beauté mélancolique touchée d'une poignante monotonie.

À l'époque du Christ, le décor était déjà celui que l'on peut observer de nos jours. Seule la colline de Miçpa, avec ses traditions douces et belles, révélait un site vert et Joyeux où le regard du voyageur pouvait se reposer loin de l'aridité et de l'ingratitude des paysages.

Cependant, à l'époque du séjour de Publius Lentulus et de sa famille, Jérusalem affichait les nouveautés et les splendeurs d'une vie nouvelle. Les constructions hérodiennes se multipliaient aux alentours, dévoilant un nouveau sens esthétique, Israélite en partie. La prédilection pour les monolithes taillés dans la pierre brute, caractéristique à l'ancien peuple hébreu, avait été remplacée par les adaptations de l'art juif aux normes grecques, rénovant le paysage intérieur de la célèbre ville. Mais le Temple était son plus beau bijou, flambant neuf à l'époque de Jésus. Sa reconstruction fut une décision d'Hérode, en l'an 21. Les porches ne furent édifiés qu'au bout de huit années, quant au reste des travaux de cette œuvre grandiose, ils se poursuivirent lentement au fil du temps et ne furent finalement achevés que peu de temps avant sa complète destruction.

Sur les immenses parvis où se trouvaient le forum, l'université, le tribunal et le Temple suprême de toute une race, l'aristocratie de la pensée Israélite se réunissait là quotidiennement.

Le Temple imposant et grandiose concentrait toutes les ambitions et toutes les activités d'une patrie, c'est ainsi que les discussions délicates d'ordre théologique, tout comme les procédures civiles recevaient, en ces lieux, leur ultime verdict.

Les Romains, qui respectaient la philosophie religieuse des peuples étrangers, ne participaient ni aux thèses subtiles, ni aux sophismes débattus et examinés tous les jours ; mais la tour Antonia, où se cantonnaient les forces armées de l'Empire, dominait l'enceinte, facilitant la surveillance constante des allées et venues des prêtres et l'agitation des masses populaires.

Après l'incident du prisonnier qu'il continuait à considérer comme un épisode sans importance, Publius

Lentulus retrouvait une certaine sérénité pour faire face à ses obligations quotidiennes. Les aspects arides de Jérusalem avaient à ses yeux las, un nouvel enchantement où sa pensée se reposait des fatigues nombreuses et intenses de Rome.

Quant à Livia, vu la pauvreté d'esprit de son entourage, elle gardait son cœur tourné vers ses amitiés lointaines. Mais comme par miracle, la petite Flavia allait mieux. On pouvait observer une remarquable transformation des plaies qui couvraient son épiderme. Cependant, Fulvia, qui ne lui pardonnait pas sa charmante simplicité et les dons précieux de son intelligence, avec ses attitudes hostiles ne perdait jamais l'occasion de lui jeter au visage des petites allusions parfois ironiques et mordantes, la tourmentant et étourdissant son esprit plongé dans un tourbillon d'expectatives hallucinantes. Son mari n'était pas au courant de tels faits car la pauvre femme s'abstenait de lui raconter ses chagrins personnels.

Ces incidents toutefois n'étaient pas ce qui la contrariait le plus dans cet environnement de pénibles incertitudes.

Cela faisait une semaine qu'ils étaient en ville et, contrariant peut-être ses habitudes, Ponce Pilate comparaissait quotidiennement à la résidence du préteur, sous prétexte d'apprécier les entretiens avec les patriciens récemment arrivés de la cour. Il consacrait des heures à Cela ; mais dans le secret de son âme intuitive, Livia devinait les pensées inavouables du gouverneur à son égard, recevant avec contrariété ses aimables madrigaux et ses allusions indirectes.

Lors de ces approches sentimentales qui annonçaient une forte passion, l'agacement de Fulvia était également évident, prise d'une terrible jalousie face à la situation que l'attitude de Pilate était en train de provoquer. Dans les coulisses clinquantes de ce décor d'amitié artificielle qui les avaient reçus, Publius et Livia auraient dû comprendre qu'il existait une foule de passions inférieures qui allait certainement troubler la tranquillité de leur âme. Cependant, ils n'appréhendèrent pas les détails de la situation et pénétrèrent l'esprit confiant et ingénu sur le terrain obscur et pénible des épreuves que Jérusalem leur réservait.

Répétant d'incessantes faveurs et multipliant les gentillesses, Pilate décida d'offrir un dîner autour duquel toute la famille réunie pourrait se divertir dans la joie et la fraternité la plus complète.

Le jour venu, Salvius et Publius, accompagnés des leurs, comparaissaient à la résidence seigneuriale du gouverneur, où Claudia les attendait également avec un sourire accueillant, plein de bonté.

Livia était pâle dans sa toilette simple et discrète, d'autant que, contre toute attente de son époux, elle avait insisté pour amener sa fillette malade, se disant que son dévouement maternel calmerait peut-être les prétentions du conquérant que son cœur de femme devinait à travers les attitudes indiscrètes et intrépides de l'amphitryon de la soirée.

Le dîner fut servi dans des conditions exceptionnelles selon les règles les plus élégantes et les plus strictes de la cour.

Livia était étourdie par ces solennités qui s'étalaient dans le plus grand raffinement de l'étiquette romaine, des usages issus d'un milieu qu'elle et Calpurnia avaient toujours voulu éviter par simplicité de cœur. Une longue rangée d'esclaves se déplaçait dans toutes les directions, telle une armée de serviteurs face à un nombre de convives aussi restreint.

Après différents plats, les noms des invités furent cités pendant que des serviteurs apportaient d'autres mets disposés avec une singulière symétrie. Les hôtes s'allongèrent alors dans le triclinium garni de coussins moelleux et de pétales de fleurs. Les viandes étaient présentées sur des plats en or et les pains dans des paniers en argent, alors que les serviteurs se multipliaient à volonté, y compris ceux qui devaient goûter les plats et s'assurer de leur saveur pour la tranquillité de tous. Les garçons servaient un délicieux vin de Falerne aromatisé dans des coupes incrustées de pierres précieuses, tandis que d'autres esclaves les accompagnaient présentant dans des burettes en argent, de l'eau à la température ambiante ou froide, au goût des invités. Près des lits de table où chaque convive devait s'étendre mollement, se tenaient des esclaves jeunes, soigneusement vêtus, exhibant sur leur front un gracieux turban, les bras et les jambes à demi-nus, chacun ayant une fonction bien déterminée. Quelques-uns agitaient de la main de longs rameaux de myrte, chassant les mouches, pendant que d'autres, courbés aux pieds des convives devaient essuyer discrètement les marques de leur gloutonnerie et de leurs abus.

Quinze services différents se succédèrent grâce aux efforts des esclaves dévoués et humbles quand, après le repas, dans les salons où brillaient des centaines de torches, on entendit d'agréables symphonies. Des serviteurs jeunes et élégants exécutaient des danses sensuelles et voluptueuses en hommage à leurs maîtres, attisant leurs instincts primitifs avec leur art exotique et spontané. Seul le numéro des gladiateurs ne fut pas présenté comme il était d'usage lors des grands banquets à la cour, car Livia d'un regard suppliant avait demandé que fut épargné à cette fête le pénible spectacle du sang humain.

Comme la nuit était très chaude à Jérusalem, une fois le dîner terminé et les cérémonies complémentaires achevées, le groupe d'amis accompagné maintenant de Sulpicius Tarquinius, se dirigea vers la grande et magnifique terrasse où de jeunes esclaves jouaient une délicieuse musique orientale.

Je ne pensais pas trouver à Jérusalem une soirée patricienne comme celle-ci - s'exclama Publius, touché, en s'adressant au gouverneur avec une respectueuse courtoisie. - Je dois à votre noble et généreuse bonté la satisfaction de revivre l'ambiance et la vie inoubliable de la cour que les lointains Romains gardent dans leur cœur et dans leur pensée.

Sénateur, cette maison est la vôtre - répliqua Pilate amicalement. - J'ignore si ma suggestion vous sera agréable, mais nous rendrions grâce aux dieux, si vous nous accordiez l'honorable joie de loger ici avec votre digne famille. Je crois que la résidence du préteur Salvius ne vous offre pas tout le confort nécessaire, et considérant les liens de parenté qui unissent ma femme à l'épouse de votre oncle, je peux me permettre de vous faire cette suggestion, sans faillir à nos règles d'usage.

Cela non ! - s'exclama à son tour le préteur qui avait suivi attentivement l'offre délicate. - Fulvia et moi, nous nous opposons à cette mesure - et faisant un signe complice à sa compagne, il finit par dire -, N'est-ce pas la vérité, ma chérie ?

Fulvia néanmoins laissa transparaître une pointe de contrariété et répliqua à la surprise de tous :

Effectivement, Publius et Livia sont nos hôtes ; mais nous ne pouvons oublier que l'objectif de leur voyage tient à la santé de leur petite fille, l'objet de toutes leurs Inquiétudes actuellement ; nous ne pouvons donc les priver d'un quelconque recours qui pourrait être profitable à la petite malade...

Et se dirigeant instinctivement vers le banc en marbre où la petite se reposait, elle s'exclama au scandale de tous :

D'ailleurs, cette enfant représente une sérieuse inquiétude pour nous tous. Son épiderme lacéré accuse des symptômes rares, rappelant...

Mais, elle ne parvint pas à terminer l'exposition de ses craintes scrupuleuses car Claudia, cette âme noble et digne, l'antithèse de la sœur que le destin lui avait donnée, comprenant la fâcheuse situation que ses idées allaient provoquer, s'avança en rétorquant :

Je ne vois pas de raisons qui justifient de telles appréhensions ; je pense que la petite Flavia va mieux et qu'elle est plus robuste. Je veux croire d'ailleurs que le climat de Jérusalem suffira à sa complète guérison.

Et s'avançant vers la malade comme si elle désirait effacer la pénible impression de ces remarques indélicates, elle la prit dans ses bras et posa un baiser sur son front infantile, couvert de plaies violacées mal dissimulées.

Rouge d'humiliation suite aux propos de Fulvia, Livia reçut cette attention comme une douce consolation, précieuse à ses inquiétudes maternelles ; quant à Publius, qui était amèrement surpris, se dit que le moment était venu de retrouver sa sérénité et sa constance en dissimulant la peine que cette scène lui avait causée et reprit le fil de la conversation, bien qu'excessivement touché :

C'est la vérité, chers amis. La santé de notre pauvre Flavia est la raison principale de notre long voyage jusqu'ici. Une fois que les problèmes d'État qui m'ont amené à Jérusalem seront résolus, j'envisage sérieusement la possibilité de séjourner dans une région de l'intérieur propice au recouvrement du précieux équilibre physique de notre fille où elle pourra respirer un air plus pur.

Parfait - répliqua Pilate, avec assurance -, en matière de climat, je suis l'homme qu'il vous faut. Depuis six ans, je parcours ces contrées étant donné les fonctions qui m'incombent, j'ai donc visité presque tous les recoins de la province et des régions avoisinantes. J'ai, par conséquent, de bonnes raisons de penser que la Galilée est au premier plan. Chaque fois que je peux me reposer des labeurs intenses qui me retiennent ici, je regagne Immédiatement notre villa de la banlieue de Nazareth pour jouir de la sérénité du paysage et des brises délicieuses de son lac immense. J'avoue que la distance est très longue, mais si vous vous installez aux alentours de la ville, dans mes stations de villégiature, vous passerez votre temps à répondre aux sollicitations incessantes des rabbins du temple, toujours enclins à d'innombrables querelles. D'ailleurs, Sulpicius devra bientôt s'y rendre afin de surveiller quelques travaux de restauration dans notre résidence, car nous prétendons nous y reposer d'ici peu et vaincre l'épuisement des luttes quotidiennes.

Puisque mon hospitalité ne vous sera pas nécessaire à Jérusalem, peut-être aurons- nous le plaisir de vous recevoir plus tard dans la villa à laquelle je me réfère ?

Noble ami - s'exclama le sénateur reconnaissant -, Je dois vous épargner tant de travail, mais je vous serais immensément obligé si votre ami Sulpicius connaissait à Nazareth une maison confortable et simple à vendre, qui pourrait répondre à nos besoins en la réformant conformément à nos habitudes familiales et où nous poumons tranquillement résider pendant quelques mois.

Avec le plus grand plaisir.

Très bien - conclut Claudia avec bonté, alors que Fulvia dissimulait mal son sournois dépit -, je me chargerai d'adapter notre bonne Livia à la vie champêtre où l'on se sent si bien au contact direct de la nature.

Dès lors que vous ne vous transformez pas en juives... - dit le sénateur de bonne humeur, tandis que tout le monde souriait joyeusement.

À cet instant, entendant les détails des services qui lui seraient confiés dans les jours à venir, Sulpicius Tarquinius, homme de confiance du gouverneur, prit la liberté d'intervenir sur le sujet, s'exclamant à la surprise de ceux qui l'écoutaient :

Et à propos de Nazareth, vous avez déjà entendu parler de son prophète ?

Oui - poursuivit-il -, Nazareth a maintenant un prophète qui réalise de grandes

choses.

Que dis-tu là, Sulpicius ? - demanda Pilate, ironiquement. - Ne sais-tu pas qu'avec les juifs, des prophètes naissent tous les jours ? Les luttes au Temple de Jérusalem auraient-elles par hasard d'autres raisons ? Tous les docteurs de la Loi se croient inspirés par le ciel et chacun est maître d'une nouvelle révélation.

Mais, celui-là, Seigneur, est bien différent.

Serais-tu converti à une foi nouvelle ?

D'aucune manière, d'autant que je connais bien le fanatisme et l'aveuglement de ces misérables créatures ; mais j'ai été vraiment intrigué par la personnalité impressionnante d'un Galiléen encore jeune qui est passé, il y a quelques jours de cela, par Capharnaûm.

Au beau milieu d'une place, assis sur des bancs improvisés faits de pierres et de sable, j'ai vu une foule considérable écouter ses paroles, s'extasiant d'admiration et d'émotion...

Et comme si j'avais été touché par une force mystérieuse et invisible, je me suis également assis pour l'écouter.

De sa personnalité extraordinairement belle et simple, émanait un « je ne sais quoi » qui dominait la foule qui se calmait, petit à petit, en entendant ses promesses d'un règne éternel... Ses cheveux s'agitaient au gré des douces brises de l'après-midi, comme les rayons d'une lumière mystérieuse aux clartés du crépuscule ; et de ses yeux pleins de compassion semblait naître une vague de pitié et de commisération infinies. Pauvre et les pieds nus, on pouvait remarquer la propreté de sa tunique dont la blancheur épousait la légèreté de ses traits délicats. Sa parole était comme un cantique d'espoir pour tous les affligés du monde, suspendu entre ciel et terre, régénérant les pensées de ceux qui l'écoutaient... Il parlait de nos grandeurs et de nos conquêtes comme si elles étalent insignifiantes, faisait des commentaires amers concernant les œuvres monumentales d'Hérode, en Sébaste, et affirmait qu'au-dessus de César, il est un Dieu Tout-puissant, providence de tous les désespérés et de tous les angoissés... À travers ses enseignements d'humilité et d'amour, il considère tous les hommes comme des frères bien-aimés, fils de ce Père de miséricorde et de justice que nous ne connaissons pas...

La voix de Sulpicius était saturée d'émotion propre aux sentiments empreints de vérité.

L'auditoire, qui avait écouté ses propos avec le plus grand intérêt, était impressionné par l'émoi de son récit.

Pilate, sans rien perdre de sa vanité de gouverneur, l'interrompit en s'exclamant :

Tous frères ! Ceci est absurde. La doctrine d'un Dieu unique n'est pas une nouveauté pour nous autres sur cette terre d'ignorants ; mais nous ne pouvons être d'accord avec ce concept de fraternité sans restriction. Et les esclaves ? Et les sujets de l'Empire ? Que deviennent les prérogatives du patriciat ?

Ce qui m'étonne le plus, toutefois - s'exclama-t-il avec emphase, en s'adressant plus particulièrement au narrateur -, c'est que toi qui es un homme pragmatique et déterminé, tu te sois laissé convaincre par les folles paroles de ce nouveau prophète, en te mêlant à la foule pour l'entendre. Ne sais-tu pas que l'approbation d'un licteur peut signifier un énorme prestige pour les idées de cet homme ?

Seigneur - répondit Sulpicius, désappointé -, moi-même, je ne saurais expliquer la raison de mes observations de cet après-midi-là. Moi aussi, je me suis bientôt dit que les idées qu'il prêchait étaient subversives et dangereuses, puisqu'il mettait sur un pied d'égalité les serviteurs et les maîtres, mais j'ai également remarqué que sa rude condition d'indigence était considérée par ses disciples et ses partisans comme un état de grâce et de bonheur. Ce qui, en quelque sorte, n'est pas une menace pour les autorités de la province.

En outre, ces prêches ne nuisent pas aux paysans, puisqu'elles sont faites en règle générale pendant les heures de loisirs et de repos, à l'intervalle des travaux de chaque jour, sachant également que ses compagnons favoris sont les pêcheurs les plus ignorants et les plus humbles du lac.

Mais, comment as-tu pu te laisser influencer par cet homme ? - répliqua Pilate, énergiquement.

Vous vous trompez, quant à cela - répondit le licteur, maître de lui -je ne suis pas impressionné, comme vous le supposez, d'autant que remarquant son originalité simple et singulière, je ne lui reconnais pas de facultés surnaturelles et je crois que la science de l'Empire élucidera le fait que je vais vous relater, en réponse à votre blâme du moment.

Je ne sais si vous connaissez Coponius, un vieux centurion connu dans la ville que je viens de citer, il me revient donc de vous faire part d'un fait dont j'ai moi-même été témoin. Après que la voix du prophète de Nazareth ait laissé planer une douce quiétude autour de lui, ce centurion lui présenta son fils moribond, implorant la charité pour l'enfant qui agonisait. Je l'ai vu lever ses yeux radieux vers le firmament, comme s'il implorait la bénédiction de nos dieux, puis j'ai remarqué que ses mains touchaient l'enfant qui, à son tour, semblait avoir ressenti un flux de vie nouvelle. Il se leva subitement en pleurant et alla se blottir dans les bras de son père, après avoir posé sur le prophète ses yeux attendris...

Mais même des centurions assistent avec les juifs à ses affabulations ? Je dois en informer les autorités de Tibériade - s'exclama le gouverneur, visiblement contrarié.

Le fait est curieux - dit Publius Lentulus, intrigué par le récit.

En vérité, mon ami - objecta Pilate, s'adressant à lui -, dans ces parages, des religions naissent tous les jours. Ce peuple est très différent du nôtre, il se caractérise par un manque évident de raisonnement et de sens pratique. Un gouverneur, ici, ne peut se laisser impressionner par les apparences mais se maintenir ferme dans ses principes, afin de sauvegarder la souveraineté inviolable de l'État. C'est pour cette raison que répondant aux sages déterminations du siège du gouvernement, je ne m'arrête pas aux cas isolés, je ne fais que tempérer les querelles des prêtres du Sanhédrin qui représente l'organe du pouvoir légitime, apte à collaborer avec nous pour résoudre tous les problèmes d'ordre politique et social.

Publius fut satisfait par cet argument, mais les dames présentes, à l'exception de Fulvia, semblaient profondément impressionnées par la description des faits rapportés par Sulpicius, tout comme la petite Flavia, qui avait bu ses paroles avec toute sa curiosité enfantine.

Un voile d'inquiétude planait sur tous les convives, mais le gouverneur ne se résigna pas à l'attitude générale, et s'exclama :

Voyez-vous cela ! Un licteur qui, au lieu de faire respecter la loi pour notre bien, agit contre nous en troublant notre ambiance joyeuse, il mérite une sévère punition pour ses récits inopportuns !...

Un rire général suivit ses propos bruyants et légers, tandis qu'il concluait :

Descendons plutôt dans le jardin écouter une nouvelle musique et chasser de nos cœurs ces désagréments imprévus.

L'idée fut acceptée avec plaisir à l'unanimité.

La petite Flavia fut installée par la maîtresse de maison dans une chambre confortable, et en quelques minutes, les invités se divisaient en trois groupes distincts dans les allées du jardin éclairées par des torches flamboyantes au son de musiques raffinées et languissantes.

Publius et Claudia parlaient du paysage et de la nature ; Pilate multipliait les gentillesses envers LMa, tandis que Sulpicius se trouvait en compagnie de Fulvia, vu que le préteur Lentulus avait décidé de rester aux archives pour contempler quelques œuvres d'art.

En s'éloignant intentionnellement des autres groupes, le gouverneur remarqua la pâleur de sa compagne qui, cette nuit-là, lui semblait plus belle et plus séduisante.

Le respect que lui imposait sa grâce discrète semblait attiser en cette heure l'ardeur de son cœur passionné.

Noble Livia - s'exclama-t-il avec émotion -, je ne peux garder pour moi plus longtemps les sentiments que vos vertus pleines de beauté m'inspirent. Je sais la répulsion naturelle de votre âme digne, face à mes propos, mais je déplore que vous ne compreniez pas le cœur touché d'admiration qui me domine !...

Moi aussi - objecta la pauvre femme avec dignité et une énergie spontanée - je regrette d'avoir inspiré à votre âme une telle passion. Vos paroles me surprennent amèrement, d'autant qu'elles viennent d'un patricien chargé des hautes responsabilités de procurateur d'État, et quant on sait l'amitié confiante et noble que vous consacre mon époux.

Mais en affaires de cœur - l'interrompit-il avec sollicitude - les conventions d'ordre politique, même les plus élevées, ne peuvent prévaloir. J'ai la plus haute considération pour mes devoirs et je sais envisager la solution à tous les problèmes relevant de ma position, mais je ne me souviens pas où j'aurais pu vous voir auparavant !.., En réalité, depuis une semaine, j'ai le cœur lacéré et opprimé... En vous rencontrant, il m'a semblé retrouver une image adorée inoubliable. J'ai tout fait pour éviter cette scène désagréable et fâcheuse, mais j'admets qu'une force invincible confond mon cœur !...

Vous vous trompez, Seigneur ! Entre nous, il ne peut exister d'autre lien que celui inspiré par le respect de nos conditions sociales. Si vos obligations d'ordre politique vous sont si chères, vous ne devez oublier qu'un homme public doit cultiver les vertus de la vie privée en stimulant en lui-même, la vénération et l'incorruptibilité de sa propre conscience.

Mais votre personnalité me fait oublier tous ces impératifs. Où vous aurais-je rencontrée enfin pour que je me sente charmé de cette manière ?

Taisez-vous, par les dieux ! - murmura Livia, effrayée et pâle. - Jamais, je ne vous ai vu avant notre arrivée à Jérusalem, et j'en appelle à votre dignité afin que vous m'épargniez ces allusions qui me blessent !... J'ai des raisons de croire à votre bonheur conjugal auprès d'une femme digne et pure, telle que la vôtre, et je considère que les propositions que vos paroles me laissent entendre, relèvent de la folie ...

Pilate allait poursuivre ses arguments lorsque la pauvre femme, amèrement surprise, se sentit défaillir. En vain, elle mobilisa toutes ses forces pour ne pas s'évanouir.

Saisie d'un singulier abattement, elle s'appuya contre un arbre du jardin où se déroulait l'entretien. Craignant les conséquences, le gouverneur prit sa main délicate et gracieuse, torturée par ses inavouables pensées mais, à son léger contact, l'organisme de Livia sembla réagir énergiquement et avec une fermeté irréfutable.

En retrouvant des forces, elle fit de la tête un léger signe de remerciement, alors que Publius et Claudia s'approchaient d'eux. La conversation générale reprit à la satisfaction de tous.

Toutefois, la scène provoquée par la révélation des sentiments du gouverneur ne fut pas circonscrite aux deux acteurs qui la vécurent intensément.

Fulvia et Sulpicius la suivirent dans ses moindres détails à travers les sombres feuillages du jardin.

Eh bien ça ! - s'exclama le licteur à sa compagne en observant les détails de la conversation qui venait de se dérouler. - Alors, tu as déjà perdu les bonnes grâces du procurateur de Judée ?

À cette question, Fulvia, qui à son tour ne quittait pas la scène des yeux, trembla convulsivement, laissant place à une terrible jalousie et à un profond dépit.

Tu ne réponds pas ? - continua Sulpicius, jouissant du spectacle. - Pourquoi m'as-tu si souvent repoussé, si je peux t'offrir un sentiment profond de dévouement et de loyauté ?

L'interpellée gardait le silence à son poste d'observation, criant sa colère en son for intérieur quand elle vit que le gouverneur tenait, entre les siennes, la main inanimée de sa compagne, prononçant des mots qu'elle ne pouvait entendre mais que ses bas instincts présumaient deviner.

Mais dès que Claudia et Publius firent leur apparition, Fulvia se tourna vers son compagnon en murmurant d'une voix rauque :

J'accéderai à tous tes désirs si tu m'aides dans mes projets audacieux.

Quels sont-ils ?

Ceux de faire connaître au sénateur, en temps opportun, l'infidélité de sa femme.

Mais comment ?

Premièrement, tu éviteras l'installation de Publius à Nazareth pour éloigner le plus loin possible Livia du gouverneur et gêner leurs relations pendant son absence de Jérusalem, car j'ai le pressentiment qu'elle voudra déménager à Nazareth dans quelques jours. Puis, je chercherai à intervenir personnellement pour que tu sois désigné pour protéger le sénateur sur son lieu de villégiature et une fois investi de cette fonction, tu prépareras le terrain pour réaliser nos plans. Cela fait, je saurai récompenser tes efforts et tes bons offices par ma loyauté absolue.

Le licteur écouta sa proposition, silencieux, il était indécis. Mais comme si elle était anxieuse de sceller cette sinistre alliance, elle l'interrogea d'une voix ferme :

Entendu ?

Entendu !... - répondit Sulpicius sur un ton résolu.

Et les deux personnages qui incarnaient le dépit et la lasciveté rejoignirent le groupe d'amis, portant sur leur visage le masque des apparences joyeuses après avoir conclu ce funeste pacte.

Les dernières heures furent consacrées aux adieux avec l'affabilité superficielle du conventionnalisme social.

Livia s'abstint de raconter à son mari l'affligeante scène du jardin, considérant non seulement son besoin de repos, mais aussi l'importance sociale des personnalités en jeu, se promettant à elle-même d'éviter à tout prix, toute attitude indigne qui susciterait le scandale.

EN GALILÉE

Le lendemain de ces événements, aux premières heures du jour, dans l'intimité de son cabinet particulier, Publius Lentulus reçut la visite de Fulvia qui s'adressa à lui en ces termes diffamatoires :

- Sénateur, l'ascendant de nos liens familiaux me contraint à venir vous voir pour traiter d'un fait pénible et déplorable. Mon expérience de femme m'amène à vous suggérer de protéger votre épouse de la perfidie de vos propres amis car hier encore, j'ai eu l'occasion de la surprendre en compagnie du gouverneur à débattre d'un sujet intime...

Interpellé, Publius trouva cette attitude insolite, étrange et grossière, contraire à ses principes d'homme de bien.

Dignement, il réfuta cette accusation en faisant valoir la noblesse de caractère de son épouse. Ce qui poussa Fulvia à lui raconter dans les termes fantaisistes les plus exaltés de son imagination malsaine, la scène de la veille dans ses moindres détails.

Le sénateur resta pensif, mais trouva le courage moral nécessaire de récuser cette insinuation calomnieuse.

- Très bien - dit-elle, complétant sa dénonciation -, vous poussez très loin votre confiance et votre bonne foi. Un homme ne perd jamais rien à entendre les conseils d'une femme expérimentée. Vous aurez bientôt la preuve que Livia avance sur la voie facile de la prévarication puisqu'elle va prochainement vous demander de partir pour Nazareth où le gouverneur viendra la retrouver.

Et disant cela, elle se retira précipitamment, laissant le sénateur quelque peu découragé et troublé en pensant aux cœurs mesquins qui l'entouraient car, au tribunal de sa conscience, il n'était pas disposé à accepter une idée qui venait souiller la valeureuse noblesse de sa femme.

Un immense voile d'ombres couvrit son esprit sensible et affectueux. Il sentait qu'à Jérusalem, toutes les forces ténébreuses de son destin conspiraient contre lui, et il éprouvait dans son cœur une grande solitude.

Il ne trouverait pas là les paroles prudentes et généreuses d'un ami comme Flaminlus avec qui il pourrait soulager sa profonde amertume.

Absorbé dans ces réflexions angoissantes, il ne vit pas que les heures tournoyaient sans cesse dans le tourbillon du temps. Ce ne fut que bien plus tard qu'il perçut la voix d'un de ses serviteurs de confiance qui lui fit savoir que Sulpicius Tarquinius sollicitait la faveur d'une entrevue privée ; demande qu'il accepta très courtoisement.

Une fois à l'intérieur du cabinet, le licteur se référa, sans préambule, à l'objet de sa visite, expliquant avec prestance :

Sénateur, je suis honoré de la confiance que vous m'accordez pour assurer votre transfert vers un lieu de villégiature, et je viens vous suggérer la location d'une riche propriété appartenant à l'un de nos compatriotes aux alentours de Capharnaum. Il s'agit d'une charmante ville de Galilée, située sur la route de Damas. Il est vrai que vous avez déjà choisi Nazareth, mais le long de la plaine d'Esdrelon, les maisons confortables sont très rares, de plus les coûts de rénovation et d'amélioration pourraient être très élevés. À Capharnaum, la situation est bien différente. J'ai un ami là-bas, Caius Gratus, qui accepterait de louer pour une durée indéterminée sa splendide villa pourvue de tout le confort nécessaire dans un domaine avec de précieux vergers, dans un environnement d'une absolue tranquillité.

L'esprit ailleurs, le sénateur écoutait le préposé de Pilate ; mais brusquement il revint à lui et s'exclama comme s'il se parlait à lui-même :

De Jérusalem à Nazareth, il y a soixante-dix milles... Où se trouve Capharnaum?...

Très loin de Nazareth - répondit le licteur intentionnellement.

Très bien, Sulpicius - répondit Publius, sur un ton résolu -, je te suis très reconnaissant de ta gentillesse que je n'oublierai pas de te récompenser en temps opportun. J'accepte ta suggestion qui me semble raisonnable, car en fait, je ne peux être intéressé par l'acquisition définitive d'une propriété en Galilée, vu mon besoin de retourner à Rome, dans de brefs délais. Tu es autorisé à conclure cette affaire et je te félicite de tes informations, je me repose avec confiance sur ta connaissance du sujet.

Une secrète satisfaction transparut dans les yeux de Sulpicius qui prit congé tout en feignant d'être reconnaissant.

Publius Lentulus posa à nouveau ses coudes sur son bureau, plongé dans de profondes inquiétudes.

Cette suggestion de Sulpicius arrivait à l'instant précis où il passait par d'angoissantes cogitations, mais grâce à cette nouvelle mesure, il parviendrait à installer sa famille loin de toute influence de la résidence du procurateur de Judée, sauvant ainsi sa réputation des éclaboussures ignominieuses de la médisance.

Toutefois, la dénonciation de Fulvia multipliait ses appréhensions. Fût-ce par le caractère inopiné de la calomnie ou par l'esprit de perversité avec lequel elle avait été fomentée, sa pensée était assaillie par d'anxieuses expectatives.

Le soir même, après le dîner, il se trouvait seul avec Livia sur la terrasse de la résidence du préteur qui, à son tour, s'était absenté pendant quelques heures en compagnie de sa famille pour répondre à des impératifs de protocole.

Remarquant sur son visage les signes évidents d'une profonde contrariété, avec l'intimité charmante de son cœur féminin, son épouse lui dit :

Chéri, je souffre de te voir ainsi, sous le joug de tant de tourments, alors que ce long voyage aurait dû nous rendre la tranquillité nécessaire au déroulement de tes travaux... J'ose te demander de presser notre départ de Jérusalem vers un environnement plus calme où nous nous sentirons plus seuls, loin de ce cercle de créatures dont les coutumes ne sont pas les nôtres, et dont les sentiments nous sont inconnus. Quand partirons-nous pour Nazareth ?...

Pour Nazareth ? - répéta le sénateur sur un ton Irrité et ombrageux comme piqué par le venin de la Jalousie, se rappelant bien involontairement les accusations sans fondement de FuMa.

Oui - continua Livia, suppliante et affectueuse -, n'était-ce pas là les dispositions évoquées hier ?

C'est vrai chérie ! - s'exclama Publius, regrettant déjà d'avoir abrité le temps d'un instant de mauvaises pensées - mais j'ai finalement décidé que nous allions nous installer à Capharnaum, contrairement à nos dernières décisions...

Et prenant la main de sa compagne comme s'il cherchait un baume à son âme blessée, il lui murmura doucement :

Livia, tu es tout ce qu'il me reste en ce monde !... Nos enfants sont les fleurs de ton âme que les dieux nous ont données à ma grande joie !... Pardonne-moi, chérie... Il y a si longtemps que je vis renfermé et taciturne, oubliant ton cœur sensible et aimant ! J'ai l'impression de m'éveiller maintenant d'un sommeil profond et douloureux, l'âme craintive et oppressée. De tristes augures hantent mon esprit... Je crains de te perdre quand je voudrais te serrer contre ma poitrine et te garder éternellement dans mon cœur... Pardonne-moi...

Tandis qu'elle le contemplait, surprise, ses lèvres sèches couvraient ses mains de baisers ardents. Et ce ne fut pas seulement de tendres baisers qui jaillirent de ce débordement d'affection, une larme coula de ses yeux fatigués, se mêlant à la délicatesse de son émotion.

Mais, Publius ? Tu pleures ? - s'exclama Livia, à la fois attendrie et angoissée.

Oui ! Je sens les génies du mal assiéger mon cœur et mon esprit. Mon âme est peuplée de sombres visions prédisant la fin de notre bonheur ; mais je suis un homme et je suis fort... Chérie, ne me nie pas ta main pour traverser ensemble le chemin de la vie car avec toi, je vaincrais même l'impossible !...

Elle frémit face à ces confidences qui ne lui étaient pas coutumières.

En un clin d'œil, elle revit la nuit antérieure, se souvenant de l'intrépidité du gouverneur qu'elle avait dignement repoussé, éprouvant une souveraine tranquillité et, prenant rapidement les mains de son mari affligé, elle l'emmena dans un coin de la terrasse, se plaça devant une harpe harmonieuse et ancienne, et se mit à chanter doucement comme si sa voix, cette nuit-là, était le gazouillement d'une alouette poignardée :

« Âme sœur de mon être,

Fleur de lumière de ma vie,

Sublime étoile tombée

Des beautés de l'immensité !...

Quand j'errais de par le monde,

Triste et seul sur mon chemin,

Tu es arrivée doucement,

Et tu as rempli mon cœur.

Envoyée par la bénédiction des dieux,

Dans la divine clarté,

Pour tisser ma félicité,

Avec des sourires de splendeur !...

Tu es mon trésor infini,

Je te jure mon éternelle alliance,

Parce que je suis ton espérance,

Comme tu es tout mon amour !"

II s'agissait d'une composition écrite par Publius dans sa jeunesse, au goût de l'époque, dédiée à Livia et que son talent musical gardait toujours pour les occasions spéciales.

À cet instant, néanmoins, sa voix avait un timbre différent, comme si une fauvette divine exilée des prairies lumineuses du paradis, s'était enfermée dans sa gorge.

À la dernière note vibrante de tristesse et d'une angoisse indéfinissable, Publius la prit tendrement contre sa poitrine, fort et résolu, comme s'il voulait retenir à jamais dans son cœur, son joyau d'une inimaginable pureté.

Maintenant, c'était Livia qui pleurait copieusement dans les bras de son compagnon, et celui-ci l'embrassa, transporté par son âme loyale, parfois impulsive.

Après cette envolée sentimentale, Publius se sentit rassuré et serein.

- Pourquoi ne retournerions-nous pas à Rome le plus tôt possible ? - demanda LMa, comme si son esprit était éclairé par des lumières prophétiques quant aux jours à venir. - Avec nos enfants nous pourrions reprendre nos obligations coutumières, conscients que la lutte et la souffrance sont partout et que toute joie représente, en ce monde, une bénédiction des dieux!...

Le sénateur réfléchit à la proposition de sa compagne et analysa toute la situation pour finalement lui dire :

Ton commentaire est juste et providentiel, ma chérie, mais que diraient nos amis quand ils apprendraient qu'après tant de sacrifices supportés pendant ce voyage, nous aurions décidé de ne rester qu'une semaine dans cette région si lointaine ? Et notre petite malade ? Son organisme n'a-t-il pas réagi de façon positive au contact de ce nouveau climat ? Ayons confiance et gardons notre calme. Je hâterai notre départ pour Capharnaum et, dans quelques jours, nous serons dans un nouvel environnement, conformément à nos souhaits.

Et c'est effectivement ce qui se passa.

Réagissant énergiquement aux vibrations pernicieuses du milieu où ils se trouvaient, Publius Lentulus résolut tous les problèmes concernant leur déménagement. Il faisait la sourde oreille aux insinuations de Fulvia, tandis que Livia, s'appuyant sur la supériorité de son âme, cherchait à s'isoler dans le petit monde d'amour de ses deux enfants. Elle fuyait la présence du gouverneur qui n'abandonnait pas ses tentatives, et auprès duquel la noble Claudia savait éveiller en tous la sympathie la plus sincère.

Avant leur départ pour Capharnaum, deux servantes furent admises au service du couple ; elles n'étaient pas Indispensables à l'exécution des tâches domestiques, vu le grand nombre de serviteurs venus de Rome ; néanmoins, le sénateur avait étudié l'opportunité d'une telle disposition, considérant que sa famille et lui finiraient par avoir un contact plus direct avec les coutumes et les dialectes du peuple, et que toutes deux connaissaient la Galilée.

Anne et Sémélé avaient été recommandées par des amis du préteur, et furent reçues au service de Livia qui les accueillit avec bonté et sympathie.

Trente jours passèrent aux préparatifs du voyage.

Stimulé par les avantages de ses propres intérêts matériels, Sulpicius Tarquinius cherchait à gagner chaque fois davantage la confiance du sénateur, et aménageait la propriété avec une attention et une gentillesse toutes particulières, suscitant la satisfaction et les éloges de tous.

À la veille de leur départ, Publius Lentulus comparut au cabinet de Pilate pour le remercier et lui faire ses adieux.

Après l'avoir salué cordialement, le gouverneur s'exclama avec une jovialité forcée :

Quel dommage, cher ami, que les circonstances vous conduisent à Capharnaum, alors que j'espérais avoir la satisfaction de vous retenir dans le voisinage de notre maison, à Nazareth.

Mais tant que vous séjournerez en Galilée, plutôt que de faire mes visites habituelles à Tibériade, j'irai vous voir dans le nord.

Publius lui manifesta sa gratitude et sa reconnaissance et alors qu'il s'apprêtait à sortir, le procurateur de Judée continua sur un ton amical et de bon conseil :

Sénateur, non seulement en tant que responsable de la situation des patriciens de cette province, mais aussi en ma capacité d'ami sincère, je ne peux vous laisser partir à la merci du hasard avec pour seule compagnie des esclaves et des serviteurs de confiance. Je viens de désigner Sulpicius, un homme qui mérite toute mon estime pour diriger le service de sécurité qui vous est dû. Avec lui, un licteur et quelques centurions partiront pour Capharnaûm où ils resteront sous vos ordres.

Publius le remercia courtoisement, se sentant réconforté par cette offre, même s'il n'éprouvait pas beaucoup de sympathie pour le gouverneur.

Une fois les préparatifs de voyage terminés, le petit convoi se mit en route à travers les terres de Judée et les montagnes vertes de Samarie, vers sa destinée.

Ils passèrent quelques jours sur les routes à contourner plusieurs fois les eaux légères et limpides du Jourdain.

À proximité de Capharnaûm, à un demi-kilomètre de distance, entre les arbres touffus près du lac de Génésareth, une propriété imposante attendait la famille sur leur lieu de villégiature.

Sans relâches, Sulpicius Tarquinius avait donné aux moindres détails une touche du bon goût de cette époque.

La propriété était située sur une petite colline entourée d'arbres fruitiers des climats froids car la Galilée, aujourd'hui transformée en un poussiéreux désert, était un paradis de verdure il y a deux mille ans. Dans ses paysages merveilleux, poussaient des fleurs de toutes sortes. Son lac immense, formé par les eaux cristallines du fleuve sacré du christianisme, était peut-être le bassin le plus poissonneux de toute la planète qui bordait de ses vagues calmes et paresseuses les pieds des arbustes riches de sève dont les racines s'imprégnaient du parfum champêtre des lauriers-roses et des fleurs sylvestres. De gracieuses nuées d'oiseaux couvraient en bandes compactes ces eaux d'un fabuleux bleu céleste, aujourd'hui étranglées entre des rochers brûlants.

Au nord, les hauteurs enneigées du mont Hermon dessinaient une ligne blanche et joyeuse, séparant à l'ouest les plateaux élevés de la Gaulanitide4 limpide et de la Pérée, inondés de soleil, formant ensemble une immense contrée qui s'étendait de Césarée de Philippe jusqu'au sud.

4 Le plateau du Golan, parfois appelé Gaulanitide. (NDT)

Une végétation merveilleuse et exceptionnelle dégageait sans cesse un air très pur qui tempérait la chaleur de la région où se trouvait le lac, bien au-dessous du niveau de la Méditerranée.

Publius et son épouse ressentirent un souffle de vie nouveau que leurs poumons respiraient à grande haleine.

Mais il n'en était pas de même pour la petite Flavia dont l'état général empirait à l'extrême contre toutes attentes.

Les plaies qui recouvraient son corps maigrelet s'était aggravées et la pauvre enfant n'arrivait plus à quitter le lit, où elle se trouvait dans un état de profonde prostration.

Ainsi l'angoisse paternelle allait en s'accentuant. En vain, Publius avait eu recours à tous les moyens existants pour améliorer l'état de la petite malade.

Un mois s'était écoulé à Capharnaum où, familiarisés avec les dialectes du peuple, la réputation des œuvres et des prédications de Jésus ne leur étaient plus inconnues maintenant.

De nombreuses fois, sur le point de répondre à l'appel secret de son cœur, Publius avait songé s'adresser au thaumaturge afin de demander son intervention en faveur de sa fillette. Mais, il se disait qu'une telle attitude serait une humiliation pour sa position politique et sociale aux yeux des plébéiens et des sujets de l'Empire, et réfléchissait aux conséquences que pourraient avoir une telle démarche.

Malgré ces pondérations, il permettait à de nombreux serviteurs de sa maison d'assister, le samedi, aux prêches du prophète de Nazareth et parmi eux, il y avait Anne qui s'était prise d'une respectueuse vénération pour celui que les humbles appelaient maître.

Les esclaves tissaient sur lui les plus charmantes histoires. Le sénateur n'y voyait rien de plus que l'emportement instinctif de l'âme populaire, même s'il ne pouvait s'empêcher d'être surpris par l'opinion adulatrice d'un homme comme Sulpicius.

Un après-midi, cependant, les souffrances de la petite étaient à leur comble. En plus des blessures qui, depuis plusieurs années, s'étaient multipliées sur son petit corps gracieux, de nouveaux ulcères étaient apparus dans certaines régions de l'épiderme devenues violacés et qui transformaient ses délicats organes en pustules à vif.

Profondément consternés, Publius et Livia attendaient une fin toute proche.

Ce jour-là, après un dîner frugal, Sulpicius s'attarda un peu sous prétexte de réconforter le sénateur par sa présence.

Ils se trouvaient tous deux sur la terrasse spacieuse où Publius lui parla en ces termes :

Mon ami, que pensez-vous de ces rumeurs qui se propagent à propos du prophète de Nazareth ? Habitué à ne pas prêter l'oreille aux paroles ignorantes du peuple, j'aimerais à nouveau entendre vos impressions sur cet homme extraordinaire.

Ah ! Oui - dit Sulpicius, comme s'il s'efforçait de se rappeler quelque chose -, intrigué par la scène à laquelle j'ai assistée il y a quelques temps et que j'ai eu l'occasion de relater chez le gouverneur, j'ai cherché à suivre les activités de cet homme dans la mesure de mes disponibilités.

Certains de nos compatriotes le considèrent comme un visionnaire, un avis que je partage en ce qui concerne ses prêches pleins de paraboles incompréhensibles, mais non en ce qui concerne ses œuvres qui nous touchent le cœur.

Le peuple de Capharnaum est émerveillé par ses miracles et je peux vous assurer qu'autour de lui, s'est déjà formée une communauté de disciples dévoués qui sont prêts à le suivre où qu'il aille.

Mais enfin qu'enseigne-t-il aux foules ? - demanda Publius, intéressé.

Il prêche quelques principes qui froissent nos plus anciennes traditions, comme par exemple, la doctrine d'amour à nos propres ennemis et la fraternité absolue entre tous les hommes. Il exhorte ceux qui l'écoutent à chercher le royaume de Dieu et sa justice, mais il ne s'agit pas de Jupiter, le seigneur de nos divinités ; au contraire, il parle d'un Père miséricordieux et compatissant, qui nous observe depuis l'Olympe et qui peut connaître nos idées les plus secrètes. D'autres fois, le prophète de Nazareth s'exprime sur le royaume des cieux avec des paraboles intéressantes et incompréhensibles peuplées de rois et de princes créés par son imagination rêveuse qui jamais ne pourraient exister.

Le pire, toutefois - conclut Sulpicius, en donnant à ses paroles un ton grave -, est que cet homme singulier avec ces idées d'un nouveau royaume, passe pour un prince dans la mentalité populaire, venu pour revendiquer les prérogatives et les droits des juifs dont il voudra peut-être un jour prendre la tête...

Quelles mesures adoptent les autorités de Galilée à l'examen de ces idées révolutionnaires ? - s'enquit le sénateur avec beaucoup d'intérêt.

Les premières réactions se manifestent déjà de la part des sujets les plus proches d'Antipas. Il y a quelques jours, alors que je passais par Tibériade, j'ai remarqué que se formaient quelques courants d'opinion pour mener cette affaire devant les hautes autorités.

On voit bien - ajouta Publius - qu'il s'agit d'un homme simple du peuple que le fanatisme des temples judaïques a rempli d'un désir effréné de revendications injustifiables. Je présume que l'autorité administrative n'a rien à craindre d'un tel prêcheur, maître d'une humilité et d'une fraternité incompatibles avec les conquêtes contemporaines. D'autre part, d'après la description des faits que vous faites, j'ai l'impression que cet homme ne peut être une créature aussi vulgaire que nous l'avions pensé.

Souhaiteriez-vous le connaître de près ? - demanda Sulpicius, attentionné.

D'aucune façon - répondit Publius, affichant sa supériorité. - Une telle attitude de ma part viendrait rompre l'image que mes devoirs m'imposent en tant qu'homme d'État, discréditant mon autorité devant le peuple. D'ailleurs, je considère que les prêtres et les prédicateurs de la Palestine devraient faire des stages de travail et d'étude au siège du gouvernement impérial, afin de réformer cet esprit de prophétisme que l'on observe ici de toute part. Au contact du progrès de Rome, ils réformeraient leurs vieux concepts sur la vie, la société, la religion et la politique.

Tandis qu'ils poursuivaient leur entretien sur la personnalité et les enseignements du maître de Nazareth, Livia et Anne se trouvaient dans la chambre de la petite malade à panser les plaies qui couvraient son épiderme à présent transformé en ulcère généralisé.

A peine plus âgée que sa maîtresse, Anne, qui avait un cœur bon et tendre, était devenue sa compagne favorite au sein des tâches domestiques. Dans ce désert dénué de compassion, c'était en cette servante, intelligente et affectueuse, que l'âme sensible de Livia avait trouvé une oasis pour ses confidences et ses luttes de tous les jours.

Ah ! Madame - s'exclama l'esclave avec une bienveillance que ses yeux et ses gestes révélaient -, je garde en mon cœur une foi profonde dans les miracles du Maître, et je crois même que si nous amenions cette enfant recevoir la bénédiction de ses mains, ses plaies guériraient et elle reviendrait à votre amour maternel... Qui sait ?

Malheureusement - répondit Livia avec pondération et tristesse - je n'oserais pas en parler, consciente du fait que Publius refuserait vu notre position sociale ; mais j'aimerais vraiment voir cet homme charitable et extraordinaire dont tu me parles toujours.

Samedi dernier encore, Madame - répondit la servante animée par les paroles de sympathie qu'elle venait d'entendre -, le prophète de Nazareth a ouvert ses bras à de nombreux enfants.

Alors qu'il descendait de la barque de Simon, nous l'attendions en masse pour nous abreuver de ses enseignements consolateurs. Nous nous sommes précipités vers lui, tous désireux de recevoir enmême temps les effluves sacrées de sa présence réconfortante, mais ce jour-là, beaucoup de mères comparurent à sa prédication avec des enfants qui faisaient un vacarme assourdissant, comme une nuée de petits oiseaux inconscients. Simon et quelques disciples se mirent à les réprimander sévèrement pour que nous ne perdions pas l'enchantement doux et tendre des paroles du Maître. Mais alors que nous nous y attendions le moins, II s'est assis sur un rocher comme d'habitude et s'exclama avec une indicible tendresse: - « Laissez venir à moi les enfants, car le royaume du ciel leur appartient. » II y eut, alors, un prodigieux silence parmi les auditeurs de Capharnaum et les pèlerins qui venaient d'arrivés de Corazim et de Magdala, tandis que ces petits fripons accouraient dans son giron aimant, baisant sa tunique avec une indicible joie.

Parmi eux beaucoup étaient souffrants et leurs mères les avaient amenés aux prédications du lac pour qu'ils guérissent de leurs maux ou de maladies considérées incurables...

Ce que tu me racontes est d'une beauté édifiante -dit Livia, profondément émue - ; et pourtant bien qu'ayant à portée de main tous les recours matériels possibles, je sens que je ne pourrai recevoir les grands bienfaits de ton Maître.

C'est bien dommage, maîtresse, car beaucoup de femmes de haut rang l'accompagnent en ville. Ce ne sont pas seulement les plus humbles comme nous qui se rendent à ses prêches, mais aussi des femmes distinguées de Capharnaum, des épouses de fonctionnaires d'Hérode et de publicains assistent aux leçons édifiantes du lac, se confondant avec les pauvres et les esclaves.

Et le prophète ne dédaigne personne. Il invite tout le monde au royaume de Dieu et de sa justice. Contrairement à tous les envoyés du ciel que nous connaissons, il s'esquive de ceux qui ont été favorisés par la chance pour se consacrer aux créatures les plus malheureuses, nous considérant tous comme les frères bien-aimés de son cœur...

Livia écoutait sa servante avec attention et ravissement. La personnalité de cet homme populaire et bon exerçait une attraction singulière sur elle.

Et tandis que ses grands yeux exprimaient le plus grand intérêt pour les récits charmants et simples de sa loyale servante, toutes deux ne remarquaient pas que la petite malade écoutait avec cette curiosité caractéristique aux âmes enfantines, malgré la forte fièvre qui dévorait son organisme.

Puis, après avoir pris congé de Sulpicius, le sénateur se rendit dans la chambre de la petite souffrante pour calmer son anxiété paternelle.

À son arrivée, les deux femmes se turent se livrant uniquement aux tâches qui les retenaient près du lit de l'enfant qui gémissait à présent péniblement.

Publius Lentulus se pencha sur le lit de sa fille, les yeux en larmes.

Il joua avec ses petites mains décharnées et ulcérées, faisant la fête, le cœur touché d'un infini chagrin.

Ma chérie, que veux-tu aujourd'hui pour mieux dormir ? - demanda-t-il la voix étranglée, arrachant des larmes des yeux de Livia.

Je t'achèterai beaucoup de jouets et beaucoup de choses nouvelles... Dis à papa, ce que tu veux...

Une forte sueur empâtait les excroissances ulcéreuses de la malade qui laissait transparaître une anxiété alarmante. On pouvait remarquer qu'elle faisait beaucoup d'efforts pour répondre à la question de son père.

Parle, mon enfant - murmura Publius suffoqué en constatant son désir d'exprimer une réponse.

J'irai chercher tout que tu voudras... J'enverrai spécialement à Rome un porteur pour qu'il te rapporte tous tes jouets...

Au terme d'un effort impossible, la petite parvint à murmurer d'une voix faible, presque inaudible :

-Papa... je veux... le prophète... de Nazareth...

Le sénateur baissa les yeux, humilié et confus face à cette réponse inattendue, tandis que Livia et Anne, comme touchées par une force invisible et mystérieuse face à la scène inopinée, cachaient leur visage inondé de larmes.

LE MESSIE DE NAZARETH

Le lendemain au lever du jour, de sérieuses inquiétudes attendaient Publius et sa

famille.

De bonne heure, il discutait déjà en compagnie de son épouse qui s'adressait à lui d'une voix suppliante et aimante :

Chéri, je pense que tu devrais assouplir un peu ta position face aux difficultés où le destin nous a placés et aller voir cet homme généreux pour le bien de notre fille. Tout le monde fait référence à ses actions, saisi par sa bonté édifiante, et je crois que son cœur s'apitoiera sur notre malheureuse situation.

Appréhensif et incertain, le sénateur l'écoutait, puis s'exclama finalement :

Très bien, Livia, j'accéderai à tes désirs mais seule l'angoisse qui nous fait souffrir me fait transiger aussi violemment avec mes principes.

Cependant, je ne procéderai pas comme tu le suggères. J'irai seul en ville, comme si de rien n'était, je passerai par le chemin de traverse qui conduit aux bords du lac, sans en arriver à aborder personnellement le prophète pour ne pas rabaisser ma dignité sociale et politique, mais si une occasion favorable se présente, je lui ferai comprendre combien sa visite à notre petite malade, nous ferait plaisir.

Très bien ! - dit Livia, à la fois réconfortée et reconnaissante - je garde en mon âme la foi la plus sincère et la plus profonde. Oui, va, chéri !... Je resterai ici à supplier la bénédiction des cieux pour notre initiative. Le prophète, qui à présent est considéré comme un véritable médecin des âmes, saura que derrière ta position de sénateur de l'Empire, il est des cœurs qui souffrent et pleurent !...

Publius remarqua que son épouse s'exaltait à ses considérations, se laissant aller à ce qu'il jugeait un excès de faiblesse et d'émotivité, mais il ne lui fit aucun reproche vu le moment difficile susceptible d'égarer l'esprit le plus solide.

Il laissa les heures agitées du jour s'écouler avec les clartés du coucher de soleil et lorsque le crépuscule déversa ses tons rouges sur le paysage merveilleux, il sortit, feignant d'être distrait et détendu, comme s'il désirait connaître de près l'ancienne fontaine de la ville, motif d'attraction pour tous les étrangers.

Après avoir parcouru environ trois cents mètres, il croisa des passants et des pêcheurs qui rentraient chez eux et le dévisageaient avec une curiosité mal dissimulée.

Une heure s'écoula alors qu'il était plongé dans ses tristes réflexions.

Un immense voile d'ombres envahissait toute la région pleine de vitalité et de parfums.

Où serait donc le prophète de Nazareth à cette heure ? L'histoire de ses miracles et de sa charmante magie sur les âmes ne serait-elle pas une simple illusion ? N'était-il pas absurde de le chercher le long des chemins, faisant taire les impératifs de sa hiérarchie sociale ? En tout cas, il devait s'agir d'un homme simple et ignorant, vu sa préférence pour Capharnaum et pour les pêcheurs.

Tout en laissant libre cours aux idées qui lui passaient par la tête, l'esprit bouillonnant et abattu, Publius Lentulus se dit que l'hypothèse d'une telle rencontre avec le maître de Nazareth était peu probable.

D'ailleurs, comment se comprendraient-ils ?

L'apprentissage minutieux des dialectes du peuple ne l'avaient pas intéressé et Jésus lui parlerait certainement en araméen, cette langue ordinairement utilisée dans le bassin de Tibériade.

De profondes inquiétudes débordaient de son esprit sur son cœur comme les ombres du crépuscule précédant la nuit.

Le ciel, à cette heure, était d'un bleu merveilleux alors que les clartés opalines du clair de lune n'avaient pas attendu que l'éventail immense de la nuit se referme complètement.

Le sénateur sentit son cœur perdu dans un abîme de cogitations infinies à palpiter effréné dans sa poitrine oppressée. Une pénible émotion assaillait à présent les fibres les plus intimes de son esprit. Machinalement, il s'assit sur un banc en pierres orné de ronces et se laissa aller à sonder l'infini de ses pensées.

Jamais il n'avait ressenti une telle sensation sinon dans ce rêve mémorable qu'il n'avait relaté qu'à Flaminius.

Il se rappelait des moindres faits de sa vie, il semblait avoir abandonné temporairement la geôle de son corps physique. Il ressentait une profonde extase devant la nature et ses merveilles, sans savoir comment exprimer l'admiration et la reconnaissance envers les pouvoirs célestes telle était la réclusion dans laquelle il avait toujours gardé son cœur orgueilleux et insoumis.

Des eaux calmes du lac de Génésareth semblaient émaner de doux parfums qui se mariaient délicieusement à l'arôme champêtre du feuillage.

Et à cet instant, comme si son esprit avait été sous l'emprise d'un étrange et doux magnétisme, il entendit des pas légers se rapprocher.

Devant ses yeux anxieux, un personnage unique et incomparable s'arrêta net. Il s'agissait d'un homme encore jeune qui laissait transparaître dans ses yeux, profondément miséricordieux, une beauté douce et indéfinissable. De longs cheveux soyeux entouraient son visage compatissant comme des fils châtains légèrement dorés par une lumière inconnue. Son sourire divin révélait en même temps une bonté immense et une singulière énergie, de sa personne mélancolique et majestueuse émanait une fascination irrésistible.

Publius Lentulus n'eut pas de mal à identifier cette créature impressionnante, mais dans son cœur s'agitait une foule de sentiments qui, jusqu'à présent, lui étalent inconnus. Même sa présentation à Tibère, dans les magnificences de Capri, n'avait provoqué en lui une telle émotion. Des larmes ardentes jaillirent de ses yeux qui avaient si rarement pleuré, et une force mystérieuse et invincible le fit s'agenouiller sur l'herbe baignée du clair de lune. Il voulut parler, mais sa poitrine oppressée étouffait. Ce fut alors que dans un geste de douceur et d'une souveraine bonté, le doux Nazaréen marcha vers lui, telle la vision concrétisée d'un dieu de ses croyances antiques et, posant affectueusement sa main droite sur son front, il s'exclama dans un langage charmant que Publius comprit parfaitement comme s'il entendait la langue patricienne lui donnant l'inoubliable impression que ses paroles étaient celles d'un esprit à un autre, d'un cœur à un autre cœur :

Sénateur, pourquoi me cherches-tu ?

Et parcourant d'un regard profond le paysage comme s'il désirait que sa voix fût entendue de tous les hommes sur la planète, il conclut avec une sereine noblesse :

Tu aurais mieux fait de chercher à me rencontrer en public et en plein jour pour que tu puisses acquérir d'un seul coup et pour toujours la leçon sublime de foi et d'humilité... Mais, je ne suis pas venu au monde pour déroger aux lois suprêmes de la nature et je viens à la rencontre de ton cœur affligé !...

Publius Lentulus ne put s'exprimer à travers ses larmes alors qu'il pensait amèrement à sa fillette ; mais comme s'il le dispensait de parler, le prophète poursuivit :

Oui... je ne viens pas voir l'homme d'État, superficiel et orgueilleux, que seul des siècles de souffrance pourront conduire au giron de mon Père ; je viens répondre aux suppliques d'un cœur malheureux et opprimé car vois-tu, mon ami, ce ne sont pas tes sentiments que sauvent ta miette lépreuse abandonnée par la science du monde, tu vis trop encore dans la raison égoïste et humaine ; mais la foi et l'amour de ton épouse car la foi est divine... Il suffit d'un rayon de ses puissantes énergies pour pulvériser tous les monuments des vanités de la terre...

Ému et fasciné telles étaient les émotions inconnues et soudaines qui endiguaient son cœur, le sénateur se dit que son esprit planait dans une atmosphère de rêve et voulait croire que ses sens réels étaient entravés par le jeu incompréhensible d'une complète illusion.

Non, mon ami, tu ne rêves pas... - s'exclama avec douceur et fermeté le Maître, en devinant ses pensées. -Après de longues années passées à te détourner du droit chemin, habitué à commettre de fracassantes erreurs, tu trouves, aujourd'hui, un point de référence pour régénérer ta vie.

Mais cela dépend de ta volonté d'en profiter à présent ou d'ici quelques millénaires... Si la multiplicité des vies humaines est soumise aux circonstances, il faut te dire qu'elles sont de toute nature ; pour autant il incombe aux créatures d'exercer le pouvoir de la volonté et des sentiments pour rapprocher leur destinée des courants du bien et de l'amour envers leurs semblables.

À cet instant, si tu sais utiliser ta liberté, une minute glorieuse retentit pour ton esprit qui sera désormais dans ton cœur un cantique d'amour, d'humilité et de foi, à l'heure indéterminable de ta rédemption pour l'éternité...

Mais personne ne pourra rien contre ta propre conscience si tu veux mépriser indéfiniment cette précieuse minute !

Berger des âmes humaines, depuis la formation de cette planète, voilà des millénaires que je cherche à rassembler les brebis égarées en essayant d'apporter à leur cœur les joies éternelles du royaume de Dieu et de sa justice !...

Publius fixait cet homme extraordinaire dont l'intrépidité provoquait son admiration et son étonnement.

Humilité ? De quel crédit jouissait donc ce prophète pour lui parler ainsi, à lui sénateur de l'Empire, investi de tous les pouvoirs devant un sujet ?

D'un seul coup, il se souvint de la ville de césars, couverte de triomphes et de gloires dont les monuments et les pouvoirs, à ses yeux, semblaient immortels.

- Tous les pouvoirs de ton Empire sont bien peu de chose et toutes leurs richesses bien misérables.

Les magnificences des césars sont les illusions éphémères d'un jour car tous les savants, comme tous les guerriers, sont appelés le moment opportun venu aux tribunaux de la justice de mon Père qui est au ciel. Un jour, leurs aigles puissants cesseront d'exister sous une poignée de cendres pitoyables. Leurs sciences se transformeront au souffle des efforts d'autres travailleurs plus dignes de progrès, leurs lois iniques seront englouties dans l'abîme ténébreux de ces siècles d'impiété, car seule une loi existe et survivra aux décombres de l'inquiétude de l'homme - la loi de l'amour, institué par mon Père, dès le début de la création...

Maintenant, retourne chez toi, conscient des responsabilités de ta destinée...

Si la foi restaure dans ton foyer la joie avec le rétablissement de ta fille, n'oublie pas que cela représente une aggravation de tes devoirs pour ton cœur devant notre Père Tout- puissant !...

Le sénateur voulut parler mais sa voix était saisie d'émotion et de sentiments profonds.

Il voulut se retirer, mais à cet instant, il remarqua que le prophète de Nazareth se transfigurait, les yeux fixés au ciel...

Ce lieu devait être le sanctuaire de ses méditations et de ses prières, au cœur parfumé de la nature, car Publius devina qu'il priait intensément et remarqua que de copieuses larmes baignaient son visage envahi alors par une douce clarté qui révélait sa beauté sereine et son indéfinissable mélancolie...

À cet instant, toutefois, une délicieuse torpeur paralysa les facultés d'observation du patricien qui s'apaisa, interdit.

Il devait être neuf heures du soir quand le sénateur sentit qu'il sortait de sa torpeur.

Une légère brise caressait ses cheveux et la lune déversait ses rayons argentés sur l'immense et délicat miroir des eaux.

Gardant en mémoire les moindres détails de cette minute inoubliable, Publius se sentit humilié et rabaissé devant la faiblesse dont il avait fait preuve face à cet homme extraordinaire.

Une avalanche d'idées conflictuelles assaillait son cerveau concernant ces blâmes et ces paroles à jamais gravées au fond de sa conscience.

Rome n'avait-elle pas aussi ses sorciers ? Il chercha à se remémorer tous les drames mystérieux de la cité lointaine avec ses personnages impressionnants et Incompréhensibles.

Cet homme ne serait-il pas une copie fidèle des mages et des devins qui fascinaient également la société romaine ?

Devrait-il, pour autant, abandonner les très chères traditions de sa patrie et de sa famille pour devenir un homme humble, frère de toutes les créatures ? Du haut de sa vaniteuse supériorité, il souriait en lui-même tout en examinant l'inanité de ces exhortations qu'il considérait méprisables. Néanmoins, son cœur envoyait d'autres appels émouvants à son esprit. Le prophète n'avait-il pas parlé d'une occasion unique et merveilleuse ? N'avait-il pas promis, avec assurance, la guérison de sa fillette pour le compte de la foi ardente de Livia ?

Plongé dans ces profondes réflexion, il ouvrit délicatement la porte de la résidence et se dirigea anxieux vers la chambre de la malade et, Oh ! doux miracle ! sa fille reposait dans les bras de Livia dans une sérénité absolue.

Une force surhumaine et inconnue avait atténué ses atroces souffrances car ses yeux laissaient entrevoir une douce satisfaction infantile qui illuminait son visage rieur. Pleine d'une joie maternelle, Livia lui raconta, alors, qu'à un moment donné, la petite avait dit ressentir sur son front le contact de mains affectueuses. Puis elle s'était assise dans son lit comme si une énergie mystérieuse et inattendue avait rendu brusquement à son organisme sa vitalité. Elle s'était alimentée et contre toutes attentes la fièvre avait disparu ; elle révélait déjà un air de convalescente et discutait avec sa tendre mère avec toute la grâce spontanée de sa jeunesse.

Une fois son récit terminé, la jeune femme dit avec enthousiasme :

- Depuis ton départ, Anne et moi avons prié avec ferveur auprès de notre petite malade, nous avons imploré le prophète de répondre à ton appel, d'entendre nos prières et, maintenant, voici que notre enfant se rétablit !... Serait-il, chéri, un plus grand bonheur ?... Oh ! Jésus doit être un émissaire direct de Jupiter, envoyé en ce monde dans une glorieuse mission d'amour et de joie pour toutes les âmes !...

À cet instant, dans un élan spontané et incoercible provoqué par un sentiment de reconnaissance, Anne, qui l'écoutait émue, intervint :

Non, Madame !... Jésus ne vient pas de la part de Jupiter. C'est le Fils de Dieu, son Père et notre Père qui est aux deux, dont le cœur est toujours plein de bonté et de miséricorde pour tous les êtres comme le Maître nous l'enseigne. Louons, donc, le Tout-puissant pour la grâce reçue et remercions Jésus avec une prière remplie d'humilité...

Publius Lentulus suivait la scène en silence, profondément contrarié en constatant l'étroite intimité de sa femme avec une simple servante de sa maison. Il observa, très mécontent, non seulement la spontanéité de la gratitude enthousiaste de Livia, comme l'intromission d'Anne dans la conversation, ce qu'il considérait comme une impudence. Bien vite, il mobilisa toutes les forces de son orgueil pour rétablir la discipline chez lui, et, reprenant l'attitude hautaine de son expression physionomique, il s'adressa sèchement à son épouse.

Livia, il faut que tu contrôles ces ravissements ! Après tout, je ne vois rien d'extraordinaire à ce qui vient de se produire. Rien a manqué à notre malade en matière de traitement et de soins requis, il était donc logique de nous attendre à une réaction salutaire de la part de son organisme, vu notre constante assistance.

Quant à toi, Anne - fit-il en se tournant avec arrogance vers la servante intimidée -, j'estime que la mission qui te retenait dans cette pièce est déjà accomplie, et étant donné l'état d'amélioration de la petite, il n'est pas nécessaire que tu restes plus longtemps ici auprès de ta maîtresse qui a fait venir de Rome les domestiques de son service personnel.

Consternée, Anne regarda sa maîtresse qui montrait sur son visage les signes évidents de son amertume face au caractère imprévu de ces propos intempestifs, et faisant une légère et respectueuse révérence, elle sortit de la chambre où elle avait déployé les meilleures énergies de son abnégation fraternelle.

Pourquoi cela, Publius ? - demanda Livia, très émue. - Juste à l'heure où nous devrions montrer la joie de notre reconnaissance à cette dévouée servante, tu agis avec une telle sévérité ?

Tes enfantillages m'y obligent. Que dira-t-on d'une matrone qui ouvre son âme à ses esclaves les plus humbles ? Qu'en sera-t-il de ton cœur avec ces excès de confiance ? Je remarque avec regret qu'entre nous il existe, à présent, de profondes divergences. Pourquoi cette confiance excessive vouée au prophète de Nazareth qui n'est pas supérieur aux mages et aux sorciers de Rome ? De plus, où places-tu les traditions de nos divinités familiales si tu ne sais pas garder ta foi auprès de l'autel domestique ?

Je ne suis pas d'accord avec toi, chéri, quant à ces pondérations. J'ai la pleine conviction que notre Flavia a été guérie par cet homme extraordinaire... à l'instant de son amélioration soudaine quand elle nous parlait des mains sublimes qui la caressaient, j'ai vu de mes propres yeux, que le lit de la petite était saturé d'une lumière différente que je n'avais jamais vue jusqu'à présent...

Une lumière différente ? Tu divagues certainement après tant de fatigue ; ou alors tu es contaminée par les hallucinations de ce peuple fanatique au sein duquel nous avons eu la malchance de tomber...

Non, mon ami, il ne s'agit pas de divagation. Même si ces propos viennent du cœur que j'adore et que j'admire le plus sur terre, je le reconnais, j'ai la certitude que le Maître de Nazareth vient de guérir notre fillette. Quant à Anne, chéri, je trouve ton attitude injuste, d'ailleurs, en contradiction avec ta proverbiale générosité à l'égard des serviteurs de notre foyer. Nous ne pouvons ni ne devons oublier qu'elle fut d'un dévouement à toute épreuve, auprès de notre fille et de moi-même en ces lieux solitaires. Quelles que puissent être ses croyances j'estime que sa conduite honnête et sanctifiante ne peut qu'honorer le service de notre maison.

Le sénateur réfléchit à la teneur élevée des remarques faites par son épouse et regrettant son attitude impulsive, il capitula face au bon sens de ces propos.

Très bien, Livia, j'apprécie ta noblesse de cœur et j'accepte qu'Anne reste à ton service ; mais je ne transige pas en ce qui concerne la guérison de notre fillette. Je n'admets pas que l'on attribue au mage de Nazareth son rétablissement. Quant au reste, tu devras toujours te rappeler qu'il me plaît de savoir que ta confiance et ton intimité me sont strictement réservées. Le patricien et la matrone romaine en particulier ne doivent pas ouvrir les portes de leur cœur aux employés ou aux inconnus.

Tu sais combien je respecte tes ordres - lui dit son épouse réconfortée lui adressant un regard affectueux et reconnaissant - et je te demande pardon si j'ai offensé ton âme généreuse et sensible !...

Non, ma chérie, si quelqu'un doit demander pardon, c'est à moi de le faire, mais tu n'es pas sans savoir que cette région me tourmente et me fait peur. Je me sens réconforté en constatant la réaction bénéfique de la nature organique de notre enfant car cela signifie notre prochain retour à Rome. Nous n'attendrons que quelques jours, mais dès demain je demanderai à Sulpicius de commencer les préparatifs de notre départ.

Livia approuva les commentaires de son mari, tout en caressant sa petite fille réanimée et remise de l'abattement profond qui l'avait prostrée pendant plusieurs jours. En son for intérieur, heureuse, elle remerciait Jésus. Son cœur lui disait que l'événement était une bénédiction que le Père des cieux lui avait envoyée à travers les mains charitables et saintes du Maître.

Mais obéissant à l'impulsion de sa vanité, Publius ne voulut pas se souvenir du personnage extraordinaire qu'il avait eu devant ses yeux éblouis. Dans son imagination surexcitée, il échafaudait des théories pour éloigner l'interférence directe de cet homme concernant la guérison de Flavia, répondant, ainsi, aux objections de son propre esprit d'observation et d'analyste méticuleux.

Il ne pouvait oublier que le prophète l'avait enveloppé de forces inconnues, faisant taire sa voix et l'obligeant à s'agenouiller. Cet incident, qu'il considérait comme une douloureuse humiliation, blessait son orgueil despotique.

Des idées torturantes peuplaient son cerveau épuisé par tant de luttes intérieures et, après avoir évoqué les génies protecteurs de la famille devant l'autel domestique, il chercha à se reposer de ses fatigues amères.

Cette nuit-là, cependant, son âme revécu les souvenirs de son existence passée dans les ailes envoûtantes de ses rêves.

Revêtu des mêmes insignes de consul au temps de Cicéron, il revit les atrocités pratiquées par Publius Lentulus Sura, son expulsion du consulat, les réunions secrètes de Lucius Sergius Catilina, les perversités révolutionnaires. Il se sentit à nouveau en présence de ce tribunal de juges austères et vénérables qui dans son rêve antérieur lui avait notifié sa renaissance sur terre à une époque de grandes clartés spirituelles.

Devant ces vénérables magistrats qui exhibaient des toges d'une blancheur de neige, il ressentit d'amères sensations d'angoisses qui troublaient immensément son cœur.

Dans une ambiance sublimée de lumière spirituelle, le même juge respectable se leva et s'exclama :

Publius Lentulus, pourquoi as-tu dédaigné la minute glorieuse qui t'aurait permis de racheter l'heure radieuse et infinie de ta rédemption pour l'éternité ?

Tu t'es trouvé cette nuit à la croisée de deux chemins - celui de serviteur de Jésus et celui de serviteur du monde. Pour le premier, ton joug eut été doux et ton fardeau léger ; mais tu as choisi le second où il n'existe pas d'amour suffisant pour laver toute l'iniquité... Prépare- toi, donc, à le suivre avec courage car tu as préféré le chemin le plus scabreux où les fleurs de l'humilité manquent pour atténuer la rigueur des épines vénéneuses !...

Tu souffriras beaucoup car sur cette route, le joug est inflexible et le fardeau très lourd ; mais tu as agi en toute liberté de conscience face à l'enjeu considérable des circonstances de ta vie... Conduit à une opportunité merveilleuse, tu persévères à parcourir la voie arrière et pénible des épreuves les plus rudes et les plus vives.

Nous ne te condamnons pas, nous déplorons à peine l'intransigeance de ton esprit face à la vérité et à la lumière ! Fortifie toutes les fibres de ton être car ta lutte sera désormais très longue !...

Attentivement, il écoutait ces exhortations émouvantes, mais à cet instant, il s'éveilla aux sensations de la vie matérielle, éprouvant une singulière fatigue psychique doublée d'une tristesse indéfinissable.

De bonne heure, son attention fut attirée par Livia qui lui apportait la petite Flavia convalescente et heureuse. Sa peau était comme lissée, soumise à un processus thérapeutique inconnu et merveilleux qui faisait disparaître les tons violacés qui auparavant précédaient les tons rosés des plaies à vif.

Le sénateur retrouva un peu sa sérénité en constatant l'amélioration évidente de sa fillette qu'il serra amoureusement contre son cœur, s'exclamant, plus tranquille :

Livia, il est vrai qu'hier soir, je me suis trouvé en présence du dit maître de Nazareth, mais la logique de mon éducation et de mes connaissances m'empêchent d'admettre qu'il puisse être l'auteur du rétablissement de notre fille.

Puis il se mit à lui relater d'une manière superficielle les événements passés, sans toutefois se rapporter aux détails qui l'avaient le plus impressionné.

Livia écoutait attentivement son récit, mais elle Observa ses dispositions intimes envers le prophète qu'elle considérait comme un être supérieur et vénérable, aussi ne voulut- elle pas exprimer sa pensée sur le sujet, craignant un conflit d'opinion inopportun et injustifiable. Dans son cœur, elle remerciait ce Jésus aimant et compatissant qui avait répondu à ses angoissantes suppliques maternelles et au fond de son âme, elle caressait l'espoir de baiser le bord de sa tunique avec humilité, en témoignage de sa reconnaissance sincère, avant de retourner à Rome.

Quatre jours plus tard, la petite malade présentait les signes évidents d'un rétablissement physique certain, ce qui était un motif de grande satisfaction pour tous les cœurs qui l'entouraient.

Par un matin radieux, la jeune Livia se trouvait chez elle avec son petit garçon qui allait bientôt avoir un an. Elle berçait son enfant et donnait des instructions à sa domestique Sémélé, d'origine juive, désignée pour veiller sur l'enfant, tel était l'intérêt qu'elle avait démontré pour le petit Marcus dès l'instant de son admission au service de la maison. Tout d'un coup, la servante s'exclama en montrant du doigt le large sentier rocailleux :

- Madame, deux cavaliers inconnus arrivent au grand galop !

À ce commentaire, Livia put également les voir le long de la route, et se dirigea immédiatement à l'intérieur afin de prévenir son mari.

Efficacement, quelques minutes plus tard, deux chevaux en sueur et haletants s'arrêtaient devant sa porte. Accompagné d'un guide juif, un homme vêtu à la romaine, bien disposé, mit lestement pied à terre.

Il s'agissait de Quirilius, un affranchi de confiance de Flaminius Sévérus qui venait, au nom de son maître, apporter à Publius et à sa famille quelques nouvelles et de nombreux souvenirs.

Cette charmante surprise remplit la journée d'agréables souvenirs et de doux moments qui furent une source de joies ineffables. Le noble patricien n'avait pas oublié ses amis lointains et parmi les nouvelles réconfortantes et une somme d'argent considérable, Calpurnia avait joint plusieurs cadeaux à l'intention de Livia et de ses deux enfants.

Ce jour-là, Publius Lentulus le passa à remplir de nombreux rouleaux de parchemin pour envoyer à son compagnon de lutte des nouvelles détaillées de tous les événements. Parmi eux, se trouvait la bonne nouvelle du rétablissement de sa fille attribuée au climat merveilleux de la Galilée. Mais comme il considérait ce valeureux descendant de Sévérus comme un frère dévoué et fidèle à qui son cœur n'avait jamais cessé de confier ses plus secrètes émotions, il lui écrivit une longue lettre supplémentaire, destinée au Sénat romain, sur la personnalité de Jésus-Christ. Il le décrivit avec sérénité, d'un point de vue strictement humain, sans emportement émotionnel. Enfin, Publius et Livia annonçaient joyeusement à leurs amis lointains que dans un mois, ils retourneraient certainement à Rome, étant donné le parfait rétablissement de la petite Flavia.

Il était déjà tard lorsque cette longue tâche fut achevée, mais à la tombée de la nuit alors que les deux époux conversaient dans le triclinium tout en relisant les douces paroles de leurs chers absents et faisaient de joyeux projets sur leur prochain retour, voilà que Sulpicius, en compagnie d'un messager de Pilate, se fit annoncer.

Le sénateur reçut la visite de l'émissaire dans son cabinet privé, qui lui adressa respectueusement la parole en ces termes :

Très illustre, le seigneur gouverneur de Judée vous fait part de son arrivée à sa résidence aux alentours de Nazareth où û espère avoir le plaisir de recevoir vos ordres et avoir de vos nouvelles.

Je vous remercie ! - répliqua Publius, de bonne humeur, en ajoutant : - Une chance que le seigneur procurateur ne soit pas loin, cela m'évitera de m'attarder à Jérusalem avant mon départ pour Rome dans quelques jours !...

Quelques formules protocolaires furent échangées tandis que Publius Lentulus ne remarqua rien dans l'attitude de Sulpicius qui lui envoyait des regards éloquents.

L'ENLÈVEMENT

Au temps du Christ, la Galilée était un vaste cellier qui approvisionnait presque toute la Palestine.

À cette époque, le niveau du beau lac de Génésareth n'était pas aussi bas que de nos jours. Toutes les terres avoisinantes étaient arrosées par les nombreuses sources et canaux, ainsi que par le travail des norias qui puisaient l'eau, produisant une végétation luxuriante qui garnissait de fruits et remplissait de parfums ces paysages paradisiaques.

Toute l'année la population semait et récoltait du blé, de l'orge, des citrouilles, des lentilles, des figues et du raisin qui donnaient le goût du plaisir et de l'abondance à la vie. Sur les collines, des palmiers et de précieux dattiers dont les fruits étaient les plus riches de Palestine se dressaient au milieu des vignes et des oliviers.

À Capharnaûm, en plus de ces richesses, l'industrie de la pêche prospérait grâce à l'abondance de poissons dans ce que l'on appelait à l'époque la « Mer de Galilée », réunissant les ingrédients d'une vie simple et tranquille. De tous les peuples des centres galiléens, celui de Capharnaûm se distinguait par sa beauté spirituelle, humble et sans prétention. Consciencieux et croyant, il acceptait la Loi de Moïse et était très loin des manifestations hypocrites du pharisaïsme de Jérusalem. En vertu de cette simplicité naturelle et de cette foi spontanée et sincère, le paysage de Capharnaûm servit de scène aux premières leçons inoubliables et immortelles du christianisme dans sa pureté originelle. Jésus trouva en ces lieux l'affection de cœurs dévoués et valeureux, et le monde spirituel mit en lumière les éléments propices à la formation de cette école inoubliable où le Divin Maître allait donner les exemples de ses enseignements.

Dans toutes les villes de la région, il y avait des synagogues pour que les leçons de la Loi fussent transmises les samedis, jour que chacun devait consacrer exclusivement au repos du corps et aux activités de l'esprit. Lors de ces petites assemblées, la parole était donnée à ceux qui désiraient la prendre, mais Jésus préférait le doux temple de la nature pour la diffusion de ses enseignements.

Les classes les plus pauvres accouraient toutes à ses prêches en plein air dont l'extraordinaire beauté séduisait les cœurs les plus endurcis.

Un vieil accord entre seigneurs avait décidé que le jour consacré aux études de la Loi serait le jour de repos des esclaves, et les Romains eux-mêmes respectaient ces traditions régionales pour gagner la sympathie du peuple conquis.

À cette époque, l'affluence des esclaves aux prédications consolatrices du Messie de Nazareth était grande.

Une semaine s'était écoulée depuis l'arrivée des nouvelles de Rome et, ce samedi-là, aux premières heures de l'après-midi, amicalement, Livia et Anne discutaient tranquillement en privé.

Oui - dit la jeune patricienne à sa servante qui était habillée prête à sortir -, si tu le peux aujourd'hui, remercie de vive voix le prophète en mon nom, car grâce à son infinie bonté, je suis vraiment heureuse. Dis-lui aussi qu'avant de partir pour Rome, si cela m'est possible, j'essaierai de le rencontrer pour baiser ses mains généreuses en témoignage de ma reconnaissance !...

Je n'oublierai pas vos ordres et j'espère que vous pourrez aller chez Simon pour lui rendre visite avant de quitter ces lieux... Aujourd'hui encore - a-t-elle continué sur un ton confidentiel - je dois rencontrer en ville mon vieil oncle Siméon qui est spécialement arrivé de Samarie pour recevoir sa bénédiction et ses enseignements. Je ne sais pas si vous êtes au courant mais entre les Samaritains et les Galiléens, il existe des conflits très anciens ; mais dans ses leçons d'amour et de fraternité, à plusieurs reprises déjà, le Maître a loué les premiers pour leur charité loyale et sincère. Il a déjà réalisé de nombreux miracles en Samarie et mon oncle est l'un de ceux qui en a bénéficié et qui aujourd'hui viendra recevoir la bénédiction de ses mains consolatrices !...

Une foi douce et émouvante remplissait l'âme de cette femme du peuple, accentuant chez Livia son désir de connaître cet homme extraordinaire qui savait illuminer de ses grâces, les cœurs les plus ignorants et les plus humbles.

Anne, attends un peu - dit-elle délicatement, puis se dirigea vers ses appartements. Quelques minutes plus tard, elle revint le visage radieux, satisfaite d'initier à cet instant son premier acte de fraternisation chrétienne et elle donna à sa servante quelques pièces de monnaie, s'exclamant avec joie :

Porte cet argent à ton oncle Siméon, en mon nom... Il vient de loin pour voir le Messie et il en aura besoin !

Ravie, Anne reçut les quelques deniers et la remercia de ce don qui était une vraie fortune. Quelques minutes plus tard, en compagnie de Sémélé et d'autres compagnes, elle prenait la route de Capharnaum en direction du lac où elles allaient attendre la tombée du jour que la barque de Simon Barjonas amène le Messie pour les prêches habituels.

En ville, la première chose qu'elle fit, fut de courir à une vieille cabane où le vénérable Siméon la serra affectueusement dans ses bras, pleurant de joie. Quelle ne fut pas la joie de ces cœurs infortunés en voyant le généreux don de Livia qui représentait pour eux un petit trésor !

Comme elle avait laissé ses compagnes à l'endroit habituel, Anne n'avait pu remarquer que, juste après s'être absentée, Sémélé était partie en hâte en direction d'une maison cachée entre de nombreux oliviers, au bout d'une ruelle presque abandonnée.

Elle frappa à une porte et une femme distinguée vint lui répondre aimablement.

Notre ami est-il arrivé ? - demanda l'employée, feignant l'insouciance.

Oui, Monsieur André est ici depuis hier, à vous attendre. Veuillez me donner un instant, je vous prie.

Quelques minutes plus tard, un homme vint rejoindre Sémélé. Dans un coin de la pièce, il l'étreignit avec effusion comme s'il lui était profondément attaché.

André de Gioras était à Capharnaum pour accomplir sa vengeance où il était aidé par une complice qu'il avait réussi à introduire chez Publius Lentulus, à Jérusalem, motivé par sa soif de représailles et une cruelle sagacité.

Après un long entretien à voix basse, la servante du sénateur lui parla en ces termes :

Il n'y a pas de doute... J'ai réussi à gagner la confiance de mes employeurs et l'affection du petit. Tu peux être tranquille car le moment est opportun, vu que le Sénateur prétend retourner à Rome dans quelques jours !

L'infâme ! - s'exclama André, plein de rage - alors, il pense déjà au retour ? Très bien!... Ce maudit Romain a réussi à asservir pour toujours mon pauvre fils en négligeant mes suppliques paternelles, et bien il va payer très cher son audace de conquérant, parce que son fils sera l'esclave de ma maison ! Un jour, je lui montrerai ma revanche en lui prouvant que moi aussi je suis un homme !...

Il prononça ces mots entre ses dents, d'une voix lugubre, le regard fixe et brillant, comme s'il apostrophait des êtres invisibles.

Alors, tout est prêt ? demanda-t-il à Sémélé sur un ton de résolution définitive.

Parfaitement - répondit la servante avec la plus grande sérénité.

Très bien, d'ici trois jours j'irai jusqu'à là-bas à cheval, aux premières lueurs du jour.

Et lui remettant un flacon minuscule qu'elle cacha soigneusement dans ses vêtements, il continua d'une voix sourde :

Vingt gouttes suffiront pour que l'enfant s'endorme et ne se réveille pas avant douze heures... Quand il fera nuit noire, donne-lui ce breuvage dans un peu d'eau légèrement mélangée à un tout petit peu de vin et attends mon signal. Hier, j'ai fait la reconnaissance des lieux, je serai donc à proximité de la maison à attendre le précieux chargement. Tu couvriras l'enfant endormi de sorte que l'on ne puisse en soupçonner son contenu à quelque distance que ce soit. Comme dans toute affaire de cette nature nous devons tenir compte de l'éventualité du témoignage d'un regard étranger, je serai donc vêtu à la romaine, et j'espère que tu réussiras à porter l'une des tuniques de ta maîtresse pour que nous évitions que la culpabilité de cet enlèvement ne retombe sur quelqu'un de notre race, au cas où surgirait un quelconque témoin inopportun et imprévu... Une fois que j'aurai donné le signal de ma présence sur la route qui borde le verger, tu me rejoindras pour me remettre le précieux fardeau.

Et, le regard perdu dans la vision anticipée de sa vengeance, André de Gioras s'exclama les poings serrés :

Si les maudits Romains réduisent sans pitié nos enfants à l'esclavage, nous pouvons aussi asservir leurs malheureux descendants !... Les hommes naissent avec des droits égaux en ce monde...

En entendant ses mots, quelque peu effrayée, Sémélé objecta poliment :

Mais, et moi ? Je n'accompagnerai pas le petit Marcus cette nuit-là ?

Ce serait une grande imprudence. Tu devras rester à Capharnaum tout le temps nécessaire jusqu'à ce que soient épuisées toutes les pistes du futur sénateur qui, d'ailleurs, ne sera rien de plus qu'un futur esclave. Tôt ou tard, ta fuite serait un indice certain et il nous faut éviter cela à tout prix.

Comme tu le sais, j'ai des parents fortunés en Judée et je nourris l'espoir qu'un coup de chance m'accordera le poste important auquel j'aspire au Temple de Jérusalem. Nous ne pouvons donc avoir des démêlés avec la justice, niais sois sans crainte, plus tard, tes efforts d'aujourd'hui seront largement récompensés.

La servante soupira résignée et accéda à toutes les suggestions de cet esprit vindicatif.

Quelques heures plus tard, à la tombée de la nuit, les esclaves de Publius retournaient à la propriété tout en commentant joyeusement avec enthousiasme les petits incidents et les préoccupations du jour.

Depuis longtemps, Sémélé avait été patiemment instruite par André pour collaborer avec détermination à cet acte de vengeance, elle n'était donc pas inquiète. De nombreux liens la rattachaient à la famille de Gioras et en coopérant à ce sinistre plan, elle ne faisait rien de plus, supposait-elle, que de racheter plusieurs dettes d'ordre matériel.

En fait, elle pensait qu'en liquidant le cas du petit, elle retournerait à Jérusalem quand bon lui semblerait, consciente d'avoir accompli son devoir en obéissant aux terribles exigences d'André.

Le lendemain, elle calcula toutes les possibilités de succès de cette affaire et le moment venu, elle prit toutes les mesures nécessaires.

Il ne lui fut pas difficile d'obtenir une tunique appartenant à Livia. Sa maîtresse en possédait un grand nombre et presque quotidiennement Anne se chargeait de préparer celles qui devaient être nettoyées ; et ce fut ainsi que, trompant le dévouement et la vigilance de sa collègue, Sémélé se procura une tunique élégante et discrète afin de suivre scrupuleusement les consignes de celui dont elle s'était rendue complice.

Depuis qu'ils étaient arrivés en Palestine, le sénateur et sa femme n'avaient jamais vécu des moments aussi paisibles, remplis d'espoirs. La guérison de leur fille était une joie à chaque instant, et ils faisaient les plus doux projets de bonheur pour les jours à venir.

Livia organisait déjà tous les préparatifs de voyage, car quelques jours plus tard, ils seraient à nouveau au vieux port de Joppé en partance pour la chère métropole.

Une sérénité, qui semblait imperturbable, reposait à présent sur le couple qui tranquillisait leur cœur aimant.

Publius avait complètement oublié les avertissements de son rêve qu'il considérait comme le fruit de son entretien impressionnant avec le prophète de Nazareth et son cœur se rassurait en considérant la valeur des pouvoirs humains dans sa vanité fière qui étouffait toutes ses Inquiétudes d'ordre spirituel. Une seule pensée dominait son cœur : retourner à Rome dans quelques jours.

Cette nuit-là, néanmoins, toutes ses espérances allaient s'éteindre et changer définitivement le cours de sa vie sur terre.

Celui qui connaissait la trame ourdie dans l'ombre par l'esprit vindicatif d'André, après minuit put entendre un long sifflement qui se répéta trois fois dans le silence lugubre du bosquet.

Un homme vêtu à la romaine descendit d'un cheval fougueux, à quelques mètres de la maison, sur le large chemin qui séparait la végétation des champs, des arbres fruitiers. Puis, une porte s'ouvrit furtivement et une femme habillée à la mode patricienne s'approcha du cavalier qui l'attendait anxieux et déposa délicatement dans ses bras un paquet volumineux.

Sémélé - s'exclama-t-il tout bas -, cette heure est décisive pour nos destins !

La servante de Lentulus ne put répondre tellement sa poitrine était oppressée.

À cet instant, ils ne remarquèrent pas qu'un homme s'était approché et s'était arrêté net à quelques pas de là dans l'épaisseur des sombres feuillages.

Maintenant - reprit le cavalier avant de partir dans une course folle - n'oublie pas que le silence est d'or et que si un jour tu es ingrate, tu pourras payer de ta vie la découverte de notre secret !...

Après cela, André de Gioras partit précipitamment à grand galop par les sombres chemins, emportant avec lui le paquet si précieux à ses yeux.

À la fois effrayée et émue, la servante le suivit du regard pendant quelques instants encore, avant de rentrer le pas chancelant.

Tous deux ne savaient pas que les yeux d'un calomniateur sont pires que les mains d'un voleur et que ces yeux les guettaient dans la solitude de la nuit.

C'était Sulpicius qui, par hasard, rentrait tard cette nuit-là, lorsqu'il surprit la scène faiblement éclairée par le clair de lune.

Observant de loin qu'un homme et une femme habillés à la romaine se trouvaient sur la route à une heure si inhabituelle, à pas de félin, entre les arbres, il s'approcha davantage afin de les identifier.

Mais la scène se déroula trop rapidement et il ne put entendre que les derniers mots « notre secret », prononcés par André dans sa promesse odieuse et menaçante.

Après le départ du cavalier, il vit que la femme était retournée à l'intérieur à pas vacillants comme prise d'un incoercible abattement. Il pressa alors le pas pour la surprendre et distingua sa silhouette à quelques mètres de distance. Mais il n'osa pas s'approcher, identifiant à peine les caractéristiques de ses vêtements à la faible lueur de la nuit. Cette tunique ne lui était pas inconnue. Cette femme, à son avis, était Livia, la seule d'ailleurs qui pouvait s'habiller de la sorte dans les environs.

D'un seul coup, avec l'esprit vif d'un homme rodé aux pires agissements, il associa les faits, les personnages et les choses. Il se souvint dans ses moindres détails de la scène à laquelle il avait assisté dans le jardin de Pilate et fut persuadé qu'il s'agissait de l'épouse de Publius qui avait réussi à se faire aimer du gouverneur dont elle avait dominé le cœur d'un seul regard en vertu de sa singulière beauté. Il se souvint pour terminer de la présence du procurateur en Judée, à Nazareth, et se dit finalement :

- Un gouverneur n'en est pas moins un homme, et un homme est bien capable de parcourir dans la nuit sur une bonne monture une distance comme celle qui va de Capharnaûm à Nazareth pour retrouver sa bien-aimée... Et bien ça alors !... Il nous faut continuer à observer le couple d'amoureux... Le seul fait étrange dans cette affaire est la facilité avec laquelle cette femme, si austère en apparence, se laisse dominer de la sorte ! Mais comme j'ai des intérêts avec Fulvia, nous allons réfléchir à la meilleure manière d'en informer le pauvre homme qui, tout en étant un sénateur jeune et riche, est un mari bien malchanceux !...

Et après ce prudent monologue, Sulpicius rentra particulièrement satisfait de se sentir maître de la situation. Il savourait déjà l'instant où il informerait Publius de son secret afin d'exiger plus tard, à Jérusalem, le prix ignominieux de sa perversité, selon les promesses de Fulvia.

Le lendemain réservait une douloureuse surprise au sénateur et à son épouse ahuris par le caractère inopiné de cet événement.

Personne ne connaissait les circonstances dans lesquelles s'était déroulé l'enlèvement de l'enfant dans le silence de la nuit.

Comme fou, Publius Lentulus prit toutes les mesures possibles auprès des autorités de Capharnaûm sans obtenir le moindre résultat. De nombreux serviteurs de confiance furent envoyés faire des battues dans les alentours, sans succès, et alors que son mari multipliait les ordres et les dispositions, Livia était cloitrée dans sa chambre, saisie d'une indéfinissable angoisse.

Sémélé, qui feignait la plus grande consternation, aidait Anne à soutenir sa maîtresse accablée de douleur.

Cet après-midi-là, Publius ordonna à Comenius, qui avait l'honneur d'être l'intendant de la propriété, de rassembler tous les serviteurs de la maison afin qu'une punition sévère fut infligée aux esclaves chargés de la surveillance nocturne, pour servir d'exemple. Durant toutes les heures du crépuscule, le fouet meurtrit la chair de trois hommes robustes qui, en vain, imploraient la clémence et la miséricorde, clamant leur innocence. Ce n'est que devant ces êtres injustement punis que Sémélé réalisa l'étendue de son acte, mais profondément terrifiée par les conséquences que pouvait entraîner son délit, elle se reprit et cacha bien davantage sa faute et son terrible secret.

Les punitions se poursuivirent jusqu'à ce que Livia tourmentée par ces cris lancinants et émouvants, se leva avec une extrême difficulté et appela son mari dans un coin du balcon d'où il assistait impassible à l'horrible sacrifice de ces misérables créatures et lui dit sur un ton suppliant :

Publius, ces hommes faibles et malheureux ont été suffisamment punis !... Ne serait- ce pas plutôt l'excès de Sévérité de notre part envers nos serviteurs, la cause d'une si triste punition des dieux à notre égard ? Ces esclaves ne sont-ils pas à leur tour les enfants de Créatures qui les ont beaucoup aimés en ce monde ? Dans mon angoisse maternelle, je nie rends compte que nous avons encore le droit et les moyens de garder auprès de nous nos enfants bien-aimés ; mais quel martyre torturant que celui d'une mère qui voit son malheureux enfant ravi de ses bras aimants pour être vendu par d'ignobles marchands d'âmes humaines !...

Livia, la souffrance te suggère de singuliers égarements - s'exclama le sénateur avec une fermeté sereine.

Comment peux-tu penser à une absurde égalité de droits entre une citoyenne romaine et de misérables servantes ? Ne vois-tu pas qu'entre toi et la mère d'un captif, il existe des différences de sentiment considérables ?

Je pense que tu te trompes - répliqua sa femme avec une intraduisible amertume -, car les animaux eux-mêmes possèdent un instinct des plus élevés...

Et même si j'avais tord, chéri, le bon sens veut que nous examinions notre condition de parents. Nous devons nous dire que personne, plus que nous-mêmes, n'est responsable de ce qui nous arrive car les enfants sont un don sacré des dieux qui les confient à nos cœurs, nous chargeant de redoubler d'affection et de vigilance à chaque instant. Et si je souffre amèrement, c'est en raison de l'amour sublime qui nous lie à nos petits sans pouvoir comprendre la cause de ce crime mystérieux, ni pouvoir imputer la faute de ce sinistre événement à nos serviteurs...

Mais la voix de Livia s'éteignit brusquement. Ces paroles véhémentes se soldèrent par un évanouissement causé par les amères émotions d'une si dure journée. Soutenue par la douce et sensible Anne, la pauvre femme regagna son lit avec une forte fièvre. Quant à Publius, blessé par les âpres vérités de sa femme, il ordonna de faire immédiatement cesser la punition, au soulagement général, puis se retira dans son cabinet pour réfléchir à la situation.

Cette nuit-là, il reçut la visite de Sulpicius qui vint lui apporter le piètre résultat de ses recherches sur la piste du petit Marcus.

Au moment de prendre congé, le licteur s'exclama, à la grande surprise de Publius qui nota le ton énigmatique de ses propos :

Sénateur, je ne peux résoudre la regrettable énigme de la disparition de votre petit garçon, mais mes observations personnelles pourront peut-être vous orienter sur une piste sûre.

Mais si tu as de tels éléments, exprime-toi sans craintes - s'exclama Publius, avec le plus grand intérêt.

Les éléments dont je dispose ne sont pas de véritables points d'éclaircissement, et comme il est parfois des remèdes qui au lieu de guérir des blessures produisent d'autres ulcères incurables, je pense qu'il vaut mieux remettre à demain soir mes impressions personnelles sur cette affaire.

Jouissant de la stupéfaction de son interlocuteur profondément impressionné par ses insinuations criminelles, Sulpicius le salua en ajoutant intentionnellement :

Je serai ici demain à la même heure et si je ne satisfais pas aujourd'hui vos désirs en m'attardant davantage, c'est que quelques tâches m'attendent dans mon cabinet de travail où je dois répondre à des demandes d'informations émanant de nos autorités administratives.

Dominé par le caractère énigmatique de ce comportement, Publius Lentulus le salua trouvant la force de murmurer :

Alors, à demain. J'attendrai l'accomplissement de ta promesse afin que les craintes de mon cœur soient soulagées.

Une fois seul, le sénateur se plongea dans un océan profond de peine et d'émoi.

Juste à l'heure où il comptait retourner à Rome, voilà que l'imprévisible surgissait avec des conséquences plus graves que la maladie même de sa fille, endurée pendant tant d'années avec sérénité et résignation, car à présent il s'agissait de l'enlèvement inexplicable d'un enfant qui semblait poser de sérieuses questions de moralité dans son foyer, compromettant l'honneur même de sa famille.

Au fond, il se sentait comme un homme sans ennemis en Palestine, à l'exception toutefois du jeune Saul, fils d'André qui, à son avis, devait vivre tranquille au foyer paternel ; jamais il n'avait humilié l'honneur d'aucun Israélite, vu qu'il prêtait à chacun toute son attention.

Quelle serait la cause à ce crime mystérieux ?

Dans ses réminiscences, les paroles averties de Flaminius Sévérus lui revinrent en mémoire quand il lui conseilla d'agir avec prudence et de se faire respecter en Palestine en raison des malfaiteurs qui infestaient la région ; mais d'autre part, il se rappela son rêve symbolique et s'imagina entrevoir la vénérable silhouette de ce juge austère et incorruptible qui lui avait prédit une existence pleine d'amertume, vu son mépris et son indifférence pour les vérités rédemptrices de Jésus de Nazareth.

Rongé par la douleur de ces angoissantes pensées, il se pencha sur son bureau et laissa son orgueil blessé pleurer copieusement face à son impuissance à conjurer les forces occultes et impitoyables qui conspiraient contre son bonheur sur les sombres chemins de sa pénible destinée.

Tard dans la nuit, il voulut soulager son cœur auprès de la tendre sollicitude de son épouse en échangeant tous deux leurs lamentations et leurs larmes.

Publius - s'exclama-t-elle avec la tendresse caractéristique à son cœur -, cherchons à nous reprendre... Tout n'est pas perdu !... Grâce aux pouvoirs dont nous disposons, nous pouvons employer tous les moyens nécessaires pour retrouver notre petit ange. Nous ajournerons notre retour à Rome aussi longtemps qu'il le faudra, et en reconnaissance de notre angoisse et de notre abnégation, les dieux feront le reste.

Il serait injuste de nous livrer irrémédiablement à notre désespoir sans utiliser les dernières forces qu'il nous reste pour lutter.

La pauvre femme mobilisait les ultimes recours de son énergie maternelle en prononçant ces paroles d'espoir et de consolation. Mais Dieu savait combien elle souffrait en ces moments angoissants d'indicibles tortures, et seuls ses sentiments sublimes de renoncement et d'amour pouvaient transformer en force sa fragilité féminine pour réconforter le cœur angoissé de son époux dans de si pénibles circonstances.

Oui, ma chérie, je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour attendre la providence des dieux - dit le sénateur plus ou moins ranimé face au courage dont elle témoignait.

Le lendemain se déroula dans les mêmes expectatives angoissantes, avec les mêmes démarches incertaines et les mêmes recherches infructueuses.

Le soir venu, comme promis, Sulpicius Tarquinius était là à attendre le moment

décisif.

Après le dîner, auquel Livia ne put comparaître, vu son abattement physique profond, Publius reçut le licteur dans l'intimité de son foyer, dans le triclinium même où tous deux s'allongèrent sur les lits confortables pour discuter comme de coutume.

Alors, hier encore - s'exclama le sénateur en s'adressant à cet ami supposé -, tu as éveillé mon intérêt paternel, tu m'as parlé d'observations personnelles que tu ne pourrais me communiquer qu'aujourd'hui...

Ah ! Oui - répliqua le licteur feignant la surprise -, il est vrai que je désire attirer votre attention sur les faits mystérieux de ces derniers jours. Auriez-vous un quelconque ennemi ici en Palestine qui souhaiterait que votre séjour se prolonge dans ces régions si peu adaptées aux usages d'un patricien romain ?

Pas du tout - répliqua le sénateur, très surpris. - Je pense me trouver en présence d'amis sincères en ce qui concerne nos autorités administratives, et je crois que personne n'a intérêt à ce que je m'absente de Rome. Je te serais très reconnaissant de bien vouloir élucider de tels commentaires.

C'est qu'en Judée, il y a quelques années, il y eut un cas similaire au vôtre.

On raconte qu'un des prédécesseurs du gouverneur actuel tomba éperdument amoureux de la femme d'un patricien romain qui eut la malchance de séjourner à Jérusalem. Pour arriver à ses fins, il fit son possible pour empêcher le retour de ses victimes au siège de l'Empire. Et quand il constata que son autorité n'y pouvait rien, il commit le crime d'enlever un enfant du couple, accompagnant cet acte d'autres atrocités qui restèrent impunies, vu son prestige politique au Sénat.

Publius écoutait ces commentaires l'esprit embrasé.

Son émotion fut si vive que le sang lui monta à la tête et sembla s'endiguer abondamment dans ses veines à hauteur de ses tempes. Une pâleur de cire couvrit son visage qui prit un aspect cadavérique. Il ne put définir l'agitation qui s'emparait de lui, face à des insinuations qui portaient atteinte à sa dignité personnelle et allaient à rencontre de ses honorables traditions familiales.

En un éclair, il revécut toutes les accusations de Fulvia et, jugeant ses semblables selon ses propres valeurs, il ne pouvait admettre chez Sulpicius une telle férocité.

Tandis que sa pensée était plongée dans d'atroces tourments, sans répondre au licteur qui l'observait et jouissait de l'effet de ses révélations douteuses, le calomniateur poursuivit feignant l'humilité :

- Bon, je reconnais la portée de mes propos pour lesquels, d'ailleurs, je sollicite la bienveillance de votre discrétion, mais je ne m'ouvrirais pas à vous si je n'étais touché par l'intérêt profond que votre amitié est parvenue à inspirer à mon âme sincère et dévouée. Pour être franc, je ne voudrais pas être délateur de qui que ce soit, face à votre esprit juste et généreux ; toutefois, je vais vous dire ce que j'ai vu de mes propres yeux, afin de guider avec plus d'assurance vos efforts dans les recherches de votre petit.

Et avec la fausse modestie de ses paroles malveillantes, Sulpicius Tarquinius fit défiler un long tissu de calomnies, entrecoupant ses arguments de petites gorgées de vin successives, ce qui exaltait encore davantage la source prodigieuse de ses fantaisies.

Il relata à son interlocuteur, qui l'écoutait stupéfait par la coïncidence de ses dires avec les dénonciations de Fulvia, les détails les plus intimes de la scène du jardin chez Pilate. Puis il décrivit ce qu'il avait pu observer la nuit de l'enlèvement, tout en faisant ressortir la coïncidence de la présence du gouverneur à Nazareth.

Le sénateur écoutait son récit tout en cachant difficilement sa stupeur. La trahison de sa femme, selon cette dénonciation spontanée, était un fait indéniable. Néanmoins, il voulait croire le contraire. Pendant toute leur vie conjugale, Livia s'était strictement tenue à l'écart des ambiances mondaines, ne vivant que pour lui et pour ses chers enfants. C'était dans ses propos judicieux et sincères que son esprit allait chercher les inspirations nécessaires pour vaincre les luttes quotidiennes ; mais cette dénonciation étourdissait son cœur et annihilait tous motifs à sa confiance passée. En outre, de curieuses coïncidences venaient blesser son raisonnement, éveillant en lui d'amères suspicions au fond de son âme.

N'était-ce pas elle qui était intervenue suppliante en faveur des esclaves à l'heure de la punition, comme si la faute pesait aussi sur son cœur ?

La veille encore, elle avait suggéré la prolongation de leur séjour en Palestine, démontrant par la même un courage peu commun. N'était-ce pas là un geste de prétendue consolation pour son mari offensé et qui obéissait à des intentions inavouables ?

Un tourbillon d'idées contradictoires agitait le flot de ses pensées affligeantes.

Puis, il réfléchit à sa position d'homme d'État, aux responsabilités austères qui lui incombaient au sein de l'organisation sociale.

Sa fonction éminente, les dures obligations qu'il devait remplir dans ses relations quotidiennes, l'orgueil de son nom et les traditions familiales, tant de raisons qui lui permirent de trouver l'énergie de dominer ses émotions du moment et freiner l'homme sentimental qu'il était par nature pour ne révéler que l'homme public ; il eut alors la force de s'exclamer :

Sulpicius, je te remercie de l'intérêt que tu me portes si toutefois tes paroles sont le reflet de ta sincère générosité, mais je dois considérer qu'étant donné tes propos au sujet de ma femme, je n'accepte aucun argument qui puisse blesser sa dignité et son austère noblesse, des qualités que personne ne connaît mieux que moi.

L'entretien dans le jardin de Pilate auquel tu fais référence, fut autorisé par moi, et tes commentaires sur la nuit de l'enlèvement sont bien vagues, compte tenu du caractère concret que nos investigations requièrent.

Ainsi donc, je remercie ton dévouement en ma faveur, mais tes considérations ouvrent désormais entre nous une brèche que ma confiance ne pourra surmonter.

Tu es par conséquent dispensé du service qui te retenait auprès de ma famille, d'autant que la perspective de mon retour à Rome s'est envolée avec la disparition du petit. Nous ne pourrons retourner au siège de l'Empire, tant que nous ne l'aurons pas retrouvé ou que nous n'aurons la douloureuse certitude de sa mort.

Pour autant, je serais imprudent d'exiger que tu restes à Capharnaûm, sacrifiant les décisions de tes supérieurs hiérarchiques, raison pour laquelle tu seras remercié sans scandale qui puisse nuire à ta carrière professionnelle.

J'attendrai l'occasion d'en parler au gouverneur pour que tu sois libéré officiellement de mes services, sans aucun préjudice pour ton nom.

Tu peux constater qu'en tant qu'homme d'État, je remercie ta sollicitude et je sais apprécier ton dévouement, mais en tant qu'ami, je ne peux plus m'en remettre à toi comme avant.

Le licteur, qui ne s'attendait pas à pareille réponse, devint livide telle était sa déception, mais il osa encore objecter sournoisement :

Seigneur sénateur, l'heure viendra où vous saurez valoriser mon zèle, non seulement comme serviteur de votre maison, mais aussi comme ami dévoué et sincère. Et puisque vous ne m'accordez pas d'autre récompense que celle d'un injuste mépris en réponse à l'impulsion de mon amitié, c'est avec plaisir que je me considère dégagé des obligations qui me retenaient auprès de votre autorité.

Puis, Sulpicius prononça quelques mots d'adieu auxquels Publius répondit sèchement, tourmenté par un profond dépit.

Dans le silence de son cabinet, il prit conscience de l'énergie que les circonstances avaient exigé de son cœur dans de si pénibles conjonctures. Quand bien même il reconnaissait avoir adopté envers le licteur l'attitude la plus juste et conforme à la situation, en son for intérieur, il gardait l'angoissante incertitude de la conduite de LMa. Tout conspirait contre elle et tendait à la présenter à son cœur d'époux honorable, comme la personnification de la fausse innocence.

Cette époque-là ne connaissait pas encore le « priez et veillez » des doux enseignements éternellement du Christ, et le sénateur, se livrant presque totalement à l'emprise des amères émotions qui le contrariaient, se pencha sur de nombreux parchemins qui se trouvaient là et se mit à pleurer convulsivement.

LES PRÉDICATIONS DE TlBÉRIADE

Quelques jours s'étaient écoulés sans altération.

À Capharnaum, non seulement le décor restait inchangé, mais les acteurs portaient sur leur visage la même inquiétude.

Contraint par l'attitude irrévocable et énergique du sénateur, Sulpicius Tarquinius était retourné à Jérusalem, obéissant ainsi aux ordres de Pilate qui, à son tour, avait reçu la notification de Publius Lentulus relative à la dispense du licteur.

En sa qualité d'émissaire de César et du Sénat, Publius avait en Palestine de larges pouvoirs que toutes les autorités de la province, ainsi que le gouverneur, devaient respecter avec une attention particulière et le plus grand respect.

Le procurateur de Judée n'omit pas de remplacer Sulpicius du mieux qu'il le put et voulut connaître les motifs de son éloignement. Mais d'un air supérieur, le sénateur résolut l'affaire évoquant une décision politique. Donnant la preuve de sa bonne volonté, Pilate contribua aux recherches pour retrouver le petit Marcus en envoyant des fonctionnaires de confiance et se rendit personnellement à Capharnaum pour connaître de vive voix les investigations effectuées.

Le sénateur reçut sa visite avec la plus haute considération et accepta sa coopération, sincèrement réconforté, espérant que les événements viendraient démentir les calomnieuses accusations dont était victime son épouse.

Sa vie domestique, néanmoins, avait souffert de profondes altérations. Un voile de doutes amers et infinis le séparait de son épouse à présent et il ne savait plus comment vivre leurs heures de conversation heureuse.

À plusieurs reprises, il avait essayé, sans succès, de retrouver son ancienne confiance et sa spontanéité affective.

Les contrariétés avaient ridé son visage habituellement hautain et orgueilleux, enveloppant ses traits d'un brouillard d'inquiétudes angoissantes.

Tous ses proches, y compris son épouse, attribuaient une si singulière métamorphose à la disparition du petit.

À l'heure des repas, on pouvait remarquer l'effort qu'il faisait pour paraître serein.

Il s'adressait alors à sa compagne ou répondait à ses questions affectueuses par de brèves monosyllabes, marquant ses mots d'un laconisme incompréhensible.

Souffrant cruellement de cette situation, Livia était de plus en plus abattue, et essayait en vain de comprendre la raison de tant d'épreuves et de malheurs.

Plusieurs fois, elle avait sondé l'esprit de Publius pour lui apporter un peu de tendresse et de réconfort, mais il évitait ses élans d'affection sous des prétextes irréfutables. Elle ne le voyait plus que dans le triclinium et une fois le repas terminé, il se retirait promptement dans la grande salle des archives où il passait toutes ses heures dans d'inquiétantes méditations.

Concernant Marcus, il n'avait aucune nouvelle qui aurait pu lui donner le moindre

espoir.

Par un beau matin, Livia parlait discrètement avec sa dévouée servante et amie fidèle qui la questionnait gentiment sur son état de santé. Celle-ci lui répondit en ces termes :

Je ne me sens pas bien, ma bonne Anne !... La nuit, mon cœur bat irrégulièrement et, d'heure en heure, je sens grandir en moi une douloureuse impression d'amertume. Je ne pourrais définir mon état, même si je le voulais... La disparition de notre petit remplit mon âme de sombres présages qui augmentent le poids de mes afflictions maternelles d'autant que je ne peux entrevoir, même vaguement, la cause d'une si grande souffrance...

Et maintenant, voilà que l'état de Publius me contrarie beaucoup. Il a toujours été un homme pur, loyal et généreux ; mais depuis quelque temps, je remarque dans son tempérament de singuliers changements qui viennent aggraver ces symptômes maladifs, depuis l'incompréhensible disparition de notre petit garçon.

Personnellement, j'ai l'impression que les tourments affectifs l'accablent et portent sérieusement préjudice à sa santé...

Je vois bien, Madame, combien vous souffrez ! - lui fit gentiment sa servante. - Je sais que je ne suis qu'une humble créature, sans grande valeur, mais je demanderai à Dieu qu'il vous protège et qu'il ramène la paix dans votre cœur.

Créature humble et sans valeur ? - dit la pauvre femme en cherchant à lui démontrer le degré de son estime sincère. - Ne dis pas cela, je ne suis pas de ces âmes qui apprécient la valeur des autres en fonction de la position dont ils jouissent ou pour les honneurs qu'ils reçoivent.

Fille unique de parents qui m'ont légué une fortune considérable, citoyenne romaine avec les prérogatives d'une femme de sénateur, tu vois combien je souffre dans les tribulations arriéres de ce monde !

Les titres que le berceau m'a accordés ne sont pas parvenus à éviter les épreuves que la destinée aussi m'a apportées avec la jeunesse et la fortune facile.

Reconnais, donc, qu'entre moi qui suis patricienne et toi servante, nos cœurs ne sont pas différents, mais qu'un fort sentiment de fraternité nous ouvre les portes à une compréhension affectueuse, un doux refuge pour les jours tristes de la vie.

Personnellement, contrairement à l'éducation que j'ai reçue, j'ai toujours pensé que tous les êtres sont frères, qu'ils ont une origine commune, sansréussir à accepter les limites qui séparent ceux qui possèdent de nombreux biens et titres, de ceux qui ne possèdent rien en ce monde si ce n'est dans leur cœur où j'ai pour habitude de reconnaître la valeur de chacun.

Maîtresse - s'exclama la servante agréablement surprise -, vos paroles me touchent non seulement parce qu'elles sortent de votre bouche que je suis habituée à entendre parler avec tendresse et vénération, mais aussi parce que le prophète de Nazareth nous a dit la même chose dans ses prêches.

Jésus ?!... - demanda Livia, les yeux brillants, comme si cette référence lui rappelait une source de consolation qu'elle avait momentanément oubliée.

Oui, ma Maîtresse, et pour parler de lui, pourquoi ne chercheriez-vous pas un peu de réconfort dans ses divines paroles ? Je vous jure que ses expressions sages et aimantes vous consoleraient face à tous ces chagrins, vous procurant les sensations d'une vie nouvelle !... Si vous le vouliez, je pourrais discrètement vous conduire chez Siméon pour que vous puissiez bénéficier de ses leçons amicales. Vous recevriez ainsi la joie de sa bénédiction sans vous exposer aux critiques d'autrui, nourrissant votre cœur de ses lumineux enseignements.

Livia réfléchit longuement à ce conseil qui semblait être une disposition bénéfique, puis répondit finalement :

Les souffrances de la vie m'ont maintes fois brisé le cœur et ont remis en question mes idées concernant certains principes qui m'ont été enseignés dès mon plus jeune âge et c'est pour cela que j'accepte ta suggestion, je crois donc qu'il est de mon devoir d'aller voir Jésus publiquement, comme le font d'autres femmes qui vivent en ces lieux

C'était mon intention avant notre départ pour Rome pour lui manifester ma reconnaissance pour la guérison de Flavia. Cet événement m'a profondément marquée, mais nous n'avons pas pu en parler vu l'attitude hostile de mon mari. Maintenant que je suis à nouveau désemparée, au comble de la douleur, j'aurai recours au prophète pour calmer mon cœur oppressé et torturé.

En tant qu'épouse d'un homme qui, en vertu de sa carrière politique, occupe aujourd'hui la fonction la plus importante de cette province, j'irai voir Jésus telle une créature abandonnée par la chance, en quête de soutien et de consolation.

Madame, et votre époux ? - demanda Anne, prévoyant déjà les conséquences de cet acte.

Je chercherai à l'informer de ma décision ; mais si Publius s'esquive et évite encore une fois un entretien privé, j'irai sans l'avoir entendu. Je porterai les humbles habits des gens simples de cette région, je me rendrai à Capharnaûm chez tes parents, aux heures dites, et le moment venu, j'entendrai la parole du Messie, le cœur repentant et l'âme compatissante pour les malheurs de mes semblables...

Je me sens profondément seule ces derniers temps et j'ai besoin de réconfort spirituel pour mon cœur éprouvé par les dures épreuves.

Madame, que Dieu bénisse vos bonnes intentions. À Capharnaûm, mes parents sont très pauvres et très humbles, mais la gratitude de tous vous est acquise, une parole de vous suffira pour qu'ils se mettent à votre disposition, comme des esclaves.

Pour moi, il n'existe pas de richesse égale à celle de la paix et de l'amour.

Je n'irai pas voir le prophète pour demander une attention spéciale car sa charité a suffi pour sauver ma fille, aujourd'hui robuste et en bonne santé grâce à son cœur juste, mais pour chercher le réconfort à mon cœur meurtri.

Je pressens qu'en entendant ses exhortations affectueuses et amicales, je trouverai de nouvelles énergies pour affronter les épreuves les plus âpres et les plus rudes.

Je sais qu'il me reconnaîtra dans les pauvres habits de la Galilée ; cependant, dans son intuition divinatoire, il comprendra que dans la poitrine de cette Romaine, bat un cœur affligé et malheureux.

Toutes deux décidèrent alors d'aller ensemble en ville dans l'après-midi du premier

samedi.

En vain, Livia chercha une occasion de demander la permission espérée de son mari. D'innombrables fois, elle chercha, sans succès, à sonder l'esprit de Publius dont la froideur paralysait son courage pour formuler sa demande.

Mais de toute manière, elle était résolue à aller voir le Maître. Abandonnée dans une région où seul son mari pouvait vraiment la comprendre dans sa sphère d'éducation et rudement éprouvée dans les fibres les plus sensibles de son âme féminine, d'épouse et de mère, la pauvre femme prit seule sa décision avec le plein assentiment de sa conscience honnête et pure.

Elle se tailla une nouvelle robe à la mode galiléenne, de manière à ne pas se faire remarquer dans la foule habituelle des prédications du lac, et informa Comenius du besoin qu'elle avait de sortir ce jour-là, afin que son mari en fût avisé à l'heure du dîner. Puis elle sortit à la date préalablement déterminée en compagnie de sa fidèle servante.

Dans l'humble maison de pécheurs où vivaient les parents d'Anne, Livia se sentit entourée de radieuses vibrations d'une sérénité douce et amicale. C'était comme si son cœur découragé trouvait une clarté nouvelle dans cet environnement de pauvreté, d'humilité et de tendresse.

La figure patriarcale du vieux Sirnéon de Samarie, néanmoins, se détachait à ses yeux de tous ceux qui l'avaient reçue en lui manifestant la plus grande bonté. De son regard profond et de ses vénérables cheveux blancs émanaient le doux rayonnement de la merveilleuse simplicité du vieux peuple hébreu et sa parole remplie de foi savait toucher les cœurs au plus profond de leurs fibres quand il relatait les actes prodigieux du Messie de Nazareth.

Accueillie par tous avec une franche sympathie, Liva, semblait découvrir un monde nouveau, inconnu jusqu'à présent dans son existence. Elle était réconfortée par l'expression de sincérité et de candeur de cette vie simple et humble qui régnait, sans apparats ni artifices sociaux, mais aussi sans préjugés ni hypocrisies pernicieuses.

En fin d'après-midi, se mêlant aux pauvres et aux malades qui allaient recevoir les bénédictions du Seigneur, Livia le cœur soulagé et serein attendait l'heureux moment d'écouter la parole du Maître pleine d'amour et de consolation.

Le crépuscule d'une journée claire et chaude • déversait les reflets d'une lumière dorée sur toutes les Choses et de toute part dans ce doux paysage. Les eaux paisibles du lac de Tibériade s'agitaient légèrement au souffle tiède des zéphyrs de l'après-midi qui s'imprégnaient du parfum des fleurs et des arbres. Des brises fraîches éliminaient la chaleur ambiante, éparpillant des sensations agréables de liberté, au sein d'une nature forte et abondante.

Finalement, tous les regards se tournèrent vers un point foncé qui se dessinait dans le miroir cristallin des eaux, très loin à l'horizon.

C'était la barque de Simon qui amenait le Maître pour les sermons habituels.

Un sourire d'anxiété et d'espoir éclaira alors tous ces visages qui l'attendaient dans l'inconfort de leurs souffrances.

Livia observait cette foule qui, à son tour, remarqua son étrange présence. Il s'agissait d'humbles ouvriers, de rudes pêcheurs, de nombreuses mères dont on pouvait lire les rudes histoires sur leur visage torturé par les plus incroyables tourments, des créatures de la plèbe anonyme et souffrante, des femmes adultères, des publicains jouisseurs de la vie, des malades désespérés et de nombreux enfants qui portaient sur eux les stigmates du plus douloureux abandon.

Livia se tenait aux côtés du vieux Siméon dont les traits fermes et doux inspiraient le plus profond respect à ceux qui l'approchaient. Quant à ceux qui remarquaient son délicat profil romain, alors qu'elle était vêtue d'un simple habit galiléen, ils se disaient qu'il devait s'agir d'une jeune femme de Judée-Samarie qui était aussi venue de loin, attirée par la renommée du Messie.

La barque de Simon accosta doucement sur le rivage laissant le Maître se diriger à l'endroit habituel de ses leçons divines. Sa physionomie semblait transfigurée par une resplendissante beauté. Ses cheveux qui lui tombaient sur les épaules à la manière des Nazaréens, s'agitaient légèrement au souffle caressant des vents agréables de l'après-midi.

La femme du sénateur n'arrivait plus à détacher son regard ébloui de cette figure simple et merveilleuse.

Le Maître commença un sermon d'une beauté incomparable. Ses paroles semblaient toucher les esprits les plus endurcis alors qu'on aurait dit que ses enseignements résonnaient au-delà des limites de la Galilée, retentissant dans la terre entière, préalablement formulés pour parcourir le monde pour l'éternité.

« Heureux les humbles d'esprit, car le royaume de mon Père qui est aux cieux leur appartiendra !...

Heureux les pacifiques, car ils posséderont la terre !...

Heureux les assoiffés de justice, car leur soif sera étanchée !...

Heureux ceux qui souffrent et pleurent, car ils seront consolés dans les joies éternelles du royaume de Dieu !... »

Et sa parole énergique et douce parlait de la miséricorde du Père Céleste ; des biens de la terre et du ciel ; de la valeur des inquiétudes et des angoisses humaines. Il ajoutait qu'il n'était pas venu au monde pour les plus riches et les plus heureux, mais pour consoler les plus pauvres et les laissés pour compte.

L'assemblée hétérogène écoutait ivre, transportée d'espoir et de joie spirituelle.

Une douce lumière caressante semblait venir d'Hébron, illuminant le paysage de tonalités d'opales et de saphirs éthérés.

L'heure avançait et des apôtres du Seigneur décidèrent de distribuer quelques pains à ceux qui avaient le plus besoin d'aliments. Deux grands paniers de collation frugale furent apportés, mais les auditeurs étaient bien trop nombreux. Alors Jésus en bénit le contenu et, par un doux miracle, la maigre provision fut multipliée en petits morceaux qui furent religieusement distribués à des centaines de personnes.

Livia reçut également sa part et l'avala, elle sentit une saveur différente, comme si elle avalait un remède apte à guérir tous les maux de son âme et de son corps parce qu'une certaine tranquillité anesthésia son cœur flagellé et désenchanté. Émue jusqu'aux larmes, elle vit que le Maître s'occupait charitablement de nombreuses femmes, parmi lesquelles beaucoup avaient, d'après la rumeur à Capharnaum, des vies dissolues et criminelles.

Le vieux Siméon voulut aussi s'approcher du Seigneur en cette heure mémorable de son passage sur la planète. Livia l'accompagna machinalement, et quelques minutes plus tard, ils se trouvaient tous deux devant le Maître qui les accueillit avec son généreux et profond sourire.

Seigneur - s'exclama respectueusement l'ancien de Samarie -, que dois-je faire pour entrer un jour dans votre royaume ?

En vérité je te le dis - répliqua Jésus, tendrement -beaucoup viendront de l'Occident et de l'Orient chercher les portes du ciel, mais seuls ceux qui aimeront profondément notre Père qui est aux deux, au-dessus de toutes les choses de la terre en aimant son prochain comme soi-même, ceux-là trouveront le royaume de Dieu et de sa justice.

Et jetant son regard compatissant et miséricordieux sur la grande assemblée, il poursuivit avec douceur :

Beaucoup, parmi ceux qui ont été appelés ici, seront choisis pour le grand sacrifice qui approche !... Ceux-là me trouveront au royaume céleste car leur renoncement sera le sel de la terre et le soleil d'un nouveau jour !...

Seigneur - osa l'ancien, les yeux remplis de larmes -, je ferais tout pour être l'un de vos élus!...

Mais Jésus regarda fixement le patriarche de Samarie et murmura avec une infinie tendresse :

Siméon, va en paix et ne sois pas pressé, car en vérité, j'accepterai ton sacrifice le moment opportun venu...

Et étendant le rayon de lumière de ses yeux jusqu'au visage de Livia qui buvait attentivement ses paroles avec une soif ardente, il s'exclama avec les clartés prophétiques de ses exhortations :

Quant à toi, réjouis-toi en Notre Père, car mes paroles et mes enseignements ont touché à jamais ton coeur. Va et ne renie pas ta foi, car le temps viendra où je saurai accepter ton abnégation sanctifiante !

Ces mots furent dits d'une telle façon que la femme du sénateur n'eut pas de mal à appréhender leur sens profond pour un lointain avenir.

Puis, la grande assemblée des pauvres, des malades et des affligés se dispersa petit à

petit.

Il faisait nuit quand Livia et Anne retournèrent à la résidence seigneuriale, réconfortées par les grâces reçues des mains charitables du Messie.

Une profonde sensation de soulageaient et de réconfort inondait leur âme.

Mais en pénétrant dans ses appartements, Livia se trouva face au visage autoritaire de son mari qui laissait transparaître sur ses traits tendus les signes d'une forte irritation, comme cela arrivait lorsqu'il était de très mauvaise humeur. Elle remarqua combien il était exaspéré, mais à l'inverse des autres fois, elle se sentait vraiment prête à vaincre les plus terribles luttes de son cœur, car avec une sérénité imperturbable, elle l'affronta face à face, bravant son regard suspicieux. Il lui semblait que la fleur d'une éternelle paix spirituelle s'était épanouie en son for intérieur à la douce chaleur des paroles du Christ, car il lui paraissait avoir atteint le domaine de la sérénité étrange et supérieure, inconnu jusqu'à présent.

Après l'avoir regardé de haut en bas avec son regard dur et incisif, Publius s'exclama, retenant mal son incompréhensible colère:

Alors, qu'est-ce que cela signifie ? Quelles raisons valables ont pu amener Madame à s'absenter de cette maison à des heures aussi indues pour une mère de famille ?

Publius - répondit-elle avec humilité, trouvant étrange cette attitude cérémonieuse -, bien qu'ayant voulu t'informer de ma décision de sortir cet après-midi, tu n'as cessé de me fuir en t'esquivant de ma présence et j'avais besoin d'aller voir le Messie de Nazareth pour apaiser mon cœur affligé.

Et tu avais besoin d'un déguisement pour rencontrer le prophète du peuple ? - interrompit ironiquement le sénateur.

C'est la première fois que je vois une patricienne utiliser de tels artifices pour consoler son cœur. Ton mépris pour nos traditions familiales les plus sacrées va donc si loin?

J'ai pensé qu'il valait mieux ne pas me faire remarquer dans la foule de personnes pauvres et malheureuses qui vont voir Jésus au bord du lac, et en me confondant parmi les souffrants, je ne pensais pas enfreindre nos coutumes, mais plutôt agir pour protéger notre nom, vu que tu représentes actuellement dans cette province la plus haute autorité politique de l'Empire.

À moins que tu ne caches d'autres sentiments comme tu dissimules ta position sociale en te déguisant. Tu as eu tort d'aller voir le Messie ainsi vêtue, car après tout, je suis investi de pouvoirs pour exiger la présence de quiconque de la région dans cette maison !

Mais Jésus - objecta Livia courageusement - doit être pour nous bien au-dessus des pouvoirs humains que nous savons si précaires parfois. Je pense que la guérison de notre fillette, pour qui tous nos efforts furent impuissants, est suffisante pour le rendre créancier de notre gratitude perpétuelle.

J'ignorais qu'ici à Capharnaum tu étais mentalement si fragile face aux succès du Maître de Nazareth - continua sèchement le sénateur.

La guérison de notre fille ? Comment assurer une chose qui ne peut être prouvée par des arguments concrets ? Et même si cet homme, investi de pouvoirs divins aux yeux des pêcheurs galiléens à l'esprit simple et ignorant, était venu au monde au nom des dieux et avait opéré cette guérison par son intervention surnaturelle, nous pourrions aussi considérer qu'il est impitoyable et cruel car tout en guérissant une fillette malade depuis tant d'années, il a permis que les génies du mal et de la perversité nous ravissent notre garçon bien portant et affectueux en qui ma tendresse de père déposait tout un avenir brillant et prometteur !

Tais-toi, Publius ! - objecta-t-elle, saisie par une force supérieure qui lui permettait de conserver toute sa sérénité de cœur. - Rappelle-toi que les dieux peuvent durement nous humilier pour l'absurdité de notre vanité et de notre orgueil... Si Jésus de Nazareth a guéri notre enfant bien-aimée que nous serrions dans nos bras fragiles contre l'immense pouvoir de la mort, il pouvait également permettre que nous soyons blessés dans les sentiments les plus sacrés de notre âme par l'incompréhensible disparition de notre Marcus, afin que nous soyons enclins à la pitié et à la commisération pour nos semblables !...

C'est se compromettre que de manifester une telle tolérance qui pousse l'absurde à fraterniser avec les esclaves - dit Publius avec âpreté et une austère sévérité.

Une telle attitude de ta part me fait sérieusement penser que ta personnalité a changé au cours de cette année, car tes idées, loin du milieu social du siège de l'Empire, se sont abaissées au niveau des sentiments les plus laxistes, contrairement à l'attitude que l'on est en droit d'exiger de la part de l'épouse d'un sénateur ou d'une matrone romaine.

Angoissée, Livia entendait les propos injustifiables de son mari. De toute leur vie conjugale, jamais elle ne l'avait vu aussi irrité ; mais elle remarqua en elle-même un Singulier changement, comme si le pain rustique, béni par le Maître, avait transformé les fibres les plus secrètes de Sa conscience. Et si ses yeux se remplissaient de larmes, ce n'était pas parce que son orgueil était blessé ou pour l'ingratitude que ces reproches injustes révélaient, mais pour la profonde compassion qu'elle éprouvait pour son époux qui ne la comprenait pas, et chez qui elle devinait la pénible tempête qui fustigeait son cœur généreux, bien qu'arbitraire dans ses résolutions. Sereine et silencieuse, elle ne se justifia pas devant ces sévères réprimandes.

Ce fut alors que comprenant que cette querelle ne devait continuer, le sénateur se dirigea vers la porte, l'ouvrit avec violence et s'exclama :

Je n'ai jamais fait de voyage aussi pénible et aussi malheureux ! Des génies maudits semblent guider mes activités en Palestine, car si j'ai guéri une fille, j'ai perdu un fils et je commence à perdre une femme dans l'abîme de la folie et de l'incohérence. Finirai-je donc aussi par me perdre pour toujours !

Et disant cela, il claqua la porte avec toute la force de ses gestes impulsifs, puis se dirigea vers son cabinet, tandis que son épouse, le cœur prostré, élevait sa pensée à ce Jésus affectueux et tendre qui était venu au monde pour sauver tous les pécheurs. Des larmes douloureuses coulaient de ses yeux qui fixaient le paysage du lac de Génésareth où elle avait l'impression d'être retournée en esprit. Le Maître était là dans une douce attitude de prière, son regard fulgurant plongé dans les étoiles du ciel.

Elle se figura que Jésus avait également remarqué sa présence en cette heure obscure de la nuit, car il avait dévié son regard éclatant du firmament constellé et lui tendit ses bras compatissants et miséricordieux, s'exclamant avec une infinie douceur:

Mon enfant, laisse tes yeux pleurer sur les imperfections de l'âme que Notre Père t'a destinée comme ton âme sœur !... N'attends rien de ce monde que des larmes et des souffrances, car c'est dans la douleur que les cœurs s'illuminent sur le chemin du ciel... L'heure viendra où tu te sentiras au comble des afflictions, mais ne doute pas de ma miséricorde car le moment opportun venu, quand tous te mépriseront, je t'appellerai à mon royaume d'espérances divines où tu pourras attendre ton mari durant les siècles incessants qui passent !...

Il lui semblait que le Maître ne cessait de bercer son cœur de tendres promesses de bonheur, mais un bruit anodin vint l'arracher à cette vision de lumière et de bonheur indéfinissable.

Le tableau de ses agitations spirituelles se brisa, comme s'il était fait de filigranes infiniment subtils.

Alors l'épouse du sénateur comprit qu'elle n'avait pas été victime d'une perturbation hallucinatoire et garda avec amour au fond de son cœur, les douces paroles du Messie. Tandis qu'elle était ses habits galiléens afin de reprendre le cours de ses obligations domestiques, l'âme limpide et consolée, il lui semblait encore entrevoir la silhouette sereine et bien-aimée du Seigneur sur les hauteurs verdoyantes des rives du lac de Tibériade, à travers un léger brouillard qui voilait ses yeux remplis de larmes.

LE GRAND JOUR DU CALVAIRE

Depuis son altercation avec son épouse, Publius Lentulus s'était enfermé dans le plus grand mutisme.

D'affligeants soupçons fustigeaient son cœur impulsif concernant le comportement de celle que le destin avait liée pour toujours à son esprit dans le cadre de la vie conjugale. Il n'avait pu comprendre pourquoi Livia s'était servie d'un déguisement pour rencontrer le prophète de Nazareth. Son tempérament orgueilleux se rebellait contre l'attitude de sa femme, car il considérait que sa position sociale était un gage de vénération et de respect pour tous et laissa ainsi place aux plus déplorables méfiances, Intoxiqué par les calomnies de Fulvia et de Sulpicius.

Le temps passait et alors qu'il restait cloîtré dans son silence et dans sa mélancolie, Livia se raccrochait à sa foi et au souvenir des tendres paroles persuasives du Nazaréen. Jamais plus, elle n'était retournée à Capharnaum pour entendre les exhortations consolatrices du Messie ; mais par l'intermédiaire d'Anne qui s'y rendait ponctuellement, elle cherchait à aider, chaque fois qu'elle le pouvait et dans la mesure de ses moyens matériels, les pauvres qui venaient écouter la parole de Jésus. Une profonde tristesse envahissait son cœur sensible et généreux alors qu'elle observait les attitudes incompréhensibles de son compagnon ; mais en fait, elle ne fondait plus maintenant ses espoirs sur les réalisations d'ordre terrestre et tournait ses plus ardentes aspirations vers ce royaume de Dieu, merveilleux et sublime, où tout devait transpirer l'amour, le bonheur et la paix, au cœur de souveraines consolations célestes.

La Pâque de l'an 33 approchait. De nombreux amis de Publius lui avaient conseillé un retour temporaire à Jérusalem, afin d'intensifier les recherches de leur garçon pendant les festivités qui rassemblaient, à cette époque, les plus grandes foules de la Palestine, leur offrant plus de chances de retrouver leur petit disparu. D'innombrables pèlerins, venus de toutes les régions de la province, se dirigeaient vers Jérusalem pour participer aux grandes fêtes, offrant en même temps les tributs de leur foi au Temple somptueux. En de telles circonstances, la noblesse locale se faisait aussi remarquer à travers ses éléments les plus représentatifs. Tous les partis politiques se mobilisaient pour assurer les services extraordinaires des solennités qui réunissaient les plus grandes masses du judaïsme, ainsi que les hommes les plus importants de cette époque. Les autorités romaines, à leur tour, se concentraient également à Jérusalem à cette occasion, rassemblant en ville presque tous les centurions et légionnaires détachés au service de l'Empire dans les contrées les plus lointaines de la province.

Publius Lentulus ne négligea pas ce conseil et avant que la ville ne fut pleine de pèlerins et d'explorateurs, il s'y trouvait déjà avec sa famille à donner des instructions à ses serviteurs de confiance qui connaissaient le petit Marcus, de manière à former une chaîne d'enquêteurs attentifs et assidus, tant que dureraient les fêtes.

À Jérusalem, le conventionnalisme social n'avait pas changé, on nota à peine que pour la circonstance Publius avait dispensé la résidence de son oncle Salvius et s'était installé dans une villa confortable et gracieuse qui donnait sur une rue mouvementée d'où il pouvait aussi observer les manifestations populaires.

La veille de Pâque arriva avec une immense marée de pèlerins issus de toutes les classes et venus de toutes les localités provinciales. Il était intéressant d'observer dans ces concentrations hétérogènes de population, les coutumes les plus diverses.

Tout en franchissant les portes de la ville patrouillées par de nombreux soldats prétoriens, d'innombrables caravanes révélaient les usages les plus singuliers.

Et tandis que le sénateur faisait des comparaisons d'ordre économique, social et politique en observant la foule qui affluait dans les rues mouvementées, Livia discutait discrètement avec sa servante de confiance.

Savez-vous, Madame, que le Messie aussi est arrivé hier en ville ? - s'exclama Anne avec un rayon de joie dans ses grands yeux.

C'est vrai ? - demanda Livia, surprise.

Oui, depuis hier, Jésus est à Jérusalem, salué par de grandes manifestations populaires.

La résurrection de Lazare en Béthanie a confirmé ses divines vertus de Fus de Dieu parmi les hommes les plus incrédules de cette ville, et je viens d'apprendre que son arrivée a apporté une immense joie au peuple. Toutes les fenêtres étaient décorées de fleurs pour son passage triomphal, les enfants éparpillèrent des palmes vertes et parfumées le long du chemin en son hommage et celui de ses disciples !... Beaucoup de monde accompagna le Maître depuis les bords du lac de Génésareth, le suivant jusqu'ici, à travers toutes les localités.

Celui qui m'en a fait part, je le connais personnellement, il s'agit d'un porteur de l'oncle Siméon qui lui aussi a fait cette longue marche jusqu'à Jérusalem, malgré son âge avancé...

Anne, cette nouvelle est très réconfortante - lui dit sa maîtresse avec bonté - et si je le pouvais j'irais écouter la parole du Maître où que ce soit ; mais tu connais mes difficultés pour concrétiser ce souhait. Néanmoins, tu es dégagée de tes obligations et de tes tâches pendant le séjour de Jésus à Jérusalem, afin de bien profiter des fêtes de la Pâque, et écouter en même temps, les prêches du Messie qui nous font tant de bien au cœur.

Puis remettant à sa domestique l'indispensable aide pécuniaire, elle regarda Anne partir satisfaite en direction du Mont des Oliviers où des masses compactes de pèlerins se trouvaient rassemblées. Parmi eux, elle remarqua le vieux Siméon de Samarie, compagnon courageux qui n'hésita pas, malgré son âge avancé, à suivre le mouvement des pérégrinations par les chemins les plus tortueux et les plus longs.

Chez les Lentulus, un tel intérêt pour ces grandes festivités du judaïsme n'avait pas lieu d'être.

Un seul motif justifiait la présence du sénateur à Jérusalem en ces jours turbulents : la recherche incessante de son fils qui semblait perdu à jamais.

Quotidiennement, il écoutait les rapports de ses hommes de confiance après les enquêtes entreprises et, d'heure en heure, il se sentait plus accablé par les dures déceptions face aux luttes inutiles de ces recherches exhaustives et infructueuses. cette demeure claire et fleurie, les heures marquées de tristesse s'écoulaient lentement. En vain, les rues s'agitaient, patrouillées par des soldats, pleines de créatures de toutes les classes sociales. Le brouhaha des manifestations populaires franchissait les portes presque silencieuses comme les échos éteints de rumeurs lointaines.

La pénible situation conjugale dans laquelle il s'était enfoncé, séparait le sénateur de sa femme, comme s'ils étaient irrémédiablement éloignés l'un de l'autre et que les liens sacrés du cœur avaient été détruits.

Ce fut dans cette retraite en apparence calme qu'Anne revint quelques jours plus tard, un beau matin, pour annoncer à sa maîtresse l'emprisonnement inattendu du Messie.

C'est avec la simplicité spontanée et sincère de l'esprit populaire, qu'elle incarnait, que la servante lui relata dans les moindres détails la scène provoquée par l'ingratitude d'un des disciples et en vertu du mépris, de l'ambition des prêtres et des pharisiens du Temple de la grande cité Israélite.

Très touchée par les faits relatés, Livia se dit qu'en d'autres temps, elle aurait immédiatement recouru à la protection politique de son mari pour éviter au prophète de Nazareth les attaques des ambitions démesurées. Mais dans de telles circonstances, elle savait qu'il ne lui serait pas possible de faire usage du prestige de son compagnon. Néanmoins, elle chercha à se rapprocher de lui par tous les moyens, bien qu'inutilement. Dans une pièce contiguë à son cabinet, elle remarqua que Publius recevait plusieurs personnes qui étaient discrètement venues le voir en privé ; et le plus intéressant était que, d'après ses observations, ils parlaient tous du même sujet avec le sénateur, celui de l'emprisonnement inattendu de Jésus de Nazareth - un événement qui déviait toutes les attentions des festivités de la Pâque, tel était l'intérêt éveillé par les actes du Maître dans tous les esprits. Quelques-uns sollicitaient son intervention au procès de l'accusé ; d'autres, du côté des pharisiens ralliés aux prêtres du Sanhédrin, augmentaient à ses yeux le danger des prédications de Jésus que beaucoup présentaient comme un révolutionnaire inconscient opposé aux pouvoirs politiques de l'Empire.

En vain, Livia attendit que son mari lui accorde deux minutes d'attention dans la pièce attenante à son cabinet privé.

Son anxiété était à son paroxysme lorsqu'elle aperçut la silhouette de Sulpicius Tarquinius qui venait de la part de Pilate solliciter immédiatement au sénateur la faveur de sa présence au palais du gouvernement provincial, afin de résoudre un cas de conscience.

Publius Lentulus ne se fit pas prier.

Il réfléchit à ses devoirs d'homme d'État et en conclut qu'il devait oublier toutes conjectures liées à sa vie privée, et alla à la rencontre des obligations qu'il devait à l'Empire.

Livia perdit, ce jour-là, tout espoir d'implorer son aide pour le Maître. Ne sachant pourquoi, une profonde amertume envahissait son for intérieur. L'âme pleine d'idées noires, elle éleva au Père céleste de ferventes et sincères prières pour ce cœur qu'elle considérait comme le lucide émissaire des cieux. Elle supplia toutes les forces du bien de libérer le Fils de Dieu de la persécution et de la perfidie des hommes.

À son arrivée à la cour provinciale romaine en ce jour inoubliable à Jérusalem, Publius Lentulus eut une étonnante surprise.

Une foule de gens s'entassait sur la grande place dans un brouhaha assourdissant.

Pilate le reçut avec déférence et sollicitude et le conduisit dans un grand cabinet où était réuni un petit nombre de patriciens, choisis sur le volet à Jérusalem. Le préteur Salvius, des fonctionnaires importants, des militaires gradés et quelques civils romains de renommée qui passaient en ville et qui s'étaient rassemblés là, convoqués par le gouverneur qui s'adressa à Publius Lentulus, en ces termes :

Sénateur, je ne sais si vous avez eu l'occasion de connaître en Galilée un homme extraordinaire que le peuple a pour habitude d'appeler Jésus de Nazareth. Cet homme est à présent prisonnier, suite à la condamnation des membres du Sanhédrin et la population, qui l'avait reçu dans cette ville avec des palmes et des fleurs, demande à présent aux autorisés provinciales de prononcer son jugement immédiat sur cette place, confirmant ainsi, la sentence proférée par les prêtres de Jérusalem.

Pour ma part, en toute franchise, je ne lui connais aucune faute sinon celle d'être un fervent visionnaire de choses que je ne peux ni ne sais comprendre ; d'ailleurs, son état de misérable pauvreté me surprend amèrement.

À ce moment-là, les deux sœurs, Claudia et Fulvia, pénétrèrent dans la salle et vinrent se joindre à ce conseil de patriciens.

Cette nuit encore - continua Pilate tout en indiquant son épouse -, il semblerait que les augures des dieux se soient manifestés pour me guider, car Claudia a rêvé qu'une voix lui disait que je ne devrais pas risquer ma responsabilité en jugeant cet homme juste.

J'ai donc décidé d'agir selon ma conscience en réunissant ici tous les patriciens et Romains notables de Jérusalem pour examiner cette affaire, de sorte que ma décision ne nuise pas aux intérêts de l'Empire ni ne heurte mon idéal de justice.

Entre nous, que pensez-vous de mes scrupules en ma qualité de représentant direct du Sénat et de l'Empereur, dans le cas présent ?

Votre attitude - pondéra le sénateur, conscient de ses responsabilités - révèle le plus grand discernement quant aux questions d'ordre administratif.

Et se rappelant des bienfaits reçus du prophète à l'occasion de la guérison de sa fillette, malgré les doutes soulevés par son orgueil et sa vanité, il continua :

J'ai connu de près le prophète de Nazareth à Capharnaum où personne ne le considère comme un conspirateur ou un révolutionnaire. Ses actes sont ceux d'un homme supérieur, charitable et juste, et je n'ai jamais eu connaissance du fait que sa parole s'élevait contre une quelconque institution sociale ou politique de l'Empire. Certains le prennent peut- être ici pour un individu prétendant au pouvoir politique de la Judée, nourrissant en son nom les ambitions et le dépit des prêtres du Temple. Mais puisque vous avez des scrupules somme toute louables, pourquoi n'envoyez-vous pas le prisonnier à Antipas pour qu'il le juge, il devrait s'intéresser à une telle affaire et pouvoir trouver la solution la plus appropriée ? Il représente à ce jour le gouvernement de Galilée, ici à Jérusalem, et je pense que personne ne peut, mieux qu'Hérode, résoudre en toute conscience un cas comme celui-ci. D'autant qu'il jugera l'un de ses compatriotes, puisque vous ne vous estimez pas en possession de tous les éléments pour prononcer un jugement définitif à ce procès insolite.

L'idée fut acceptée à l'unanimité et l'accusé fut conduit en présence d'Hérode Antipas par quelques centurions, obéissant ainsi rigoureusement aux ordres de Pilate.

Mais au palais du tétrarque de la Galilée, Jésus de Nazareth fut reçu avec sarcasme.

Surnommé par le peuple de « Roi des Juifs », il symbolisait l'espoir de certaines revendications politiques pour un grand nombre de ses partisans parmi lesquels se trouvait le fameux disciple de Qeriyyot (5), et le maître de Nazareth fut traité par le prince de Tibériade comme un vulgaire conspirateur humilié et vaincu.

(5) Judos l'Iscariote (NDT)

Cependant afin de montrer au procurateur de Judée tout le ridicule de ses scrupules, Antipas ordonna que l'on traitât le prisonnier avec la plus grande ironie.

Il le fit vêtir d'une tunique blanche, semblable à l'habit porté par les princes à cette époque et lui mit dans les mains un vilain bâton en guise de sceptre, puis posa sur son front accablé une couronne d'épines vénéneuses, et le renvoya ainsi au châtiment de Pilate dans le tourbillon des cris de la plèbe exacerbée.

Beaucoup de soldats romains entouraient l'accusé pour le protéger des assauts de la masse furieuse et inconsciente.

Jésus portait par dérision la tunique de la royauté, couronné d'épines, il empoignait un bâton comme symbole de son règne dans le monde et laissait transparaître dans son regard profond une indéfinissable mélancolie.

Informé que le prisonnier était rendu à son jugement par Antipas, le gouverneur s'adressa à nouveau à ses compatriotes et leur dit :

- Mes amis, malgré nos efforts, Hérode fait aussi appel à nous pour confirmer la condamnation du prophète nazaréen et aggrave son sort en le renvoyant de la sorte devant le peuple. En tant que suprême autorité de Tibériade, il a traité le prisonnier avec des sarcasmes révoltants pour nous faire comprendre le mépris avec lequel il pense que cet homme doit être considéré par notre justice et notre administration.

Une situation aussi arrière m'attriste beaucoup car mon cœur me dit que cet homme est juste ; mais que faire dans de telles circonstances ?

De la pièce isolée où se réunissait le conseil restreint de patriciens, on pouvait entendre les échos bruyants de la foule en émeute qui criait.

Un adjoint du nom de Polibius, un homme sensé et honnête aux ordres du gouverneur, pénétra dans le cabinet, pâle et presque tremblant. Il s'adressa à Pilate :

Seigneur gouverneur, la foule déchaînée menace d'envahir le bâtiment si vous ne confirmez pas la sentence condamnatoire de Jésus de Nazareth dans les plus brefs délais...

Mais, cela est absurde - rétorqua Pilate, affecté. - Et que dit le prophète dans de telles circonstances ? Il supporte tout sans la moindre récrimination et sans demander à faire officiellement appel aux tribunaux de justice ?

Seigneur - répliqua Polibius, également impressionné -, le prisonnier est d'une extraordinaire sérénité et résignation. Il se laisse conduire par les bourreaux avec la docilité d'un agneau et ne se plaint de rien, pas même du suprême abandon où l'ont laissé presque tous les disciples chers à sa doctrine !

Ému par ses souffrances, je suis allé lui parler personnellement et je l'ai questionné sur son martyre. Il m'a affirmé qu'il pourrait invoquer les légions de ses anges et pulvériser Jérusalem en une minute, mais que ce n'était pas dans les desseins divins, contrairement à son humiliation infamante pour que s'accomplissent les déterminations des Écritures. Je lui ai alors fait comprendre qu'il pourrait recourir à votre magnanimité et demander un procès dans le cadre de nos dispositifs judiciaires, de manière à prouver son innocence. Mais il a refusé un tel recours, alléguant qu'il renonçait à la protection politique des hommes pour ne s'en remettre qu'à une seule justice qu'il dit être celle de son Père qui est aux cieux !

Quel homme extraordinaire !... - répliqua Pilate, tandis que les autres l'écoutaient stupéfaits.

Polibius - poursuivit-il -, que pouvons-nous pour lui éviter une mort infâme entre les mains criminelles de la foule inconsciente ?

Seigneur, comme il faut trouver une solution rapide, je suggère de le faire fouetter en place publique, et voir si nous parvenons ainsi à apaiser la colère populaire évitant au prisonnier une mort sordide entre les mains de scélérats dénués de toute conscience...

Mais, le fouet ?! - dit Publius Lentulus, surpris, devinant les tortures de l'horrible supplice.

Oui, mon ami - répliqua le gouverneur, lui adressant la parole avec une attention respectueuse -, l'idée de Polibius est bonne. Pour que l'accusé échappe à la mort ignominieuse, nous devons faire appel à cet ultime recours. Je vis en Judée depuis presque sept ans et je connais ce peuple et ses redoutables attitudes quand ses passions se déchaînent.

Le supplice fut alors ordonné, dans la présomption d'éviter le pire.

Devant tout le inonde, Jésus fut fouetté de manière impitoyable, aux cris stridents de la foule en délire.

À cette heure douloureuse, Publius et quelques Romains s'absentèrent pendant quelques instants du cabinet privé où ils étaient réunis, afin d'observer l'agitation instinctive de la population fanatique et ignorante. Il semblait que les pèlerins de Jérusalem n'avaient pas accouru en ville pour les commémorations joyeuses de la Pâque, mais uniquement pour procéder à la condamnation de l'humble Messie de Nazareth. De temps en temps, le concours de centurions courageux était nécessaire pour disperser à coups d'épée certains groupes plus exaltés.

Le sénateur voulut à tout prix approcher le supplicié dans ses épreuves rudes et extrêmes.

Ce visage énergique et doux, où ses yeux avaient perçu une auréole de lumière suave et miséricordieuse au bord du lac de Tibériade, était à présent baigné d'une sueur sanglante qui coulait sur son front écorché par les épines blessantes et se mêlait à des larmes de douleur. Ses traits délicats semblaient envahis d'une pâleur angoissante et indescriptible ; ses cheveux tombaient de la même manière charmante sur ses épaules à demi-nues, même si maintenant ils étaient emmêlés sous l'infâme couronne ; son corps vacillait et tremblait à chaque coup de fouet infligés plus violemment, mais son regard profond était rempli de la même beauté indicible et mystérieuse qui révélait une mélancolie arrière et indéfinissable.

À un moment donné, ses yeux rencontrèrent ceux du sénateur qui baissa la tête, touché par l'impérissable impression de cette majesté surhumaine.

Profondément ému, Publius Lentulus retourna à l'intérieur du palais où, quelques minutes plus tard, Polibius revenait informer le gouverneur que la peine du fouet n'avait malheureusement pas assouvi la colère de la population hystérique qui demandait la crucifixion du condamné.

Péniblement surpris, le sénateur s'adressa discrètement à Pilate en ces termes :

Par hasard, n'auriez-vous pas un prisonnier dont le procès serait achevé et qui pourrait remplacer le prophète en de si horribles circonstances ? Les masses ont une âme capricieuse et changeante et il est bien possible qu'aujourd'hui elles se satisfassent de la crucifixion d'un quelconque criminel à la place de cet homme qui peut être un mage ou un visionnaire, mais n'en n'est pas moins un cœur charitable et juste.

Le gouverneur de Judée réfléchit un instant, faisant appel à sa mémoire, afin de trouver la solution convoitée.

Il se souvint alors de Barrabas, un personnage redoutable qui se trouvait au cachot à attendre l'ultime châtiment et qui était connu et haï de tous pour son esprit pervers maintes fois confirmé. Il répondit enfin :

Très bien !... Nous avons ici un scélérat, en prison, au soulagement de tous, et qui pourrait effectivement substituer le prophète dans cette mort infâme !...

Et de l'un des balcons du bâtiment, il ordonna alors de faire silence et demanda au peuple de choisir entre le bandit et Jésus.

Mais à la surprise de tous, dans un sinistre vacarme, la foule vociféra dans un torrent d'injures :

Jésus !... Jésus !... Nous absolvons Barrabas !... Nous condamnons Jésus !... Crucifiez-le !... Crucifiez-le !...

Tous les Romains s'approchèrent des fenêtres et observèrent l'inconscience de la population criminelle dans l'élan de ses instincts déchaînés.

Que faire devant un tel tableau ? - demanda Pilate, ému, au sénateur qui l'écoutait avec attention.

Mon ami - répondit Publius énergiquement -, si la décision ne dépendait que de moi, elle serait basée sur nos codes judiciaires dont l'évolution ne permet plus de condamnation aussi sommaire que celle-ci et j'ordonnerais de faire disperser la masse inconsciente à coups de sabots de cheval ; mais je pense que mes attributions transitoires auprès de votre gouvernement ne m'octroient pas un tel droit, en outre vous avez ici une expérience de sept années consécutives.

Personnellement, j'estime que tout a été fait pour que les décisions ne soient pas précipitées.

D'abord le prisonnier a été envoyé au jugement d'Antipas qui a compliqué la situation face à la population irresponsable car avec ses pauvres notions de devoir de gouvernance, il vous a laissé la responsabilité du dernier mot sur l'affaire. Ensuite, vous avez choisi de châtier l'accusé par le fouet pour satisfaire le peuple révolté, et maintenant, vous venez de désigner un autre criminel pour la crucifixion, à la place de l'accusé. Tout cela inutilement.

En tant qu'homme, je suis contre ce peuple inconscient et malheureux et je ferais tout pour sauver l'innocent ; mais en tant que Romain, je pense qu'une province, comme celle-ci, n'est rien de plus qu'une unité économique de l'Empire, il ne nous appartient donc pas d'interférer dans ses grands problèmes moraux. Je considère par conséquent que la responsabilité de cette mort cruelle doit maintenant revenir, exclusivement, à cette foule ignorante et désespérée et aux prêtres ambitieux et égoïstes qui la dirigent.

Pilate prit sa tête entre ses mains comme pour réfléchir longuement à ces arguments ; mais avant d'avoir donné son avis, voici que surgit Polibius affligé, s'exclamant dans une attitude discrète :

Seigneur gouverneur, il va falloir hâter votre décision. Des esprits médisants commencent à douter de votre fidélité aux pouvoirs de César, poussés par les Intrigues des prêtres du Temple qui remettent en question votre dignité... En outre, la population essaye d'envahir le bâtiment, par conséquent il s'avère nécessaire d'adopter une attitude décisive, sans perdre une minute.

Pilate rougit de colère devant de telles injonctions. Irrité, comme sous le coup de la fatalité la plus singulière, il s'exclama :

Très bien ! Je me lave les mains de cet ignominieux délit ! Le peuple de Jérusalem sera satisfait...

Et il procéda à cet acte qui le rendit célèbre pour toujours, il adressa quelques mots au condamné et ordonna ensuite qu'on le conduisit dans une cellule où il pourrait se recueillir pendant quelques instants, à l'abri des attaques brutales de la foule impétueuse, avant d'être conduit au Golgotha qui dans le langage populaire signifie le lieu du crâne.

Un soleil de plomb rendait l'atmosphère suffocante et insupportable.

Une fois la colère de la foule apaisée dans sa folie meurtrière, de nombreux soldats accompagnèrent le prisonnier vers le mont de la crucifixion qui avançait à pas chancelants sous le poids de la croix de l'ignominie que la justice de l'époque destinait aux bandits et aux voleurs.

Personne au sein des autorités gouvernementales de Judée ne s'était intéressé à lui jusqu'au moment de sa sortie sous la croix.

Le sénateur en déduisait que tous ceux qui avait suivi le Maître de Nazareth sur les rives du lac, à Capharnaûm, l'avaient complètement abandonné.

Alors qu'il observait l'inoubliable cortège de la foule furieuse qui partait, de l'une des fenêtres du palais, il constata peiné le mépris infligé à cet homme qui, un jour, l'avait dominé par la force magnétique de sa personnalité incompréhensible.

Au côté du Maître, on ne voyait plus l'assistance fraternelle de ses disciples et de ses nombreux partisans. Seules quelques femmes, parmi lesquelles se détachait la silhouette impressionnante et angoissée de sa mère, le soutenaient affectueusement dans son ultime et douloureux combat.

Peu à peu, la vaste place se calma sous la chaleur suffocante de l'après-midi qui s'annonçait.

Au loin, on entendait encore les clameurs de la plèbe, mêlées aux hennissements des chevaux et aux tintements des armures.

Impressionnés par ce spectacle qui, néanmoins, n'était pas rare en Palestine, les Romains se réunirent dans une des grandes salles du palais gouvernemental en conférence animée pour commenter les instincts et les passions féroces du peuple révolté.

Quelques minutes plus tard, Claudia fit servir des friandises, du vin et des fruits, pendant que la conversation exaltait les problèmes de la province et les Intrigues de la cour de Tibère. Cette poignée de créatures pouvait difficilement s'imaginer que sur la croix grossière et humble du Golgotha, allait s'allumer une glorieuse lumière pour les siècles à venir.

La calomnie victorieuse

Si Jésus de Nazareth avait été abandonné par ses disciples et partisans les plus proches, il n'en fut pas de même pour un grand nombre de créatures humbles qui l'accompagnaient par pure et sincère dévotion.

Il est vrai que ces âmes rares n'avaient pas franchement affiché leur sympathie à l'égard de la foule déchaînée, craignant sa fureur destructrice, mais beaucoup d'esprits pieux comme Anne et Siméon, des larmes angoissantes plein les yeux, suivirent de près les souffrances du Seigneur sous le fouet infamant, à attendre à chaque instant que la justice de Dieu se manifeste en faveur du Messie, contre la perversité des hommes.

Et pourtant leurs derniers espoirs s'évanouirent quand, sous le poids de la croix, le supplicié s'avança à pas chancelants vers le mont de l'ultime injure, une fois l'ignoble sentence confirmée.

Devant l'inévitable martyre de la crucifixion, Anne et son oncle décidèrent de se rendre chez Publius pour demander à Livia d'en appeler au gouverneur.

Alors que le cortège sinistre et impressionnant se mettait en marche à pas lents, tous deux évitèrent la foule en prenant une ruelle ensoleillée, en quête du secours espéré.

Pendant que Siméon l'attendait patiemment sur un trottoir à proximité, Anne pénétrait dans la résidence pour voir la femme du sénateur qui la reçut surprise et angoissée.

Madame - dit-elle, cachant à peine ses larmes -, le prophète de Nazareth est déjà en route vers une mort ignominieuse sur la croix entre des voleurs !...

Une émotion plus forte saisit sa voix, étouffée de sanglots.

Comment ? - répondit Livia, péniblement surprise - mais l'emprisonnement ne remonte qu'à quelques heures ?

C'est pourtant la vérité... - répondit la servante affligée. - Et au nom de tous ces souffrants que vous avez vu consolés par sa parole affectueuse et amicale au bord du lac Tibériade, mon oncle Siméon et moi-même sommes venus implorer votre aide personnelle auprès du gouverneur et faire un dernier effort pour le Messie !...

Mais une condamnation comme celle-là, sans instruction, sans examen, est-ce possible ? Ce peuple vit donc ici sans autre loi que celle de la barbarie ? -s'exclama la femme, visiblement révoltée par cette nouvelle inopinée.

Et comme si elle désirait l'arracher à toute divagation inappropriée en cet instant, la servante insista fermement avec dépit :

Toutefois, Madame, nous n'avons pas une minute à perdre.

Avant tout, il me faut consulter mon mari à propos de cette affaire... - se dit l'épouse du sénateur en se rappelant soudainement ses devoirs conjugaux.

Où se trouvait donc Publius à cette heure ? Depuis son départ dans la matinée après l'appel insistant de Pilate, il n'était pas revenu à la maison. Aurait-il collaboré à la condamnation du Messie ? Rapidement, la pauvre femme examina la situation dans ses moindres détails, elle se souvint alors des éternels bienfaits que son cœur avait reçus des mains charitables et complaisantes du Maître nazaréen et, comme si elle était illuminée par une force supérieure qui lui fit oublier toutes les questions transitoires de la terre, elle s'exclama héroïquement résolue :

Très bien, Anne, j'irai avec toi demander la protection de Pilate pour le prophète. Attends-moi un moment, pendant que je vais revêtir les habits galiléens qui m'ont servi pour me rendre à Capharnaum, ainsi j'irai trouver le gouverneur sans attirer l'attention de la foule exaltée.

Quelques minutes plus tard, sans réfléchir aux conséquences de son attitude désespérée, Livia était dans la rue, de nouveau vêtue des habits des pauvres gens de la Galilée à échanger des impressions navrées avec le vieil homme de Samarie et sa nièce sur les pénibles événements.

Alors qu'elle approchait du siège du gouvernement provincial, son cœur palpita plus fortement, l'obligeant à réfléchir plus longuement.

N'était-ce pas téméraire de sa part d'aller voir le gouverneur sans en avoir au préalable informé son mari ? Mais n'avait-elle pas tout fait pour se rapprocher de son époux distant et irrité, pour retrouver sa confiance, bien qu'inutilement ? Et Pilate ? Dans son imagination, elle gardait encore les détails des poignantes émotions de cette nuit où il lui avait franchement révélé les sentiments inavouables que sa personne lui avait inspirés.

Livia hésita à pénétrer dans une rue à l'un des angles de la grande place, à présent endormie sous un soleil de plomb.

Son raisonnement allait à rencontre de l'attitude qu'elle avait adoptée à l'appel de sa servante, qui représentait à ses yeux la supplique angoissée d'innombrables esprits dévoués ; son cœur toutefois approuvait pleinement ce dernier effort en faveur de l'émissaire céleste qui avait guéri les plaies de sa fillette et rempli d'une tranquillité inaltérable son cœur tourmenté de femme et de mère, tant de fois incompris. En outre, ce conflit intérieur de la raison et des sentiments lui rappelait qu'au bord du lac, Jésus lui avait parlé des amers sacrifices pour sa grande cause. N'était-ce pas l'heure sacrée de la gratitude de sa foi ardente et du témoignage de sa reconnaissance ? Soulagée par l'intime satisfaction de l'accomplissement de son cher devoir, elle avança alors courageusement, laissant ses deux amis derrière elle à l'attendre repliés dans l'un des coins de la place, tandis qu'elle cherchait à atteindre les abords du bâtiment avec un léger entrain.

Son cœur battait si fort dans sa poitrine.

Comment trouver le gouverneur de Judée à cette heure ? Un soleil ardent inondait de toute part une chaleur intolérable et suffocante.

En route pour le Golgotha, le cortège était parti depuis presque une heure et le palais semblait plongé dans une atmosphère de silence et de sommeil, après les pénibles confusions de ce jour.

Quelques centurions à peine montaient la garde de l'édifice. Alors que Livia atteignait les portes principales d'accès, surgit la silhouette de Sulpicius. Elle s'adressa à lui en toute confiance et avec la plus grande innocence, elle lui demanda la faveur de solliciter une audience privée et immédiate au gouverneur, en son nom, pour lui parler de la triste situation de Jésus de Nazareth.

Le licteur la dévisagea de haut en bas avec un regard lascif et cupide qui lui était caractéristique car il croyait vraiment aux relations illicites de cette femme avec le procurateur de Judée, en raison de ses observations personnelles et des coïncidences qu'il se figurait être la parfaite réalité de cette prévarication supposée. Il présuma voir dans cet acte insolite non pas le véritable motif qui lui était présenté mais un très bon prétexte pour écarter tous soupçons, afin de retrouver l'homme de son choix.

Cette créature ignoble dont le gouverneur se servait comme instrument de ses passions malignes, comprit qu'une telle entrevue devait se faire dans la plus grande intimité, et vu que Publius Lentulus se trouvait encore là à converser avec ses compagnons, il conduisit Livia à un cabinet parfumé où étaient alignés des vases précieux d'arômes venus d'Orient, saturés de fluides subtils et enivrants où Pilate recevait parfois la visite furtive de femmes de conduite équivoque, conviées à participer à ses plaisirs licencieux.

Ignorant complètement le concours des circonstances qui la conduisait à une situation aussi pénible, Livia accompagna le licteur au cabinet en question où, bien que trouvant étrange la somptuosité extravagante de cette ambiance, anxieusement elle attendit pendant quelques minutes, seule, l'instant d'implorer de vive voix au procurateur de Judée sa prestigieuse interférence en faveur du généreux Messie de Nazareth.

Ni elle, ni Sulpicius d'ailleurs, ne s'aperçurent que des yeux indiscrets les suivaient avec un très grand intérêt depuis l'extérieur du bâtiment jusqu'au cabinet privé en question.

Il s'agissait de Fulvia qui connaissait bien les appartements du palais et qui avait surpris l'épouse du sénateur déguisée d'une humble tunique de la vie rurale. En constatant cette visite impromptue, son cœur se remplit d'une effroyable jalousie.

Sulpicius Tarquinius fit un signe familier au gouverneur auquel celui-ci répondit immédiatement en allant à sa rencontre dans un vaste corridor où ils échangèrent quelques mots sur un ton discret. Il informa Pilate de l'entrevue convoitée en privé. Pendant ce temps, la malicieuse Fulvia se dirigeait vers l'alcôve qu'elle connaissait personnellement, de manière à s'assurer à travers les voiles de la présence de Livia dans la pièce privée du gouverneur destinée à ses expansions licencieuses.

Absolument certaine des faits, la calomniatrice se réjouissait à l'avance de l'instant où elle prendrait Publius par la main et l'amènerait à voir de ses propres yeux la révélation de l'apparent adultère de sa femme. Mais alors qu'elle retournait au grand salon, laissant légèrement transparaître la sinistre satisfaction de son âme, elle entendit Pilate s'exclamer avec délicatesse à ses invités :

Mes amis, j'espère que vous m'accorderez quelques minutes pour répondre à une entrevue privée et urgente que je n'attendais pas. Je crois que la condamnation du Messie de Nazareth étant consommée, ceux qui n'eurent pas le courage de le défendre publiquement au moment opportun, frappent déjà à ces portes !... Voyons cela !

Le gouverneur se retira avec l'assentiment unanime de tous et rejoignit son cabinet privé où, éminemment surpris, il trouva la noble Livia, plus belle et plus séduisante encore dans ces simples habits sans prétention, qui lui parla en ces termes :

Seigneur gouverneur, bien que n'ayant pas le consentement préalable de mon mari, j'ai décidé de venir jusqu'ici en raison d'une affaire urgente et supplier votre soutien politique pour l'absolution du prophète de Nazareth.

Quel mal cet homme humble et bon, charitable et juste, aurait-il fait pour mourir ainsi, d'une morte aussi avilissante entre deux voleurs ? C'est pourquoi, le connaissant personnellement et le considérant comme un inspiré du ciel, j'ose invoquer vos qualités élevées d'homme public en faveur de l'accusé !...

Sa voix était tremblante et révélait toute l'émotion qu'elle avait dans l'âme.

Madame - répondit Pilate en faisant son possible pour émouvoir et séduire son cœur par la tendresse affectée de ses propos -, j'ai tout fait pour éviter à Jésus la mort sur la croix infamante, j'ai enfreint tous mes scrupules d'homme d'état, mais malheureusement tout est consommé. Notre législation a été vaincue par la colère de la foule criminelle dans les explosions injustifiées de sa haine incompréhensible.

Alors, il n'est plus licite d'attendre de providences en faveur de cet homme charitable et juste, condamné comme un vulgaire malfaiteur ? Sera-t-il crucifié pour avoir pratiqué le crime de la charité et faire naître la foi dans le cœur de ses semblables qui ne savent pas encore l'acquérir par eux-mêmes ?

Malheureusement, c'est ainsi... - répliqua Pilate confus. - Nous avons tout fait pour éviter les folies de la plèbe rebellée, mais mes scrupules ne sont pas parvenus à la vaincre, m'obligeant à confirmer la peine de Jésus, à contrecoeur.

Pendant un instant, Livia se livra à ses pénibles réflexions comme si elle cherchait une nouvelle mesure à prendre immédiatement.

Quant au gouverneur, après avoir marqué une pause, il laissa libre cours à ses instincts d'homme du monde dans de telles circonstances.

Ce jour-là avait été fait de luttes pénibles et intenses. Un singulier abattement dominait tout son corps, mais devant ses yeux habitués aux conquêtes, lui qui très souvent faisait même appel à la cruauté, se trouvait cette femme qui lui résistait... Une puissante attraction semblait l'aimanter à sa personne simple et affectueuse, et plus que jamais, il désirait la posséder pour faire d'elle comme les autres, l'instrument de ses passions passagères. L'atmosphère, par dessus tout, perturbait les sources les plus pures de son entendement. Ce cabinet était exclusivement destiné à ses extravagances nocturnes et des fluides étourdissants planaient dans tous les coins, altérant ses plus nobles pensées.

Il avait devant lui la femme convoitée, perdue pendant quelques secondes dans un gracieux embarras, devant sa présence dominatrice.

Cette grâce simple, saturée d'une générosité presque infantile mêlée à un regard limpide et profond de madone du foyer, offusquait ses manières cavalières qui, parfois, frôlaient la brutalité par ses injustices et ses cruautés d'homme dans sa vie privée et dans sa vie publique.

Comme s'il fut saisi par une force incoercible, il s'avança et s'exclama inopinément, lui faisant sentir le danger de la situation dans laquelle elle s'était mise :

Noble Livia - commença-t-il dans l'inquiétude de ses pensées impures -, jamais plus je n'ai oublié cette nuit pleine de musiques et d'étoiles quand je vous ai révélé pour la première fois l'ardeur de mon cœur passionné... Oubliez un instant ces juifs incompréhensibles et écoutez, une fois encore, la parole sincère de mes sentiments profonds inspirés par vos vertus et votre singulière beauté !...

Seigneur !... - eut la force de s'exclamer la pauvre femme, cherchant à éviter cet

affront.

Mais avec l'audace- des hommes impétueux, le gouverneur n'eut d'autre geste que celui d'obéir à ses caprices impulsifs et prit ses mains avec impudence.

Livia dut mobiliser toutes ses énergies pour trouver la force d'échapper à ses grands bras forts, et répliqua avec intrépidité :

Arrière, Monsieur ! Serait-ce là le traitement d'un homme d'État envers une citoyenne romaine, femme d'un illustre sénateur de l'Empire ? Et, même si je ne possédais pas tous ces titres que vos yeux cupides et inhumains devraient honorer, j'estime que vous ne devriez pas manquer, en cet instant, à votre devoir de courtoisie respectueuse que tout homme se doit de rendre à une femme !

Il était si habitué aux modes de séduction les plus avancés que devant ce geste héroïque et imprévu, le gouverneur resta interdit.

La résistance de cette femme exaltait son désir de vaincre son orgueil noble et sa vertu incorruptible.

Il eut envie de se jeter dans les bras de cette créature délicate et fragile dans le tourbillon de la lascivité et de la volupté qui aveuglait son raisonnement ; mais une force incoercible semblait s'imposer à ses dangereux caprices d'homme passionné, l'empêchant de commettre un tel acte.

À cet instant, l'épouse du sénateur lui jeta un regard douloureux où l'on pouvait lire toute l'extension de sa souffrance et de son dépit face à l'outrage qu'elle venait de subir. Elle se retira profondément émue, le cerveau grouillant des pensées les plus divergentes.

Toutefois quelques minutes avant qu'elle ne sorte du cabinet, Fulvia avait sollicité la faveur d'échanger un mot en privé avec le neveu de son mari pour l'informer de tout ce qui se passait.

À ces commentaires, le sénateur eut un choc terrible. Il pressentit que la prévarication de sa femme était sur le point de se confirmer devant ses propres yeux, cependant, 1l hésitait encore à croire à une telle vilenie.

Livia, ici ? - dit-il gravement à la femme de son oncle, laissant entendre à l'inflexion de sa voix que tout cela n'était qu'une cruelle calomnie.

Oui - s'exclama Fulvia, impatiente de lui fournir la preuve tangible de ses assertions , elle est en entretien avec le gouverneur dans son cabinet privé sans mesurer la situation et les circonstances d'une telle rencontre, car enfin, Claudia habite encore cette maison et, devant la loi, ma sœur est l'épouse légitime de Pilate qui est habitué aux mœurs dissolues de la cour d'où il a été éloigné en raison de sérieux incidents de la même nature !

Dans son ingénuité, Publius Lentulus écarquilla des yeux et laissa place à d'horribles sentiments qui l'intoxiquèrent des germes de la plus affligeante méfiance, face à toutes les circonstances qui œuvraient contre sa femme, malgré la tolérance et la générosité dont il faisait preuve.

Son attitude d'expectative révélait encore une grande incrédulité face aux accusations qu'il venait d'entendre et tandis que la calomniatrice observait son silence angoissé, anxieuse, elle s'empressa de suggérer :

Sénateur, suivez-moi à travers ces salles et je vous livrerai la clé de l'énigme, vous constaterez alors la légèreté de votre épouse par vous-même.

Vous perdez la tête ? - dit-il avec une terrible sérénité. - Un chef de famille de notre souche sociale ne doit pas connaître l'intimité domestique d'une maison qui n'est pas la sienne, à moins qu'une plus grande confiance ne lui octroie ce droit.

Fulvia réalisa qu'elle avait raté son coup, elle se tourna alors vers lui et s'exclama avec la même fermeté :

Très bien, puisque que vous ne souhaitez pas déroger à vos principes, approchons- nous de l'une de ces fenêtres. D'ici même, vous pourrez constater la véracité de mes dires en observant Livia quitter les appartements privés de ce palais.

Et prenant presque son interlocuteur par la main tant l'abattement moral s'était emparé de lui, la femme du préteur s'approcha du parapet d'une fenêtre toute proche, suivie du sénateur qui l'accompagnait chancelant.

Il n'eut pas besoin d'autres arguments pour le convaincre.

Arrivés à l'endroit favori de Fulvia, qui était son poste d'observation, quelques secondes plus tard, ils virent la porte du cabinet qu'elle lui indiqua s'ouvrir et Livia se retirer dans son déguisement de galiléenne, laissant transparaître sur son visage les signes évidents de son émotion, comme si elle voulait fuir une situation qui l'accablait douloureusement.

Publius Lentulus sentit son âme à jamais lacérée. Il comprit aussitôt qu'il avait perdu tout son patrimoine de noblesse sociale et politique, ainsi que les aspirations les plus chères à son cœur. Devant l'attitude de sa femme, qu'il considérait comme une ignominie indélébile qui déshonorait à jamais son nom, il se dit qu'il était le plus malheureux des hommes. Tous ses rêves étaient vains à présent et toutes ses espérances terriblement perdues. Pour l'homme, la femme choisie était la clef de voûte sacrée de toutes les réalisations de sa personnalité dans les luttes de la vie, et il sentit que cette base lui échappait déséquilibrant son cerveau et son cœur.

Néanmoins, dans le tourbillon des fantômes de son imagination surexcitée qui se moquaient de son bonheur chimérique, il entrevit l'image douce et aimante de ses enfants qui le fixaient silencieux et émus. L'un errait dans l'inconnu, mais sa fille attendait son affection paternelle et elle devrait être désormais sa raison de vivre et la force de toutes ses espérances.

Qu'en dites-vous, maintenant - s'exclama Fulvia, triomphante, l'arrachant à son douloureux silence.

Vous avez gagné ! - répondit-il sèchement, la voix saisie d'émotion.

Et prenant une expression énergique, il retourna au grand salon d'un pas lourd et lugubre où héroïquement, sous prétexte d'une légère migraine, il prit congé de ses amis.

Sénateur, attendez un moment. Le gouverneur n'est pas encore revenu de ses appartements privés - s'exclama l'un des patriciens présents.

Merci beaucoup ! - dit Publius gravement. Mais mes chers amis, vous devrez excuser mon insistance et présenter mes salutations et mes remerciements à notre généreux amphitryon.

Et sans plus tarder, il demanda qu'on lui prépara une litière qui le reconduirait chez lui, porté par de robustes esclaves, il voulait trouver un peu de repos à son cœur torturé par des émotions douloureuses et inoubliables.

Tandis que le sénateur se retirait profondément contrarié, Livia retournait à l'endroit où elle avait laissé ses deux amis pour les informer de son échec.

Une profonde tristesse assaillait son cœur.

Sa générosité simple et confiante ne lui aurait jamais laissé présumer que le procurateur de Judée recevrait sa requête avec une telle marque d'indifférence et d'impiété.

Elle chercha à se remettre de ses émotions alors qu'elle approchait d'Anne et de son oncle, car elle devait cacher son dépit au plus profond de son cœur.

Auprès de ces deux humbles compagnons qui partageaient sa croyance, elle laissa libre cours à son angoisse, et s'exclama désolée :

Anne, malheureusement tout est perdu ! La sentence a été prononcée et il n'y a plus aucun recours possible !... Le cher prophète de Nazareth ne retournera Jamais plus à Capharnaum pour nous apporter ses consolations douces et amicales !... La croix d'aujourd'hui sera la récompense de ce monde pour sa bonté sans limites !...

Ils avalent tous les trois les yeux pleins de larmes.

Que soit faite, alors, la volonté du Père qui est aux cieux - s'exclama la servante, éclatant en sanglots.

Mes enfants - dit le vieil homme de Samarie d'un regard profond et limpide qui fixait le ciel où brillaient les rayons du soleil ardent -, le Messie ne nous a jamais caché la vérité sur ses sacrifices, sur les martyres qui l'attendaient en ces lieux, afin de nous enseigner que son royaume n'est pas de ce monde ! Au crépuscule de ma vieillesse, je suis à même de reconnaître la grande réalité de ses paroles car les honneurs et les gloires, la jeunesse et la fortune, tout comme les joies passagères de la terre, ne sont rien, tout ici n'est qu'une illusion qui disparaît dans les abîmes de la douleur et du temps qui passe... La seule réalité tangible est celle de notre âme en route vers ce royaume merveilleux dont la beauté et la lumière nous ont été rapportées par ses leçons inoubliables, pleines d'amour...

Mais - ajouta Anne, en larmes - nous ne verrons jamais plus Jésus de Nazareth pour consoler nos cœurs !...

Que dis-tu là, ma fille - s'exclama Siméon avec fermeté. -Tu ne sais donc pas que le Maître nous a assuré que sa présence réconfortante demeure inaltérable parmi ceux qui se réunissent et qui se réuniront dans ce monde, en son nom ? À mon retour en Samarie, j'érigerai une croix devant la porte de notre cabane où je réunirai la communauté des croyants qui désirent perpétuer les précieux enseignements du Messie.

Et après une pause dont U sembla s'éveiller sous le poids de poignantes inquiétudes, il poursuivit :

Mais nous n'avons pas de temps à perdre... Allons au Golgotha... Allons recevoir, une fois encore, les bénédictions de Jésus !

Je serai très heureuse de vous accompagner -rétorqua Livia impressionnée -, cependant, je dois tout de suite retourner chez moi où je dois m'occuper de ma fille. Je sais que vous comprendrez mon absence car en vérité je suis en pensée auprès de la croix du Maître, à méditer sur son martyre et ses indicibles souffrances... Mon cœur accompagnera cette agonie indescriptible, et que le Père qui est aux deux nous donne la force de supporter courageusement cet angoissant moment !...

Allez, Madame, vos devoirs d'épouse et de mère sont également sacrés - s'exclama Siméonaffectueusement.

Et pendant que le vieil homme et sa nièce se dirigeaient vers le Calvaire, arpentant les rues qui menaient à la colline, Livia retournait en hâte à son foyer par le chemin le plus court à travers les ruelles étroites afin d'arriver le plus vite possible car dans ces circonstances imprévues elle était sortie dans la rue dans des habits différents, astreinte par les impératifs du moment, mais aussi parce qu'une angoisse inexplicable harcelait son cœur, lui faisant ressentir un besoin extrême de prier et de méditer.

Arrivée chez elle, la première chose qu'elle fit fut de remettre une tunique ordinaire, puis elle s'assit dans le coin le plus silencieux de ses appartements pour prier avec ferveur l'infinie miséricorde du Père.

Quelques minutes plus tard, elle entendit des bruits qui annonçaient le retour de son époux, et remarqua qu'il se retirait dans son cabinet privé en fermant la porte avec fracas.

Elle se souvint alors que de sa maison il était possible d'apercevoir au loin l'agitation du Golgotha, et chercha un angle de la fenêtre d'où elle pourrait observer le pénible sacrifice du Maître de Nazareth. Elle put ainsi distinguer sur les collines le grand rassemblement du peuple, tandis qu'on élevait les trois célèbres croix en ce jour inoubliable.

La colline était stérile, dénuée de toute beauté, à cette distance ses yeux pouvaient entrevoir les chemins poussiéreux et le paysage désolé et aride sous un soleil ardent.

Livia priait de toutes ses forces, dominée par d'angoissantes pensées.

Dans sa vision spirituelle, surgissaient encore les tableaux doux et charmants de la « mer » de Galilée, ce crépuscule inoubliable lui revenait en mémoire lorsque parmi des créatures humbles et souffrantes, elle avait attendu le doux moment d'entendre pour la première fois la parole réconfortante du Messie. Elle voyait encore la barque de Simon, accostant sur les fleurs délicates du rivage, tandis que la dentelle blanche de l'écume caressait les cailloux clairs de la plage... Jésus était là, auprès de la foule des désespérés et des désenchantés, avec ses grands yeux tendres et profonds...

Mais cette croix qui s'élevait sur le mont du Crâne remplissait son cœur d'amères angoisses.

Après avoir longuement prié et médité, au loin elle pouvait contempler les trois poutres et croyait entendre les cris de la foule criminelle qui se bousculait autour de la croix du Maître, à hurler de terribles injures.

Soudain, elle se sentit touchée par une vague de consolations indéfinissables. Il lui semblait que l'air suffocant de Jérusalem s'était rempli de vibrations mélodieuses et intraduisibles. En extase, elle observa dans sa vision spirituelle que la grande croix du Calvaire était entourée d'innombrables lumières.

Dans la chaleur inhabituelle de ce jour, des nuages obscurs s'étaient accumulés dans l'atmosphère, annonçant une tempête. En quelques minutes, toute la voûte céleste fut remplie d'ombres épaisses. À cet instant-là, Livia remarqua qu'un long chemin s'était ouvert entre le ciel et la terre par où descendaient en direction du Golgotha des légions d'êtres gracieux et ailés. Rassemblés par milliers autour du madrier, ils semblaient transformer la croix du Maître en une source de clartés éternelles et radieuses.

Attirée par cet immense foyer de lumière resplendissante, elle sentit que son âme, détachée de son corps charnel, se transportait au sommet du Calvaire afin de rendre à Jésus l'ultime hommage de sa dévotion. Oui ! À présent, elle voyait le Messie de Nazareth entouré de ses lucides messagers et des puissantes légions de ses anges. Jamais elle n'aurait imaginé le voir aussi divinisé et aussi beau, les yeux tournés vers le firmament, comme dans une vision de glorieuses béatitudes.

Elle le contempla, à son tour, touchée par sa merveilleuse lumière, étrangère à toutes les rumeurs qui l'entouraient, lui implorant la force, la résignation, l'espoir et la miséricorde.

À un moment donné, son esprit se sentit baigné de consolations indéfinissables. Comme si elle vivait la plus forte émotion de sa vie, elle remarqua que le Maître avait légèrement dévié son regard pour le poser sur elle dans une vague d'amour intraduisible et de lumineuse tendresse. Ce regard serein et miséricordieux dans les tourments extrêmes de l'agonie semblait lui dire : - « Ma Me, attends les clartés éternelles de mon royaume, car sur terre, c'est ainsi que nous devrons tous mourir !... »

Elle aurait voulu répondre aux douces exhortations du Messie, mais son cœur était suffoqué par un flux de spiritualité radieuse. Toutefois au fond d'elle-même, elle se disait : - « Oui, c'est de cette façon que nous devrons mourir !... Jésus, accordez-moi le courage, la résignation et l'espoir d'accomplir vos enseignements pour atteindre un jour votre royaume d'amour et de justice !... »

De copieuses larmes baignaient son visage dans cette vision béatifiante et merveilleuse.

À cet instant, cependant, la porte s'ouvrit bruyamment et la voix sourde et désespérée de son mari vibra dans l'air suffocant, l'éveillant brusquement et l'arrachant à ses visions consolatrices.

Livia ! - s'écria-t-il, comme frappé par des commotions décisives et désespérées.

De retour à son foyer, Publius Lentulus alla immédiatement dans son cabinet où il resta plongé dans d'atroces pensées pendant un long moment. Les résolutions les plus contradictoires assaillaient son cerveau épuisé, il se rappela alors que dans ces moments difficiles il devait supplier la pitié des dieux. Il se dirigea vers l'autel domestique où reposaient les symboles inertes de ses divinités. Mais tandis que Livia avait trouvé un précieux réconfort en acceptant dans son cœur les enseignements de Jésus sur le pardon, l'humilité et la pratique du bien, en vain le sénateur chercha des éclaircissements et la consolation en élevant ses prières aux pieds de la statue de Jupiter impassible et fière. En vain, il supplia l'inspiration de ses divinités domestiques, car ces dieux incarnaient la tradition de l'impérialisme de sa race, tradition faite de vanité et d'orgueil, d'égoïsme et d'ambition.

Ce fut ainsi que, pris de jalousie, il alla voir sa femme, sans plus tarder, afin de lui cracher au visage tout le dépit de son amer désespoir.

En l'appelant brusquement, il remarqua que ses yeux mi-clos étaient pleins de larmes comme si elle avait contemplé une vision spirituelle inaccessible à sa vue. Jamais Livia ne lui avait semblé aussi spiritualisée et aussi belle qu'à cet instant ; mais le démon de la calomnie lui fit immédiatement sentir que ces larmes n'étaient que le signe des remords et de la componction pour la faute sciemment commise, car sa femme devait être au courant de sa présence au palais gouvernemental, elle devait donc bien s'attendre à une sévère punition.

Arrachée à son extase par la voix vibrante de son mari, la pauvre femme remarqua que sa vision avait complètement disparue et que le ciel de Jérusalem était plein d'une intense obscurité, alors qu'on pouvait entendre les grondements formidables du tonnerre au loin, tandis que de terribles éclairs fendaient l'atmosphère dans toutes les directions.

Livia - s'exclama le sénateur d'une voix forte et posée, laissant comprendre l'effort qu'il faisait pour dominer la complexité de ses émotions -, les larmes de repentir sont inutiles en cet instant pénible de nos destinées car tous les liens d'affection commune qui nous unissaient, sont à jamais rompus...

Mais que veux-tu dire par là ? - réussit-elle à dire révélant la terreur que de tels propos lui procuraient.

Plus un mot - rétorqua le sénateur pâle de colère avec une sérénité féroce et implacable -, j'ai vu de mes propres yeux votre infâme délit et maintenant je connais la finalité de ces déguisements de galiléenne... Vous m'entendrez, Madame, jusqu'au bout en vous abstenant de toute justification car une trahison comme la vôtre ne pourra trouver de juste châtiment que dans le silence profond de la mort.

Mais, je ne veux pas vous tuer. Ma formation morale ne peut tolérer le crime ; non pas qu'il y ait de la pitié dans mon âme au vu d'un éventuel repentir de votre cœur en temps opportun, mais parce que j'ai encore une fille sur qui retomberait mon geste de cruauté contre votre félonie qui suffît pour nous rendre malheureux pour la vie entière...

En temps qu'homme honnête, prêt à se venger de toute offense, j'ai trop d'amour pour mon nom et pour les traditions de ma famille pour devenir un père dénaturé et criminel.

Je pourrais vous abandonner pour toujours vu votre acte d'extrême déloyauté, néanmoins les serviteurs de cette maison se nourrissent également à ma table, et sans plus reconnaître les autres titres qui me liaient à vous, Madame, dans l'intimité domestique, je vois encore en vous la mère de mes malheureux enfants. C'est pour cela que désormais, face aux preuves évidentes de votre malhonnêteté en ce jour sinistre de ma destinée, je méprise toutes expressions morales de votre personne indigne pour ne conserver dans cette maison que votre image de mère que j'ai pour habitude de respecter même chez les plus humbles.

Les yeux suppliants de la calomniée laissaient entrevoir les indicibles martyres qui lacéraient son cœur aimant et extrêmement sensible.

Elle s'agenouilla aux pieds de son époux avec humilité tandis que des larmes de douleur coulaient sur ses joues pâles.

Livia se souvint alors de Jésus dans son indicible souffrance. Oui... Elle se rappelait ses paroles et elle était prête au sacrifice. Au plus profond de sa douleur, elle semblait ressentir le goût de ce pain de vie béni par ses mains divines et se figurait lavée de tous les tourments mondains. L'idée du royaume des cieux, où tous les angoissés sont consolés, anesthésiait son cœur douloureux dans ses premières réflexions concernant la calomnie dont était victime son esprit fustigé par les âpres épreuves.

En dépit de son attitude humble et sereine, le sénateur continua au comble de l'angoisse :

Je vous ai donné tout ce que je possédais de plus pur et de plus sacré en ce monde, dans l'espoir que vous correspondiez à mes idéaux les plus sublimes ; cependant, en méprisant tous les devoirs qui vous incombaient, vous n'avez pas hésité à verser sur nous une poignée de boue... À l'intimité de mon cœur et au respect de notre famille, vous avez préféré les habitudes dissolues de cette époque de créatures irresponsables, dévalant la pente qui conduit la femme aux abîmes du crime et de l'impiété.

Mais écoutez bien mes paroles qui témoignent des plus terribles déceptions de mon

cœur !

Jamais plus, vous ne vous éloignerez des travaux domestiques et des obligations quotidiennes de ma maison. Un acte de plus qui viendrait défier les dernières réserves de ma tolérance et vous ne devrez pas attendre d'autre résolution que la mort.

Ne poussez pas mes mains honnêtes à un acte d'une telle nature. Si les traditions familiales ont disparu au fond de votre âme, elles restent chaque fois plus vives dans mon cœur qui désire les cultiver sans cesse au sanctuaire de mes souvenirs les plus chers. Vivez avec vos pensées ignominieuses, mais abstenez-vous de railler publiquement mes sentiments les plus chers car la patience et la liberté ont aussi leurs limites.

Je saurai me relever de cette chute provoquée par votre légèreté !...

Dorénavant dans cette maison, vous serez à peine une servante par égard pour votre rôle de mère qui vous affranchit aujourd'hui de la mort ; mais n'intervenez pas pour résoudre un quelconque problème d'éducation concernant ma fille. Je saurai l'éduquer sans votre concours et je chercherai mon garçon disparu, peut-être par votre inconscience criminelle, jusqu'à la fin de mes jours. Je concentrerai sur mes enfants la part immense d'amour que je vous réservais dans la générosité de ma confiance, et désormais, vous ne vous adresserez plus à moi avec l'intimité de ma femme que vous n'avez pas su être par votre injustifiable déloyauté, mais avec le respect qu'une esclave doit à ses maîtres !...

Tandis qu'il marquait une légère pause à ses paroles acrimonieuses, Livia lui adressa un regard d'angoisse suprême.

Elle aurait voulu lui parler comme avant, lui livrer son cœur sensible et affectueux, mais connaissant son tempérament impulsif, elle devina l'inutilité d'une quelconque tentative pour se justifier.

Une fois les premières réflexions passées, affligée de douleur, alors que résonnait encore cette terrible insinuation concernant la disparition de son garçon, elle laissa vaguer dans son cœur de nombreuses hésitations injustifiées. Face à ces calomnies qui la rendaient si malheureuse, elle en arrivait à se demander si les bonnes actions étaient vues par ce Père d'infinie bonté qui, des cieux, devait veiller sur tous les souffrants conformément aux promesses sublimes du Messie nazaréen. N'avait-elle pas eu une conduite noble et exemplaire en tant que mère dévouée et comme épouse affectueuse ? Tout son cœur ne misait-il pas sur les tributs d'espérance et de foi en ce royaume de souveraine justice qui se trouvait hors de la vie matérielle ? D'autant que sa démarche précipitée à Pilate, sans l'avis préalable de son mari, n'avait pour unique objectif que de sauver Jésus de Nazareth d'une mort infamante. Où était le secours surnaturel qui n'arrivait pas pour éclaircir sa pénible situation et dévoiler une telle injustice ?

Des larmes angoissantes voilaient son regard fatigué, abattu.

Mais avant que son mari ne reprît ses accusations, ses visions resurgirent et elle se vit à nouveau devant la croix.

Une douce brise semblait calmer les ulcères que le jugement de son mari provoquait dans son cœur. Une voix lui parlait au plus profond de sa conscience et rappelait à son esprit sensible que le Maître de Nazareth aussi était innocent et qu'il avait expiré, en ce jour, sur la croix sous les insultes de bourreaux impitoyables. Et pourtant, il était juste, bon et compatissant. Il avait été trahi et abandonné à l'heure extrême du témoignage par ceux qu'il avait le plus aimés et, il avait reçu les épines empoisonnées de la plus âpre ingratitude de ceux qu'il avait servis avec sa charité et son amour. Devant la vision de ses martyres infinis, Livia consolida sa foi et pria le Père céleste de lui accorder le courage nécessaire pour vaincre les rudes épreuves de la vie.

Ses pensées angoissantes avaient duré un instant, une minute à peine, après quoi, Publius Lentulus continua d'une voix désespérée :

Je resterai deux jours de plus pour rechercher mon malheureux enfant ! Une fois ces quelques heures écoulées, je retournerai à Capharnaum pour affronter à nouveau le temps qui passe... Je resterai dans ce maudit décor, aussi longtemps qu'il le faudra. Quant à vous, Madame, recueillez-vous désormais dans votre propre indignité, car cet élan de générosité qui épargne votre existence à cet instant, n'hésitera pas à vous infliger l'ultime châtiment le moment opportun venu !...

Et ouvrant la porte de sortie qui trembla aux grondements de tonnerre, il s'exclama d'une voix terrible :

Livia, ce moment douloureux marque l'éternelle séparation de nos destinées. N'osez pas franchir la frontière qui nous sépare pour toujours l'un de l'autre, sous le même toit et dans cette vie, car un tel geste pourrait signifier votre sentence de mort sans appel.

Derrière lui, la porte se referma avec fracas, étouffée par les grondements de la tempête.

Jérusalem était sous un véritable cyclone de destruction qui allait laisser, après son passage, des marques de ruine, de désolation et de mort.

Une fois seule, Livia pleura amèrement.

Tandis que l'atmosphère était lavée par une pluie torrentielle sous les coups de tonnerre, son âme aussi se dépouillait des illusions amères et purificatrices.

Oui... elle était seule et profondément malheureuse.

Désormais, elle ne pourrait plus compter sur le soutien de son mari, ni sur la tendre affection de sa fillette, mais un ange de sérénité veillait sur elle avec la douceur des sentinelles qui ne s'éloignent jamais de leur poste d'amour, de rédemption et de compassion. Et ce fut cet Esprit lumineux, qui faisait couler le baume de l'espérance dans le calice de son cœur angoissé qui lui fit sentir tout ce qu'elle possédait encore : - le trésor de la foi qui l'unissait à Jésus, au Messie du renoncement et du salut qui l'attendait dans son royaume de lumière et de miséricorde.

■ A

L'APOTRE DE SAMARIE

Le lendemain, Publius Lentulus activa les recherches de son fils parmi les pèlerins présents aux festivités de la Pâque à Jérusalem en offrant une récompense d'un grand sesterce6, soit deux mille cinq cents as, à celui qui présenterait à ses serviteurs l'enfant disparu.

Sémélé, tout comme ses compagnes de service, avait été soumise à un sévère interrogatoire lors de la punition infligée aux serviteurs insouciants chargés de la surveillance nocturne de la maison du sénateur.

6 Mille sesterces.

Publius n'admettait pas les punitions physiques faites aux femmes, mais face au mystère de la disparition de son fils, il avait soumis les domestiques à un interrogatoire particulièrement impitoyable.

Inutile de dire que Sémélé assura être tout à fait innocente et ne laissa rien transparaître qui aurait pu compromettre sa conduite.

Les trois servantes qui s'occupaient plus directement du petit, dont elle faisait partie, durent néanmoins collaborer aux recherches de Marcus avec les esclaves sur les places et dans les rues de Jérusalem, même si elles avaient chaque jour quelques heures à elles consacrées au repos. Pendant ces heures, Sémélé en profitait pour visiter ou revoir des amis et passait presque tout son temps là où André cultivait des oliviers et une belle vigne, non loin de la route qui menait aux principaux centres.

Ce jour-là, Sémélé discutait amicalement avec le ravisseur et sa femme, tandis que l'enfant dormait dans le coin d'une pièce.

Alors, le sénateur offre une récompense d'un grand sesterce à celui qui lui rapportera l'enfant ? - demanda André de Gioras, surpris.

Effectivement - répondit Sémélé pensive. - En réalité, il s'agit d'une très forte somme qu'aucun ne gagnerait facilement en ce monde.

Si mon désir de vengeance qui est juste et ardent n'était pas si fort - répliqua le ravisseur d'un sourire malveillant -, ce serait l'occasion d'aller empocher cette respectable somme. Mais nous n'avons pas besoin de cet argent. Du reste, nous n'avons besoin de rien venant de ces maudits patriciens !

Sémélé l'écoutait indifférente et presque complètement étrangère à la conversation, mais son interlocuteur ne perdait pas de vue les expressions physionomiques de sa complice comme s'il essayait de découvrir dans ses manières simples quelques pensées inavouables.

Ce fut ainsi que pour sonder ses sentiments, il dit sur un ton en apparence calme et insouciant comme s'il voulait connaitre ses intentions les plus secrètes :

Sémélé, quelles sont les dernières nouvelles de Benjamin ?

Et bien, Benjamin - répondit-elle en faisant allusion à son fiancé - ne s'est pas encore décidé à fixer la date de notre mariage, vu nos nombreuses difficultés.

Comme vous ne l'ignorez pas, mon souhait le plus cher se résume à la réalisation de notre idéal en faisant l'acquisition de cette maisonnette de Béthanie que vous connaissez déjà, et dès que nous y arriverons, nous serons unis pour toujours.

Très bien - lui dit André comme s'il avait trouvé la clé d'une énigme -, avec le temps vous réussirez à avoir tout ce dont vous avez besoin pour votre bonheur. En ce qui me concerne, vous pouvez être sûrs que je ferai mon possible pour vous aider comme un père.

Merci beaucoup ! - s'exclama la jeune femme reconnaissante. - Maintenant, permettez-moi de retourner à mon travail car le temps passe.

Pas encore - dit André résolument -, attends un moment. Je veux te faire goûter un peu de notre vieux vin, ouvert spécialement aujourd'hui pour fêter cet heureux événement d'être encore en vie après l'effroyable tempête d'hier !

Et se précipitant à l'intérieur, il pénétra dans la cave où il prit une cruche de vin mousseux et clair et en versa abondamment dans une vieille coupe. Puis, il se rendit dans une pièce voisine d'où il rapporta une petite fiole et versa dans le verre quelques gouttes de son contenu se disant tout bas :

Ah ! Sémélé, tu aurais bien pu vivre si n'était apparu sur ton chemin cette maudite récompense qui te condamne à mort !... Benjamin... le mariage est une situation d'amère pauvreté. - Une somme de mille sesterces est une tentation à laquelle ne pourrait résister l'esprit le mieux intentionné et le plus pur... Tant qu'il ne s'agissait que de tortures et d'autres punitions, passait encore, mais maintenant, c'est une question d'argent et l'argent condamne souvent les créatures humaines à mort!...

Et tout en mélangeant le violent poison au vin qui moussa, il continuait à marmonner :

Dans six heures ma pauvre amie pénétrera dans le royaume des ténèbres... Que faire ? Il ne me reste plus qu'à lui souhaiter bon voyage ! Et jamais plus personne ne saura en ce monde qu'il existe chez moi un esclave issu du sang noble des aristocrates de l'Empire romain !...

Deux minutes plus tard, la malheureuse servante du sénateur buvait avec plaisir le contenu de la coupe, remerciant la sinistre gentillesse d'André avec des paroles émues.

De la porte de sa maison en pierre, il suivit du regard les derniers pas de sa complice qui s'éloignait au détour du chemin.

Plus personne maintenant ne réclamerait le grand sesterce offert en désespoir de cause par Lentulus car cette nuit-là aux alentours de dix-neuf heures, Sémélé ressentit un soudain malaise et se coucha immédiatement.

D'abondantes sueurs froides baignaient son visage déjà blême où l'on pouvait remarquer la pâleur caractéristique de la mort.

Anne était déjà revenue, elle s'affairait aux tâches domestiques. Elle fut appelée d'urgence afin de lui administrer les soins nécessaires, mais la trouva au comble de la douleur dans un état moribond prête à quitter ce monde.

Anne... - s'exclama l'agonisante d'une voix éteinte, défaillante -, je meurs... mais j'ai la... conscience... lourde... inquiète...

Sémélé que se passe-t-il ? - répliqua l'autre profondément émue. Ayons confiance en Dieu, notre Père céleste, tout comme en Jésus qui hier encore nous contemplait de la croix de ses souffrances avec un regard d'une infinie pitié !

Je sens... qu'il est... trop tard... - murmura l'agonisant aux affres de la mort -, je... voudrais... à peine... un pardon...

Mais, la voix entrecoupée et rauque ne put continuer. Un sanglot plus fort étouffa ses derniers mots, alors que son visage se couvrait de tons violacés comme si son cœur s'était arrêté instantanément, dominé par une force incontrôlable.

Anne comprit que c'était la fin. Elle supplia alors Jésus de recevoir dans son royaume miséricordieux l'âme de sa compagne et de lui pardonner les graves fautes qui étaient certainement la cause à ses paroles angoissantes dans ces derniers instants.

Un médecin fut appelé pour examiner le cadavre et constata, à l'empirisme de sa science, que Sémélé avait expiré suite à une insuffisance cardiaque. Il était bien loin de découvrir la véritable cause de cet événement inattendu. Le secret d'André de Gioras était enseveli sous les ombres épaisses de la sépulture.

Quand Anne et Livia eurent l'occasion d'échanger des impressions sur ce pénible incident, malgré le profond désarroi causé par les derniers mots de la défunte, toutes deux mirent son passage dans l'autre vie sur le compte de ces fatalités irrémédiables.

Après ces faits, Publius Lentulus hâta leur retour à la demeure de Capharnaûm qu'il avait définitivement acquise à l'ancien propriétaire car il prévoyait la possibilité d'un long séjour en ces lieux. Ce fut un pénible voyage, triste et sans espoir.

Les nombreux serviteurs n'avaient rien perçu de la profonde divergence qui existait à présent entre lui et son épouse, et ce fut ainsi que profondément séparés dans leur cœur, ils continuèrent à maintenir dans leur foyer les traditions de respect envers leurs subordonnés.

Quelques jours après être revenu dans la ville prospère et joyeuse où Jésus avait tant de fois fait résonner de douces et divines paroles, le sénateur prépara une longue dépêche pour son ami Flaminius ainsi que pour d'autres membres du Sénat. Coménius, qui avait toute sa confiance, fut chargé de porter ce message à Rome.

Il haïssait la Palestine qui lui avait réservé tant d'épreuves si amères, mais prisonnier d'elle par la disparition mystérieuse du petit Marcus, le sénateur demandait l'intervention personnelle de Flaminius pour que son oncle Salvius retourne au siège de ses activités dans la capitale de l'Empire, voulant par là se débarrasser de la présence de Fulvia en ces lieux, car son cœur lui disait dans l'intimité de ses pensées que cette femme avait une influence menaçante sur sa destinée et sur celle de sa famille. En même temps, rempli d'une terrible aversion pour la personne de Ponce Pilate, il informait son ami lointain des nombreux scandales administratifs qu'il avait décidé de corriger après l'incident de la Pâque avec la plus grande sévérité. En conséquence, il promit à Flaminius Sévérus de découvrir de plus près les besoins de la province afin d'alerter les autorités romaines des faits graves survenus dans l'administration pour qu'en temps opportun, le gouverneur fut transféré dans un autre secteur de l'Empire. Il promettait aussi de rapporter toutes les injustices sur les agissements de Pilate dans la vie publique, étant donné les réclamations consécutives et réitérées qui remontaient jusqu'à lui de tous les coins de la province.

Dans ces lettres personnelles, il demandait encore à son ami de prendre les mesures nécessaires pour que lui soit envoyé un professeur pour sa fille, s'abstenant toutefois de se référer aux pénibles drames de sa vie privée, à l'exception du cas de son fils, cité dans ces documents comme la cause unique de son atermoiement indéfini en ces lieux.

Prenant toutes les précautions nécessaires, Coménius quitta Joppé. Il suivit rigoureusement les ordres reçus et rejoignit Rome quelque temps après, où il remit ces nouvelles entre les mains de leurs légitimes destinataires.

À Capharnaum, la vie continuait triste et silencieuse.

Publius consacrait son temps à ses volumineuses archives, à ses procès, à ses études et à ses méditations, il préparait aussi le programme éducatif de sa fille ou faisait des projets relatifs à ses activités futures tout en cherchant à se relever de l'abattement moral où les pénibles événements de Jérusalem l'avaient plongé.

Quant à Livia, connaissant l'inflexibilité du caractère orgueilleux de son mari et sachant que toutes les circonstances l'accusaient, elle trouva dans l'âme dévouée de sa servante une tendre confidente pleine d'affection. Elle vivait presque en permanence plongée dans de ferventes prières. Les souffrances éprouvées avaient marqué son visage pâle qui révélait de profondes rides. Ses yeux, cependant, démontraient le caractère et la vigueur de sa foi et éclairaient sa physionomie d'un singulier éclat malgré son abattement évident.

À Capharnaum, les partisans du Maître de Nazareth organisèrent immédiatement une grande communauté de croyants du Messie qui devinrent pour beaucoup de dévoués apôtres de sa doctrine de résignation, de sacrifice et de rédemption. Certains prêchaient comme Lui en place publique, tandis que d'autres guérissaient des malades en son nom. Étrangement, des paysans étaient saisis d'un souffle d'intelligence et d'inspiration céleste élevé, car ils enseignaient avec la plus grande clarté les pratiques de Jésus. Les paroles de ces apôtres organisaient ainsi les prodromes de l'Évangile écrit qui resterait plus tard au monde comme le message du Sauveur de la terre à toutes les races, les peuples et les nations de la planète, tel un lumineux chemin des âmes vers le ciel.

Tous ceux qui se convertissaient à l'idée nouvelle, devaient confesser en place publique les erreurs de leur vie, un signe d'humilité qui leur ouvrait les portes de la communauté chrétienne. Et pour que le doux prophète de Nazareth ne fût jamais oublié dans ses martyres rédempteurs du Calvaire, le peuple simple et humble de l'époque organisa le culte de la croix, estimant que c'était le meilleur hommage rendu à la mémoire de Jésus nazaréen.

Dans leur amour profond pour le Messie, Livia et Anne ne manquèrent pas d'adhérer naturellement à ces pratiques populaires. La croix était l'objet d'un absolu respect et de toute leur vénération, même si elle représentait à cette époque l'instrument de châtiment de tous les criminels et scélérats.

Anne se rendait toujours au bord du lac où quelques apôtres du Seigneur poursuivaient l'enseignement de ses leçons divines auprès des souffrants que la chance avaient ignorés. Et il n'était pas rare de voir les anciens compagnons et témoins du Messie, comme d'humbles pasteurs, parcourir la campagne dans l'inconfort le plus absolu afin d'apporter à tous les hommes les paroles consolatrices de la Bonne Nouvelle. Vêtus de guenilles et chaussés de grossières sandales, des hommes impressionnants, simples et dévoués, sillonnaient les chemins les plus longs et les plus tortueux pour prêcher avec perfection et émotion, les vérités de Jésus comme si leurs humbles fronts étalent touchés par la grâce divine. Pour beaucoup, le monde n'allait pas au-delà de la Judée ou de la Syrie ; mais en réalité ces paroles courageuses et sereines allaient rester au monde pour des siècles et des siècles.

Plus d'un mois s'était écoulé depuis la Pâque de l'an 33 quand le sénateur, par un bel après-midi chaud de la Galilée, s'approcha de son épouse pour lui faire part de ses nouveaux projets :

Livia - commença-t-il avec réserve -, je dois vous annoncer que je prétends partir en voyage pour quelque temps, ce qui m'éloignera de cette maison pendant deux mois peut-être, afin d'accomplir mes devoirs d'émissaire de l'Empereur en qualité de délégué spécial dans cette province.

Comme ce voyage se fera en de nombreuses étapes car j'ai l'intention de m'arrêter un peu dans toutes les villes de mon itinéraire jusqu'à Jérusalem, je ne suis pas en mesure de vous emmener avec moi ; je vous laisserai donc ici seule à veiller sur ma fille.

Comme vous le savez, il n'existe plus rien entre nous qui vous octroie le droit de connaître mes inquiétudes les plus intimes ; toutefois, je réitère mes paroles prononcées le jour fatal de notre rupture affective. Vous n'êtes encore dans cette maison que pour accomplir votre tâche maternelle, en conséquence, je vous confie durant mon absence la garde de Flavia jusqu'à ce que le vieil enseignant que j'ai demandé à Flaminius arrive de Rome.

Je désire vraiment que vous croyiez en la confiance que je dépose dans votre volonté de réparer vos erreurs en tant que mère de famille, et j'espère que vous chercherez à retrouver des qualités que je ne vous aurais pas niées en de telles circonstances autrefois. Aussi je vous demande de vous abstenir de tout acte indigne qui pourrait perdre ma pauvre fille à jamais.

Publius !... - put encore s'exclamer l'épouse du sénateur, affligée, voulant profiter de cette rapide minute de sérénité de son mari pour se défendre des calomnies qui lui étaient imputées par les circonstances les plus Compliquées. Mais le sénateur s'éloigna soudainement, renfermé dans sa fière sévérité, il ne lui donna pas le temps de continuer, lui faisant sentir chaque fois davantage la triste situation dans laquelle elle se trouvait au sein de son foyer.

Une semaine plus tard, il partait pour son voyage aventureux.

Il était surtout poussé par le désir de soulager son cœur après tant de déboires dans sa tentative de retrouver son garçon disparu et par l'objectif de cataloguer les erreurs et les injustices de l'administration de Pilate, afin de le décharger des pouvoirs publics en Palestine, le moment opportun venu.

Dans son profond dépit, il commettait cependant une grave erreur en prenant cette décision dont il n'était pas parvenu ou n'avait pu prévoir les tristes conséquences. Il laissait sa femme et sa fille exposées aux dangers d'une région où elles étaient considérées comme des intruses, des circonstances que son intuition d'homme pragmatique aurait dû examiner plus attentivement. De plus, il ne pouvait compter, en son absence, sur le dévouement vigilant de Coménius qui était parti pour Rome où l'avait envoyé son maître et loyal ami.

Toutes ces préoccupations occupaient l'esprit de Livia qui, en tant que femme, était dotée d'un plus grand discernement sur le plan des conjectures et des prévisions.

Ce fut ainsi que l'âme inquiète, elle vit partir son mari, même s'il avait recommandé aux nombreux serviteurs la plus grande vigilance dans les tâches domestiques à réaliser auprès de sa famille.

Des festivités solennelles furent organisées par Hérode à Tibériade, préalablement averti par le sénateur de sa visite personnelle en ville, la première étape de son long périple. Les localités les plus importantes étaient des points d'arrêt pour la caravane et dans chacune d'elles, Publius recevait les hommages les plus expressifs de la part des administrations, des contingents d'escorte et des nombreux serviteurs qui l'assistaient dans cette lente excursion à travers les unités politiques de moindre importance en Palestine.

Sulpicius Tarquinius se trouvait justement en mission auprès d'Antipas, à l'arrivée festive de Publius Lentulus dans la grande ville de Galilée. Mais il chercha à ne pas se faire remarquer par le sénateur et le jour même retourna à Jérusalem où lors d'un entretien privé avec le gouverneur, il s'exprima en ces termes :

Vous savez - dit Sulpicius avec plaisir car il savait qu'il avait une nouvelle intéressante et convoitée à lui donner - que le sénateur Lentulus a entrepris d'effectuer un long voyage dans toute la province ?

Quoi ? - fit Pilate grandement surpris.

C'est la vérité. Je l'ai laissé à Tibériade d'où il partira pour Sébaste dans quelques jours. Je crois même que selon le programme de son voyage que j'ai pu connaître grâce au concours d'un ami, il ne rentrera pas à Capharnaum avant une quarantaine de jours.

Pourquoi le sénateur fait-il un voyage aussi inconfortable et aussi peu attrayant ?

Serait-ce pour une raison secrète à la demande du siège de l'Empire ? -s'interrogea Pilate, craignant une punition pour ses actes injustes commis dans le cadre de l'administration politique de la province.

Mais après quelques secondes de réflexion comme si l'homme privé surpassait les cogitations de l'homme public, il demanda au licteur avec intérêt :

Et sa femme ? Elle ne l'accompagne pas ? Le sénateur aurait-il le courage de la laisser seule, livrée aux surprises de ce pays où se nichent tant de malfaiteurs ?

Sachant que vous seriez intéressé par une telle information - rétorqua Sulpicius, feignant le dévouement et une malice satisfaite -, j'ai eu des renseignements la concernant auprès d'un ami qui accompagne le voyageur et qui appartient à sa garde personnelle. J'ai appris que dame Livia est restée à Capharnaûm, en compagnie de sa fille, où elle attend le retour de son époux.

Sulpicius - s'exclama Pilate pensif-, je suppose que tu n'ignores pas ma sympathie pour l'adorable créature en question...

Effectivement, d'ailleurs, c'est moi-même, comme vous devez vous en souvenir, qui l'ai introduite dans votre cabinet privé, il n'y a pas si longtemps.

C'est vrai !

Pourquoi ne profitez-vous pas de cette occasion pour lui rendre personnellement visite à Capharnaûm ? - demanda le licteur avec quelques arrière-pensées, sans aborder toutefois directement cette délicate affaire.

Par Jupiter ! - répliqua Pilate satisfait. - J'ai une invitation de Cusa et d'autres fonctionnaires gradés d'Antipas dans cette ville qui pourrait m'amener à y réfléchir. Mais pourquoi me fais-tu une telle suggestion ?

Seigneur - s'exclama Sulpicius Tarquinius avec une feinte modestie -, avant tout en concrétisant ce projet, il s'agit de votre joie personnelle, mais j'ai moi aussi une grande sympathie pour une jeune servante dans cette

, maison, du nom d'Anne, dont la beauté admirable et simple est des plus séduisantes que j'ai pu voir chez les femmes de Samarie.

Comment cela ? Jamais je ne t'ai vu amoureux. Je crois que tu as déjà passé l'âge des emportements de la jeunesse. En tout cas, cela veut dire que je ne suis pas seul à me réjouir à l'idée de ce voyage imprévu - répliqua Pilate avec une évidente bonne humeur.

Et, comme si à cet instant, il avait élaboré tous les détails de son plan, il regarda le licteur qui l'écoutait à la fois satisfait et présomptueux et lui fit :

Sulpicius, tu resteras ici à Jérusalem le temps de te reposer un peu et tu retourneras après demain en Galilée où tu iras directement à Capharnaûm informer Cusa de mon intention de visiter la ville. Après cela, tu iras jusqu'à la résidence du sénateur Lentulus où tu avertiras discrètement son épouse de ma décision, tu en profiteras pour la mettre au courant du jour prévu de mon départ et de mon arrivée là-bas. J'espère que l'attitude inconséquente de son mari qui l'a laissée ainsi seule dans une telle région, la poussera à venir me retrouver personnellement à Capharnaûm pour oublier la compagnie des Galiléens grossiers et ignorants, et se souvenir pour quelques heures de ses jours heureux à la cour grâce à ma conversation et mon amitié.

Très bien - répliqua le licteur ne contenant pas sa joie. - Vos ordres seront rigoureusement exécutés.

Sulpicius Tarquinius sortit joyeux et réconforté dans ses sentiments inférieurs, il se réjouissait déjà de l'instant où il s'approcherait à nouveau de la jeune Samaritaine qui avait éveillé la convoitise de ses sens charnels qu'il n'avait pas eu le temps de manifester lors de son affectation au service personnel de Publius Lentulus.

Quatre jours plus tard, Sulpicius était à Capharnaum pour exécuter les ordres de Pilate où le message du gouverneur fut reçu avec grande satisfaction de la part des autorités politiques.

Il n'en fut pas de même à la résidence de Publius où il fut accueilli avec réserve par les serviteurs et les esclaves de la maison. À son arrivée, Maximus se présenta à la place de Coménius à l'intendance des services quotidiens, mais il était loin de posséder son énergie et son expérience.

Aimablement reçu par l'ancien esclave qui le connaissait personnellement, le licteur sollicita la présence d'Anne avec qui il désirait avoir un entretien en particulier pour résoudre une certaine affaire.

Le vieil affranchi de Lentulus n'hésita pas à l'appeler. Sulpicius l'enveloppa de regards cupides et ardents.

À la fois intriguée et respectueuse, la domestique lui demanda la raison de cette visite inattendue. Tarquinius répondit qu'il s'agissait d'une courte entrevue avec Livia en privé, il en profita pour démontrer à la pauvre jeune fille ses prétentions inconfessables en lui faisant les avances les plus indignes et les plus insolentes.

Une fois qu'il eut prononcé ses paroles insultantes d'une voix étouffée qu'Anne écouta extrêmement pâle avec le maximum d'attention et la plus grande patience afin d'éviter tout scandale à son égard, la digne employée répondit sur un ton austère et courageux :

Seigneur licteur, j'appellerai madame pour répondre à votre demande dans quelques instants.

Quant à moi, je dois vous dire que vous vous trompez car je ne suis pas celle que vous supposez.

Et se dirigeant résolument vers l'intérieur, elle informa sa maîtresse de l'insistance de Sulpicius pour lui parler personnellement. Livia fut non seulement surprise par cet événement inattendu, mais aussi par l'expression de sa servante, prise d'une extrême pâleur après le choc enduré. Anne décida de ne pas lui faire part de ce qui s'était passé et murmura :

Madame, le licteur Sulpicius semble pressé. Je pense que vous ne devez pas perdre de temps.

Et bien que n'étant pas enthousiasmée à cette idée, Livia fit en sorte de répondre au messager avec la plus grande attention.

En sa présence, le licteur s'inclina avec une profonde révérence et afin d'accomplir son devoir, il s'adressa à elle respectueusement :

Madame, je viens de la part de Monsieur le procurateur de Judée qui a l'honneur de vous communiquer son arrivée à Capharnaum au début de la semaine prochaine...

Les yeux de Livia brillèrent d'une indignation justifiée, alors que d'innombrables conjectures assaillaient son esprit. Néanmoins, elle se reprit et trouva le courage nécessaire pour répondre à la hauteur des circonstances :

Monsieur le licteur, je remercie la gentillesse de vos propos ; toutefois, il est de mon devoir de vous informer que mon mari est en voyage actuellement et notre maison ne reçoit personne en son absence.

Puis, elle fit un petit signe pour lui faire sentir qu'il était temps de prendre congé, ce que Sulpicius comprit profondément irrité. Il se retira en prononçant des révérences respectueuses.

Surpris par cette attitude car dans l'esprit du licteur la prévarication de Livia était un fait incontestable, il s'en alla grandement désappointé, mais non sans conjecturer de la situation dans sa malice dépravée.

Ce fut ainsi qu'il se retrouva avec un des soldats qui gardait la résidence qu'il connaissait bien puisque c'était un ami personnel, et feignant d'être intéressé il lui fit remarquer :

Octavius, je serai peut-être de retour avant une semaine et je désirerais revoir le joyau rare de mon bonheur et de mes espérances qui se trouve dans cette maison...

De quel joyau s'agit-il ? - demanda curieux l'interpellé.

Anne...

Très bien. Le service que tu me demandes est facile.

Mais, écoute-moi bien - lui fit le licteur qui pressentait déjà que sa proie ferait tout pour lui échapper. - Anne a l'habitude de s'absenter fréquemment et, si c'était le cas, j'espère que ton amitié ne me fera pas défaut le moment opportun venu et que tu sauras m'en informer...

Tu peux compter sur moi.

De retour à l'intérieur, Livia qui avait l'âme oppressée, confia à son amie et servante dévouée les pénibles présomptions qui pesaient à son cœur. Après avoir exprimé ses craintes, qu'Anne considéra pleinement justifiées, à son tour, celle-ci l'informa des insolences de Sulpicius. La pauvre femme avoua à sa confidente simple et généreuse, le rosaire infini de ses amertumes, lui relatant toutes les souffrances qui lacéraient son âme affectueuse et extrêmement sensible depuis le premier jour où la

calomnie avait trouvé refuge dans l'esprit orgueilleux de son compagnon. Devant ce singulier récit, les larmes de la servante reflétaient sa grande compréhension des angoisses de sa maîtresse perdue dans ces contrées presque sauvages, vu son éducation et la noblesse de ses origines.

Pour finir le pénible récit de ses malheurs, la noble Livia souligna avec une indicible amertume :

En vérité, j'ai tout fait pour éviter des scandales injustifiables et incompréhensibles. Néanmoins maintenant, je sens que la situation s'aggrave de plus en plus, au vu de l'insistance de mes bourreaux et de la négligence de mon mari en raison des événements, et je me perds en conjectures arriérées et douloureuses.

Si j'envoie un messager pour le mettre au courant des événements afin qu'il nous protège en prenant des mesures immédiates, il ne comprendra peut-être pas au fond ce qui se passe et considérera mes craintes comme la preuve de ma culpabilité antérieure, ou prendra mes scrupules pour des désirs de rachat pour des fautes que je n'ai pas commises vu ses reproches énergiques et ses tristes menaces. Mais si je ne l'avertis pas de ces faits graves, le scandale éclatera de toute manière avec la venue du gouverneur à Capharnaum qui profitera de son absence.

À mes yeux, Jésus est seul juge de ma pénible situation où j'ai pour uniques témoins mon cœur et ma conscience !...

Ce qui m'inquiète le plus, à présent, ma bonne Anne, ce n'est pas seulement l'obligation de veiller sur moi qui ai déjà goûté au fiel amer de la désillusion et de la calomnie impitoyable, mais c'est plutôt ma pauvre fille, car j'ai l'impression qu'ici en Palestine les malfaiteurs occupent les places où devraient se trouver des hommes aux sentiments purs et incorruptibles...

Comme tu ne T'ignores pas, mon malheureux garçon n'est plus, ravi dans le tourbillon des dangers, peut-être assassiné par des mains indifférentes et criminelles... Mon cœur de mère me dit que mon pauvre Marcus est encore en vie, mais où et comment ? En vain nous avons cherché à le savoir, sans trouver la moindre trace de sa présence ou de son passage... Maintenant, ma conscience m'ordonne de protéger ma fillette des sombres embuscades !...

Madame - s'exclama la servante, une étrange lueur dans les yeux comme si elle avait trouvé une solution soudaine et appréciable -, ce que vous dites révèle beaucoup de bon sens et de prudence... Je partage aussi vos craintes et j'estime que nous devons tout faire pour sauver la petite et vous-même des griffes de ces loups meurtriers... Pourquoi ne pas nous réfugier quelque part en sécurité jusqu'à ce que ces bandits quittent les parages ?!

Mais je pense qu'il serait inutile de chercher refuge à Capharnaum dans de telles circonstances.

Nous irons ailleurs.

Où ? - demanda Livia avec anxiété.

J'ai une idée - dit Anne pleine d'espoir. - Si vous approuvez sa réalisation, nous sortirons toutes les deux d'ici avec la petite pour nous réfugier à Samarie de Judée, chez Siméon dont l'âge respectable nous protégera de tout danger.

Mais Samarie - répliqua Livia, quelque peu découragée - c'est très loin...

En réalité, Madame, nous avons besoin d'un endroit de cette nature. Je suis d'accord pour dire que le voyage ne sera pas si court, mais nous partirons de toute urgence, et une fois que nous nous serons un peu reposées en passant par Naïm nous louerons des animaux frais. Après un jour ou deux de marche, nous atteindrons la vallée de Sichem où se trouve la vieille propriété de mon oncle. Maximus sera informé de votre décision sans autre prétexte sur le moment et, dans l'hypothèse du retour immédiat du sénateur, votre mari sera directement mis au courant de la situation et sera lui-même en mesure de constater votre honnêteté.

En effet, cette idée est le recours le plus sûr qu'il nous reste - s'exclama Livia plus ou moins réconfortée. -En outre, j'ai confiance en notre Maître qui ne nous abandonnera pas en de si rudes épreuves.

Aujourd'hui même, nous ferons nos préparatifs de voyage et tu iras en ville t'occuper, non seulement des animaux qui nous conduiront jusqu'à Naïm, mais aussi du départ d'un de tes parents avec nous, afin de faire ce voyage dans la plus grande simplicité, sans attirer l'attention des curieux, tout en étant bien accompagnées contre toutes éventualités.

Ne t'inquiète pas pour les dépenses car j'ai les moyens financiers de répondre à nos besoins.

Et il en fut ainsi.

La veille du départ, Livia appela le serviteur qui assumait alors le rôle d'intendant et l'instruisit en ces termes :

Maximus, des motifs impérieux font que je pars demain pour Samarie de Judée où je resterai quelques jours avec ma fille. Anne m'accompagnera et j'espère que tu t'efforceras d'être aussi dévoué que tu l'as toujours été envers tes maîtres.

L'interpellé fit une révérence, surpris par une telle attitude de la part de sa maîtresse peu habituée à quitter son foyer, mais comprenant qu'il n'avait pas le droit de juger ses décisions, il suggéra seulement respectueusement :

Madame, j'espère pouvoir désigner les serviteurs qui vous accompagneront.

Non, Maximus. Je ne veux pas des solennités usuelles pour une excursion de cette nature. J'irai avec des amis de Capharnaum, et j'ai l'intention de faire ce Voyage dans la plus grande simplicité. Si je t'informe de mes intentions, c'est pour que tu redoubles de Surveillance en mon absence, et au cas où mon mari reviendrait inopinément, tu lui annonceras alors ma décision dans les termes que je viens d'exprimer.

Et tandis que le domestique s'inclinait respectueusement, Livia regagnait ses appartements pour résoudre tous les problèmes et voyager en toute tranquillité.

Le lendemain, avant l'aube, une humble caravane quittait Capharnaûm. Elle était composée de Livia, de sa fillette, d'Anne et de l'un de ses vieux et respectables parents. Elle se dirigeait vers la route qui contournait le grand lac faisant presque un capricieux demi-cercle, accompagnant le cours des eaux du Jourdain qui descendaient susurrantes et tranquilles vers la mer Morte.

Ils firent une courte pause à Naïm où us changèrent d'animaux, puis les voyageurs suivirent le même itinéraire en direction de la vallée de Sichem où, en fin de journée, ils arrivèrent devant la maison en pierre de Siméon qui reçut ses hôtes en pleurant de joie.

L'ancien de Samarie semblait touché par la grâce divine telle était grande la force du mouvement remarquable qu'il développait dans toute la région où, malgré son âge avancé, il répandait les enseignements consolateurs du prophète de Nazareth.

Parmi les oliviers ombreux et touffus, il avait dressé une grande croix lourde en bois brut. Il avait aussi placé à proximité une longue table rustique autour de laquelle s'asseyaient les croyants sur de pauvres bancs improvisés pour entendre sa parole amicale et réconfortante.

Cinq jours de bonheur s'écoulèrent ainsi pour les deux femmes qui se sentaient bien dans cette ambiance pleine d'humilité.

Dans l'après-midi, sous les caresses de la nature libre et saine, au sein d'un paysage vert et harmonieux, l'assemblée humble des Samaritains se réunissait, prête à accepter les pensées d'amour et de miséricorde sublime du Messie nazaréen.

Siméon vivait là sans compagne, Dieu l'avait déjà emportée, et sans ses enfants qui à leur tour avaient déjà fondé leur propre famille dans des villages lointains. Il assumait la direction de tous, tel un vénérable patriarche dans sa sénilité sereine. Il relatait les faits de la vie de Jésus comme si l'inspiration divine lui était insufflée dans ces moments telle était profonde la beauté philosophique des commentaires et des prières improvisées qu'il professait avec l'aimante sincérité de son cœur.

Dans cette poésie simple de la nature, presque tout le monde pleurait d'émotion et d'éblouissement spirituel comme s'ils étaient encore là à boire les paroles du Maître près du mont Garizim, touchés par ses paroles profondes et affectueuses, magnétisés par la beauté de ses évocations remplies d'enseignements rares de charité et de tendresse.

À cette époque, les chrétiens ne possédaient pas les Évangiles écrits qui, rédigés par les Apôtres, ne firent leur apparition qu'un peu plus tard, raison pour laquelle tous les prêcheurs de la Bonne Nouvelle recueillaient les maximes et les leçons du Maître de leur propre main ou avec le concours des scribes de l'époque, enregistrant ainsi les enseignements de Jésus pour l'étude nécessaire lors des assemblées publiques dans les synagogues.

Siméon, qui ne possédait pas de synagogue, suivait néanmoins la même méthode.

Avec la patience qui le caractérisait, il avait écrit tout ce qu'il savait sur le Maître de Nazareth pour le rappeler dans ses réunions humbles et sans prétention. Il se tenait volontiers prêt à transcrire toutes les nouvelles leçons dont pouvaient se souvenir ses compagnons ou ces apôtres anonymes du christianisme naissant qui, de passage dans son vieux village, traversaient la Palestine de toutes parts.

Cela faisait six jours que les hôtes se ressourçaient dans cette douce ambiance, lorsque le respectable vieillard, un bel après-midi, lors de ses évocations habituelles sur le Messie, sembla touché d'une influence spirituelle des plus sublimes.

Les dernières lueurs du crépuscule versaient sur le paysage des tons émeraude et topaze éthérés sous un ciel bleu indéfinissable.

Au cœur de l'assemblée hétérogène, on pouvait remarquer la présence de créatures souffrantes de toutes sortes qui rappelaient à Livia l'après-midi mémorable de Capharnaum lorsqu'elle avait entendu le Seigneur pour la première fois. Des hommes en guenilles et des femmes en haillons aux côtés d'enfants chétifs fixaient anxieusement. le vieillard qui leur donnait des explications, ému, avec ses mots simples et sincères :

Mes frères, si vous aviez vu la douce résignation du Seigneur à cet ultime instant !... Et comme s'il jouissait déjà de la contemplation des béatitudes célestes au royaume de notre Père, le regard fixe tourné vers le ciel, j'ai vu le Maître pardonner charitablement toutes les injures ! Seul un de ses disciples les plus chers était resté au pied de la croix à soutenir sa mère dans cette lutte angoissante !... De ses compagnons habituels, peu étaient présents en cette heure douloureuse, certainement parce que nous, qui l'aimions tant, ne pouvions exprimer nos sentiments devant la foule furieuse sans courir nous-mêmes de graves dangers. Et pourtant, nous aurions tous désiré éprouver les mêmes souffrances !...

De temps en temps, l'un ou l'autre de ses bourreaux les plus intrépides s'approchait du corps torturé de martyre et lui lacérait la poitrine avec la pointe d'une lance impitoyable !...

À plusieurs reprises, le généreux vieillard essuya la sueur de son front pour poursuivre les yeux humides :

J'ai remarqué à un moment donné que Jésus avait dévié ses yeux calmes et lucides du firmament pour contempler la foule révoltée prise d'une fureur criminelle !... Quelques soldats ivres le flagellèrent une fois de plus, sans que sa poitrine oppressée dans l'angoisse de l'agonie ne laisse échapper un seul gémissement !... Son regard doux et miséricordieux se porta alors du mont du sacrifice vers les maisons de la maudite cité ! Quand je le vis regardant anxieusement avec la tendresse affectueuse d'un père tous ceux qui l'insultaient, aux supplices extrêmes de la mort, j'ai pleuré de honte sur nos impiétés et nos faiblesses...

La foule s'agitait alors au rythme des altercations... Des cris assourdissants et des injures révoltantes le harcelaient autour de la croix où on pouvait le voir transpirer d'une sueur abondante en cet instant suprême !... Mais comme s'il visualisait profondément les secrets des destinées humaines et lisait le livre de l'avenir, le Messie regarda à nouveau vers le ciel et s'exclama avec une infinie bonté : « Pardonne-leur, Mon Père, car ils ne savent pas ce qu'ils font !... »

Le vieux Siméon avait la voix saisie de larmes à l'évocation de ces souvenirs, tandis que l'assemblée s'émouvait profondément à son récit.

D'autres frères de la communauté prirent la parole, laissant le vieillard se reposer de ses efforts.

L'un d'eux, néanmoins, contrairement au thème exposé ce jour-là, s'exclama à la surprise de toute l'assistance :

Mes frères, avant de nous retirer, souvenons-nous que le Messie répétait toujours à ses disciples combien la vigilance et la prière sont nécessaires car les loups rôdent en ce monde autour du troupeau de brebis !...

Interpellé par cet avertissement qu'il entendit, Siméon s'abandonna à la méditation, les yeux fixés sur la grande croix qui s'élevait à quelques mètres de son modeste banc.

Au bout de quelques minutes de concentration spontanée, il avait les yeux débordants de larmes, fixés au madrier, comme si au sommet flottait quelque vision invisible de ceux qui l'observaient...

Puis pour conclure les enseignements de l'après-midi, il dit ému :

Mes enfants, ce n'est pas sans juste motif que notre frère se réfère aujourd'hui à l'enseignement de la vigilance et de la prière ! Quelque chose que je ne saurais définir, dit à mon cœur que l'instant de notre témoignage est très proche... Je vois avec ma vue spirituelle que notre croix aujourd'hui est illuminée et annonce peut-être la glorieuse minute de nos sacrifices... Mes pauvres yeux se remplissent de larmes car entre les clartés du madrier, j'entends une voix douce qui pénètre mes oreilles d'une intonation amène et amicale, s'exclamant : « Siméon, enseigne à tes compagnons la leçon du renoncement et de l'humilité en donnant l'exemple de ton dévouement et de ton propre sacrifice ! Prie et reste vigilant car l'heureux instant de ton entrée au royaume n'est pas loin, mais protège les brebis de ta bergerie des attaques ténébreuses des loups affamés de la cruauté, en liberté sur terre de toute part, conscient néanmoins qu'il sera donné à chacun selon ses propres oeuvres, mais que les mauvais auront également leur jour de leçon et de punition conformément à leurs propres erreurs !... »

Le vieux Samaritain avait le visage rempli de larmes, mais une douce sérénité irradiait de son regard affectueux et compatissant, révélant ses énergies inébranlables et valeureuses.

Ce fut alors que, levant ses longues mains amaigries vers le firmament où brillaient déjà les premières étoiles, il s'adressa à Jésus par une ardente prière :

Seigneur, pardonnez nos faiblesses et nos doutes dans les luttes de la vie humaine où nos sentiments sont bien précaires et misérables !... Bénissez nos efforts de chaque jour et absolvez nos fautes si l'un de nous, qui se trouve ici, vient à vous le cœur plein de pensées qui ne sont pas celles du bien et de l'amour que vous nous avez enseignées !... Et si l'heure des sacrifices est arrivée, assistez-nous de votre miséricorde infinie, afin que nous ne faiblissions pas dans notre foi aux douloureux moments de notre témoignage !...

L'émouvante prière annonça la fin de la réunion. Les assistants se dispersèrent et retournèrent impressionnés à leur modeste et pauvre foyer.

Mais cette nuit-là, le vieillard ne parvint à se reposer que très peu, pris d'inquiétude pour Livia et pour sa nièce qui l'avaient informé des graves événements qui les avaient poussées à solliciter sa protection. Il lui semblait que des appels bienveillants du monde invisible remplissaient son esprit d'une anxiété indéfinissable et de singulières impressions dont il n'arrivait pas à se débarrasser pour se reposer.

Toutefois, tandis que se déroulaient ces faits dans la vallée de Sichem, le gouverneur arriva ce jour-là à Capharnaum, en grande pompe dans l'après-midi.

Au son des nombreuses festivités organisées par les préposés d'Hérode Antipas, l'illustre voyageur avait toujours en tête son objectif premier.

Sulpicius, qui avait longuement parlé à son ami Octavius à proximité de la résidence du sénateur, avait pris connaissance de tous les faits. Aussi était-il retourné informer le gouverneur que les deux proies convoitées s'étaient enfuies comme des oiseaux migrateurs vers les bois de Samarie.

Si habitué qu'il était aux conquêtes faciles, le gouverneur fut surpris par la résistance de cette femme et admirait au fond ce noble héroïsme, se disant qu'après tout, une telle obstination de sa part était une attitude injustifiable, d'autant que les femmes belles et tentantes, désireuses de captiver son estime ne manquaient pas, vu sa position sociale élevée en Palestine.

Alors qu'il réfléchissait à cela, l'esprit pervers du licteur qui se réjouissait déjà de la difficile conquête de sa victime, lui murmura à l'oreille :

Seigneur gouverneur, si vous y consentez, j'irai à Samarie de Judée m'informer des faits. D'ici à la vallée de Sichem, il doit y avoir un peu plus de trente milles, ce qui n'est qu'un saut pour nos chevaux. Je prendrai avec moi six soldats qui suffiront pour maintenir l'ordre dans ces parages.

Sulpicius, pour ma part, je ne vois plus la nécessité de telles mesures s'exclama Pilate, résigné.

Mais, alors - lui fit le licteur, avec intérêt -, si ce n'est pas pour vous, ce doit être pour moi car je suis l'esclave d'une femme que je dois absolument posséder. C'est moi à présent qui vous demande humblement de m'accorder ce soutien - insista-t-il, désespéré, au summum de ses pensées impures.

Très bien - murmura Pilate avec indifférence comme s'il rendait une faveur à un serviteur de confiance -, je te concède ce que tu me demandes. Je pense que l'amour d'un Romain est au-dessus de tout sentiment des esclaves de ce pays.

Tu peux partir et emporter avec toi tes amis, sans oublier néanmoins que nous devons retourner à Nazareth dans trois jours. Deux jours te suffiront-ils pour cela ?

Mais - continua le licteur, malicieusement -, et en cas de résistance ?

Pour cela tu auras tes hommes avec toi et je t'autorise à prendre les initiatives nécessaires pour arriver à tes fins. Dans toute mission, n'oublie jamais d'accorder aux patriciens les faveurs de notre considération, quant à ceux qui ne le sont pas, exerce la justice implacable de notre domination et de notre force.

Cette nuit-là, Sulpicius Tarquinius choisit les hommes qui avaient toute sa confiance et, à l'aube, sept cavaliers audacieux se mirent en route, échangeant leurs fougueux genêts aux principaux relais en direction de Samarie.

Le licteur chevauchait vers son aventure comme s'il allait vers l'inconnu avec la ferme intention de parvenir à ses fins sans lésiner sur les moyens. Des pensées condamnables grouillaient dans sa tête, étouffant son cœur inquiet et fou dans une vague de désirs criminels et indéfinissables.

Pendant ce temps dans l'humble maison de la vallée, Siméon s'activait en cette matinée inoubliable de sa vie.

Une fois qu'il eut organisé toutes ses annotations et parchemins, il fît un déjeuner frugal, alors que le soleil se baissait déjà. Après une heure de méditation et de ferventes prières, il réunit ses hôtes et leur dit gravement :

Mes filles, à la vision de mes pauvres yeux, nos prières d'hier sont une suite de sérieux avertissements pour mon cœur. Cette nuit et aujourd'hui encore, j'ai entendu de doux appels qui m'interpellent et, sans en expliquer la juste raison, je suis rempli d'une douce sérénité dans l'hypothèse où mon départ pour le royaume des cieux ne tarderait pas...

Toutefois, quelque chose me dit que l'heure de votre départ n'a pas encore sonné et, considérant l'enseignement de notre Maître de bonté et de miséricorde sur les loups et les brebis, je dois vous protéger de tout danger. C'est pour cela que je vous demande de m'accompagner.

Disant cela, le respectable ancien se leva et se dirigea vers sa cabane, il déplaça les blocs de pierre d'une ouverture faite dans le mur, et s'exclama impérativement avec sa sereine simplicité :

Entrons.

Mais, mon oncle - réfléchit Anne avec un certain étonnement -, de telles précautions sont-elles nécessaires ?

Ma fille, ne discute jamais les conseils de ceux qui ont vieilli dans le travail et dans la souffrance. Aujourd'hui est un jour décisif et Jésus ne pourrait tromper mon cœur.

Oh ! Mais serait-il possible, alors, que le Maître nous prive de votre présence affectueuse et consolatrice ? — s'exclama la pauvre jeune fille en larmes, tandis que Livia les accompagnait émue tenant par la main sa fille effrayée.

Oui, pour nous - objecta Siméon serein avec courage, le regard tourné vers le bleu du ciel -, il ne doit exister qu'une seule volonté, qui est celle de Dieu. Les desseins du Seigneur s'accomplissent avec ses esclaves.

À cet instant, ils pénétraient tous les quatre dans une galerie qui, à quelques mètres de là, allait donner sur un modeste refuge taillé dans la pierre où le vieillard affirma sur un ton solennel :

Voilà plus de vingt ans que je n'ai ouvert ce souterrain à personne... Les souvenirs sacrés de ma femme ont fait que je l'ai fermé à jamais comme le tombeau de mes illusions les plus chères. Mais ce matin, je l'ai rouvert avec résolution, j'ai retiré les obstacles du passage et j'ai mis tout ce dont vous aurez besoin pour vous reposer, pensant à votre sécurité jusqu'à la nuit. Cet abri est caché dans les rochers qui, avec les oliviers, ornent notre coin de prières et bien que paraissant cloîtré l'intérieur reçoit l'air pur et frais de la vallée, tout comme notre propre maison.

Vous serez tranquilles ici. Quelque chose dit à mon cœur que nous traversons des heures décisives. J'ai apporté les aliments nécessaires à vous trois pendant l'après-midi, et si je ne reviens pas d'ici la nuit, vous savez déjà comment déplacer la porte en pierre qui donne accès à ma chambre. D'ici, vous entendrez le bruit des environs, ce qui vous permettra d'appréhender tous les dangers.

Personne d'autre ne connaît cet abri ? - demanda Anne, anxieuse.

Personne, excepté Dieu et mes enfants absents.

Livia, profondément émue, éleva alors la voix pour manifester ses sincères remerciements:

Siméon - dit-elle -, moi qui connais la trempe de l'ennemi, je sais que vos craintes sont justifiées. Jamais, je n'oublierai votre geste paternel qui me sauve de l'impitoyable et implacable bourreau.

Madame, ne me remerciez pas, car je ne suis rien. Remerciez Jésus de ses précieux desseins à l'heure arrière de nos épreuves...

Puis il retira une petite croix en bois brut des plis de sa pauvre tunique, l'a remis à la femme du sénateur et lui dit d'une voix sereine :

Seul Dieu sait la minute qui approche, et cette heure peut annoncer les derniers moments de notre vie sur terre. S'il en est ainsi, gardez cette croix en souvenir d'un humble serviteur... Elle traduit toute la gratitude de mon esprit sincère...

Comme Livia et Anne commençaient à pleurer à ces paroles émouvantes, il poursuivit sur un ton posé :

Ne pleurez pas puisque cette minute représente l'instant suprême ! Si Jésus nous convoque au labeur, les uns avant les autres, souvenons-nous qu'un jour, nous serons tous réunis dans la lumière chatoyantes de son royaume d'amour et de miséricorde où tous les affligés seront consolés...

Et, comme si son esprit était plongé dans la pleine contemplation d'autres sphères dont les clartés le remplissaient d'intuitions divinatoires, il continua en s'adressant à Livia avec émotion :

Ayons confiance en la providence divine ! Si mon témoignage intervient dans les heures à venir, je vous confie ma pauvre Anne comme je vous livrerais mon souvenir le plus cher !... Depuis que j'ai embrassé les leçons du Messie, tous les enfants de mon sang m'ont abandonné sans comprendre les intentions les plus sacrées de mon cœur... Anne, pourtant, malgré sa jeunesse, a compris avec moi le doux Crucifié de

Jérusalem !...

Quant à toi, Anne - dit-il en mettant sa main droite sur le front de sa nièce -, aime ta maîtresse comme si tu étais la plus humble de ses esclaves !

À cet instant, un grand bruit pénétra dans l'enceinte comme si un grondement incompréhensible venait des rochers, il ressemblait davantage aux sabots de plusieurs chevaux qui se seraient approchés.

L'ancien fit un geste d'adieu tandis que Livia et Anne s'agenouillaient devant lui qui se tenait austère et aimant ; toutes deux en larmes prirent ses mains ridées qu'elles couvrirent de baisers affectueux.

Puis rapidement, Siméon traversa la petite galerie, remettant les pierres dans le mur avec le plus grand soin.

Quelques minutes plus tard, il ouvrait les portes de son humble et généreuse chaumière à Sulpicius Tarquinius et à ses compagnons, comprenant finalement que les avertissements de Jésus, dans le silence de ses ferventes prières, n'avaient pas été en vain.

Le licteur lui adressa la parole sans la moindre amabilité, faisant son possible pour faire taire l'impression que lui causait la majestueuse apparence du vieil homme avec son regard noble et serein et sa longue barbe blanche.

Vieillard - s'exclama-t-il sévèrement -, je sais déjà, par l'intermédiaire de ceux qui te connaissent, que tu t'appelles Siméon et que tu héberges ici une noble dame de Capharnaum avec sa servante de confiance. Je viens de la part des plus hautes autorités pour parler en privé avec ces dames dans la plus grande discrétion possible...

Vous vous trompez, licteur - murmura Siméon avec humilité. - En fait, l'épouse du sénateur Lentulus est passée par ici, et les circonstances faisaient qu'elle était accompagnée de ma petite-nièce, me faisant ainsi l'honneur de se reposer dans cette maison pendant quelques heures.

Mais tu dois savoir où elles se trouvent à présent.

Je ne saurais le dire.

L'ignores-tu, par hasard ?

J'ai toujours su - répliqua l'ancien courageusement - qu'il vaut mieux ignorer tout ce qui pourrait porter préjudice à mes prochains.

Ça, c'est autre chose - rétorqua Sulpicius irrité, comme un menteur dont on aurait découvert les pensées les plus secrètes. - Tu veux dire alors que tu me caches l'endroit où se trouvent ces femmes par simple caprice de ta vieillesse caduque ?

Ce n'est pas cela. Sachant qu'au monde nous sommes tous frères, je sens qu'il est de mon devoir d'aider les plus faibles contre la perversité des plus forts.

Mais, je ne viens pas les voir pour leur faire du mal et j'attire ton attention sur ces insinuations insultantes qui méritent la punition de la justice.

Licteur - objecta Siméon avec une grande sérénité -, si vous pouvez duper les hommes, vous ne trompez pas Dieu avec vos sentiments inavouables et impurs. Je sais ce qui vous amène en ces lieux et je déplore votre impulsivité criminelle... Votre conscience est pleine de pensées délictueuses et impures, mais chaque instant qui passe est une occasion de rédemption que Dieu nous accorde dans son infinie bonté... Tournez le dos à la perfidie qui vous a amené et allez par d'autres chemins, car tout comme l'homme doit se sauver par le bien qu'il pratique, il peut aussi mourir par le feu dévastateur des passions qui le poussent aux crimes les plusodieux...

Vieil infâme... - s'exclama Sulpicius Tarquinius, rouge de colère tandis que les soldats observaient surpris le courage serein du valeureux vieillard de Samarie -, tes voisins m'ont bien dit que tu es le plus grand sorcier dans les parages !...

Maudit devin, comment oses-tu affronter de cette façon les mandataires de l'Empire quand une simple parole venant de moi peut t'anéantir ? De quel droit te moques-tu du pouvoir ?

Du droit des vérités de Dieu qui nous demande d'aimer notre prochain comme nous- mêmes... Si vous êtes les préposés d'un Empire qui n'a d'autre loi que celle de la violence impitoyable dans l'exécution de tous les crimes, je me sens subordonné à un pouvoir plus souverain que le vôtre, plein de miséricorde et de bonté ! Ce pouvoir et cet Empire sont de Dieu dont la justice miséricordieuse est au-dessus des hommes et des nations !...

Comprenant son courage et son énergie morale inébranlable, le licteur, bien que sous l'emprise de la haine, lui répondit d'un ton sournois :

Très bien, je ne suis pas venu ici pour connaître tes sorcelleries et ton fanatisme religieux. Une fois pour toutes : veux-tu ou non me donner des informations précises concernant tes hôtes ?

Je ne peux - répliqua Siméon courageusement -, je n'ai qu'une seule parole.

Alors, arrêtez-le ! - dit-il en s'adressant à ses auxiliaires, pâle de colère se voyant vaincu dans ce duel de paroles.

Le vieux chrétien de Samarie fut soumis aux premières humiliations des soldats, se rendant, néanmoins, sans la moindre résistance.

Aux premiers coups d'épée, Sulpicius s'exclama sarcastique :

Alors, où se trouvent les forces de ton Dieu qui ne te défend pas ? Son Empire est donc aussi précaire ? Pourquoi les pouvoirs célestes ne t'aident-ils pas en nous éliminant pour te sauver ?

Ces mots furent suivis de l'éclat de rire général des soldats qui l'accompagnaient et prenaient plaisir aux élans criminels de leur chef.

Mais Siméon était prêt au témoignage de sa foi ardente et sincère. Les mains liées, il put encore objecter avec sa sérénité habituelle :

Licteur, même si j'étais un homme puissant comme ton César, jamais je n'élèverais la voix pour ordonner la mort de qui que ce soit sur terre. Je suis de ceux qui nient le droit même de la dite légitime défense, car il est écrit dans la Loi « tu ne tueras point », et aucune clause autorise l'homme à éliminer son frère en telle ou telle circonstance... Toute notre défense en ce monde est en Dieu, car lui seul est le Créateur de toute vie et lui seul peut disposer de nos destinées.

Sulpicius était au summum de sa haine face à cet indomptable courage éclairé, il s'avança alors vers l'un des préposés et s'exclama fou de rage :

Mercius, occupe-toi de ce vieil imbécile de sorcier. Fais bien attention à lui et ne te laisse pas distraire. S'il tente de fuir, donne-lui un coup d'épée !

Le vénérable vieillard, conscient qu'il traversait ses heures suprêmes, dévisagea son agresseur avec une héroïque humilité.

Sulpicius et ses compagnons envahirent sa maison et sa cour d'où ils expulsèrent une vieille servante à coups d'injures et de pierres. Dans sa chambre, ils trouvèrent les annotations évangéliques, les parchemins jaunis et quelques petits objets qu'il gardait en souvenir de ses proches les plus chers.

Tout ce qui lui était le plus sacré fut apporté devant lui et fut brisé sans la moindre pitié. Devant ses yeux sereins et bons, ils déchirèrent des tuniques et des papyrus anciens entre des sarcasmes et des marques d'ironie révoltantes.

Une fois que ce pillage fut terminé, le licteur, les mains dans le dos réfléchissait à la meilleure manière de lui arracher la confession désirée sur l'endroit où se trouvaient ses victimes. Il arpenta ainsi pendant plus de deux heures les alentours puis revint dans la pièce où il l'interpella à nouveau.

Siméon - lui dit-il, avec intérêt -, satisfait mes désirs et je t'accorderai la liberté.

Pour ce prix, toute liberté me serait pénible. On doit préférer la mort plutôt que de transiger avec le mal -répondit le vieil homme avec le même courage.

De rage, Sulpicius Tarquinius grinça des dents et s'écria furieux :

Misérable ! Je saurai arracher ta confession.

Disant cela, il fixa l'énorme croix qui se dressait à quelques mètres de la porte et comme s'il avait choisi le meilleur instrument de martyre pour lui arracher la révélation désirée, il s'adressa aux soldats d'une voix sonore :

Attachez-le à la croix comme le Maître de ses sorcelleries.

Se souvenant des grands moments du Calvaire, l'ancien se laissa faire sans opposer la moindre difficulté, remerciant intimement Jésus de ses avertissements providentiels arrivés à temps pour sauver des mains de l'ennemi celles qu'il considérait comme ses très chères filles.

D'un geste les soldats l'attachèrent à la base de la lourde poutre sans que la victime ne démontre un seul geste de résistance.

Le crépuscule était proche et Siméon se souvint que des heures auparavant, le Seigneur avait souffert avec beaucoup plus d'intensité. Dans une fervente prière, il demanda au Père Céleste de lui donner le courage et la résignation nécessaires pour ce moment angoissant. Il se rappela ses enfants absents et supplia Jésus de les accueillir au sein de son infinie miséricorde. Alors qu'il était attaché à la croix par les bras, le tronc et par les jambes, il vit s'approcher certains de ses compagnons de prières quotidiennes qui venaient participer à la réunion du soir et qui furent immédiatement arrêtés par les soldats et par leur chef implacable.

Interrogés sur le vieillard qui se trouvait là, le torse à demi-nu prêt à subir les coups de fouet, tous, sans exception dirent ne pas le connaître.

Plus encore que les attaques impitoyables des Romains, une telle ingratitude affligea profondément son esprit sincère et généreux comme si une épine empoisonnée transperçait son cœur.

Cependant, il recouvrit immédiatement ses forces spirituelles et, les yeux tournés vers le ciel, il murmura tout bas dans une prière anxieuse et ardente :

Vous aussi, Seigneur, vous avez été abandonné !... Vous étiez l'Agneau de Dieu, innocent et pur, et vous avez souffert des douleurs les plus amères, vous avez éprouvé le fiel des trahisons les plus lamentables !... Ce ne sera donc pas votre serviteur, misérable pécheur que je suis, qui reniera les martyres purificateurs du témoignage !...

À cette heure, l'enceinte se trouvait déjà pleine de gens qui, conformément aux ordres de Sulpicius, devaient rester assis sur les bancs bruts disposés en demi-cercle, afin d'assister à la scène sauvage, à titre d'exemple pour ceux qui en viendraient à désobéir à la justice de l'Empire.

Sous les ordres de son chef, le premier soldat initia le châtiment. Mais alors que ses mains brandissaient pour la troisième fois les dures lanières en cuir dans cette exécrable torture, sans que le vieillard n'ait laissé échapper le plus léger gémissement, il s'arrêta brusquement et dit à Tarquinius à voix basse et sur un ton discret :

Seigneur licteur, en haut de la poutre, il y a une lumière qui paralyse mes forces.

Fou de colère, Sulpicius ordonna à un autre de le remplacer, mais la même chose se produisit avec chacun des bourreaux appelés à exécuter cette sinistre besogne.

Ce fut alors que désespéré pris d'une haine incompréhensible, Sulpicius s'empara du fouet, le brandissant lui-même sur le corps de la victime qui se tordait de souffrances effroyables.

Baigné de sueur et de sang, Siméon sentait ses vieux os se briser à chaque fois que le fouet claquait sur ses chairs affaiblies. Ses lèvres murmuraient d'ardentes prières, des appels à Jésus pour que ses tourments ne se prolongent pas à l'infini. Tous ceux qui étaient présents, malgré la terreur qui les avait poussés à la défection du vieux disciple de Jésus, regardaient en larmes ses abominables souffrances.

À un moment donné, presque évanoui, sa tête tomba prédisant la fin de toute résistance organique face au martyre.

Sulpicius Tarquinius arrêta alors pendant une minute son ignoble besogne et s'approchant du vieil homme, il lui dit à l'oreille avec anxiété :

Vas-tu avouer maintenant ?

Mais le vieux Samaritain, habitué aux luttes terrestres depuis plus de soixante-dix ans de souffrances, s'exclama, exténué d'une voix faible :

Le... chrétien... doit... mourir... avec Jésus... pour... le bien... et... pour la...

vérité...

Meurs alors misérable !... - s'écria Sulpicius d'une voix tonitruante ; et il prit son épée qu'il enfonça dans sa poitrine affaissée.

On vit le sang jaillir en jets rouges et abondants.

À cette heure, déjà vaincu par ce supplice, le vieillard Vit sans crainte l'acte suprême qui mettait fin à ses souffrances. Il eut la sensation qu'un instrument étrange ouvrait sa poitrine endolorie, suffoquée par une angoisse mortelle.

D'un seul coup, il aperçut deux mains blanches, translucides, qui semblaient caresser affectueusement ses cheveux blancs.

Il remarqua que le décor s'était transformé tandis qu'il avait légèrement fermé les yeux, à cet instant pénible.

Le ciel n'était plus le même, il n'avait plus devant lui des traîtres et des bourreaux. L'ambiance était saturée d'une douce lumière réconfortante tandis qu'à ses oreilles parvenaient les suaves échos d'une cavatine venue du ciel, entonnée peut-être par des artistes invisibles. Il pouvait entendre des cantiques épars, exalter les douleurs de tous les malheureux, de tous les affligés du monde, alors qu'il entrevoyait émerveillé le sourire accueillant d'entités lumineuses et belles.

Il lui semblait reconnaître le paysage qui l'accueillait. Il se sentait transporté dans les délicieux recoins de Capharnaum aux doux moments où il s'apprêtait à recevoir la bénédiction du Messie, jurant avoir été conduit par un processus mystérieux dans une Galilée aux fleurs plus abondantes et dans un plus beau firmament. Des oiseaux de lumière, comme des lyres ailées du paradis, chantaient dans les arbres touffus et denses qui devaient être ceux de l'éden céleste.

Il chercha à dominer ses émotions dans les clartés de cette terre promise qui, à ses yeux, devait être le pays enchanté du « Royaume du Seigneur ».

Pendant un instant, il se souvint de l'orbe terrestre, de ses derniers tourments et de ses douleurs. Une sensation de fatigue domina alors son esprit abattu, mais une voix, que ses oreilles reconnaîtraient parmi des milliers d'autres, parla doucement à son cœur :

Siméon, le temps du repos est venu !... Repose-toi maintenant de tes peines et de tes douleurs car tu es dans mon royaume où tu jouiras éternellement de la miséricorde infinie de Notre Père !...

Il lui sembla finalement que quelqu'un le prit contre sa poitrine avec le plus grand soin, plein d'affection.

Un doux baume endormit son esprit épuisé et amer. Le vieux serviteur de Jésus ferma alors ses yeux calmement caressé par une entité angélique qui posa légèrement ses mains translucides sur son cœur défaillant.

De retour au pénible spectacle, près de la maison du vieil homme de Samarie, une foule de gens assistait, morte de terreur, à la funeste scène.

Attaché au madrier, le cadavre du vieux Siméon répandait son sang par l'énorme blessure ouverte dans son cœur. Sa tête pendait en avant comme si elle demandait le repos de la terre généreuse, sa barbe vénérable était teintée de rouge, tâchée d'éclaboussures car, tout en sachant que le coup d'épée avait été le coup final à ce monstrueux drame, Sulpicius ne cessait de flageller le cadavre fixé sur la croix infamante du martyre.

On aurait dit que les forces déchaînées des ténèbres s'étaient complètement emparées de l'esprit du licteur qui, pris d'une furie épileptique intraduisible fouettait le cadavre sans pitié dans un torrent d'injures pour Impressionner la foule qui l'observait terrifiée.

Voyez - s'écriait-il furieusement -, voyez comment doivent mourir les Samaritains perfides et les sorciers meurtriers !... Vieux misérable !... Emporte en enfer ce souvenir de plus !...

Et le fouet claquait impitoyable sur la dépouille ravagée de la victime dont il ne restait plus maintenant que de la chair ensanglantée.

Cependant, à ce moment-là, soit en raison de la croix qui était peu enfoncée dans la terre et qui fut ébranlée par les mouvements réitérés et violents du supplice, ou par la punition des forces puissantes du monde invisible, on vit l'énorme poutre se renverser à la vitesse de la foudre.

En vain, le licteur tenta d'échapper à cette mort horrible. En l'espace d'une seconde, il comprit sa situation mais sa tentative de fuite fut inutile et il vit le haut de la croix s'abattre sur sa tête d'un seul coup le plaquant au sol avec une rapidité étonnante. Sulpicius Tarquinius n'eut pas le temps de pousser un gémissement. De la base de son crâne éclaté se répandait une masse encéphalique mêlée de sang.

Immédiatement, tout le monde accourut pour voir le corps du loup abattu, assassiné après le sacrifice de la brebis. Un des soldats examina longuement sa poitrine où son cœur battait encore dans ses dernières expressions d'automatisme.

La bouche du bourreau était ouverte, non plus pour crier des blasphèmes mais de sa gorge rougeâtre coulait une écume de salive et de sang, telle la bave répulsive et ignominieuse d'un monstre. Ses yeux étaient démesurément ouverts comme s'ils fixaient éternellement dans les spasmes de la terreur, une interminable phalange de fantômes ténébreux...

Impressionnés par cet accident imprévu où ils devinaient l'influence de la mystérieuse lumière qu'ils avaient entrevue au sommet de la croix, les soldats ignoraient quoi faire en de telles circonstances, également confondus dans la vague d'étonnement et de surprise générale.

Ce fut à cet instant qu'apparut à la porte la noble silhouette de Livia, le visage pâle, prise d'une amère perplexité.

Restées dans la caverne où elles s'étaient réfugiées dans de ferventes prières à implorer la miséricorde de Jésus à ces heures angoissantes, elles avalent pressenti le danger.

À leurs oreilles étaient parvenues les vagues rumeurs des discussions et le brouhaha du peuple lors des bruyantes altercations au moment de l'incident observé par tous ceux qui y assistaient comme un châtiment du Ciel.

Angoissées et inquiètes, considérant l'heure avancée, toutes deux décidèrent de sortir quelles que fussent les Conséquences d'une telle résolution.

Arrivées à la porte et observant le spectacle horrible du cadavre de Siméon presque réduit à un tas informe sous le poids de la croix, et voyant le corps de

Sulpicius étendu à quelques pas de là, la base du crâne fracassée, elles ressentirent naturellement une terreur indéfinissable.

Le paroxysme de l'émotion, néanmoins, ne dura que quelques minutes.

Tandis que la servante éclatait en sanglots, Livia, avec l'énergie qui caractérisait son esprit et la foi qui éclairait son cœur, comprit d'un regard ce qui s'était passé et, se disant que la situation exigeait la force d'une puissante volonté pour que l'équilibre général se rétablisse, elle dit à sa servante en lui confiant résolument sa fille :

- Anne, je te demande le plus grand courage en ce moment angoissant car la bonté de Jésus nous a préparées à supporter dignement cette nouvelle épreuve si amère et si douloureuse ! Garde Flavia avec toi, pendant que je vais faire en sorte de rétablir le calme !...

D'un pas rapide, elle avança à travers la foule qui s'apaisait à son passage.

Cette femme, d'une beauté noble et gracieuse, laissait transparaître dans son regard la flamme d'une profonde indignation pleine d'amertume. Son aspect sévère évoquait la présence d'un ange vengeur brusquement apparu parmi ces créatures ignorantes et humbles au moment opportun.

En s'approchant de la croix où gisaient les deux cadavres, en pleine confusion, elle implora Jésus le courage et la fermeté nécessaires pour dominer la nervosité et l'inquiétude de tous ceux qui l'entouraient. À cet instant précis, elle sentit qu'une force surhumaine s'empara de son âme. Pendant une minute, elle pensa à son mari, aux conventions sociales, au bruyant scandale de ces événements, mais le sacrifice et la mort glorieuse de Siméon étaient pour elle l'exemple le plus réconfortant et le plus sacré. Elle oublia tout pour se souvenir de Jésus qui planait au-dessus de toutes les choses transitoires de la terre comme le plus haut symbole de vérité et d'amour pour le bonheur éternel de toute vie.

Un des soldats, pris de vénération et connaissant bien le regard qui croisait le sien, s'approcha d'elle et s'exclama avec le plus grand respect :

Madame, laissez-moi nous présenter afin que vous puissiez nous diriger dans ce que vous jugerez nécessaire.

Soldats - dit-elle résolue -, vous n'avez pas besoin de décliner vos noms. Je remercie votre attitude spontanée qui aurait pu être quelques minutes plus tôt de l'inconscience criminelle ; je déplore, seulement, que six hommes alliés à cette foule aient permis l'accomplissement de cet acte d'infamie et de suprême lâcheté que la justice divine vient de punir devant vos yeux !...

Tous se turent comme par enchantement en entendant ces paroles énergiques.

La masse populaire a ces versatilités mystérieuses. Il suffit parfois d'un geste pour qu'elle s'enfonce dans les abîmes du crime et du désordre et d'une parole cinglante pour la faire revenir au silence et à l'équilibre nécessaires.

Livia comprit qu'elle avait la situation en main et s'adressant aux préposés de Sulpicius, elle dit courageusement :

Allons que le calme revienne, retirez ces cadavres.

Madame - avança l'un d'eux respectueusement -, nous nous sentons dans l'obligation d'envoyer un messager à Capharnaum pour avertir le seigneur gouverneur de ces faits.

Mais avec la même expression de sérénité sur le visage, elle répondit fermement :

Soldat, je ne permets à aucun de vous de se retirer tant que vous n'aurez pas enterré ces corps. Si votre gouverneur a un cœur insensible, je me sens à présent dans l'obligation de protéger la paix des âmes respectables. Je ne veux pas que se répète dans cette maison une nouvelle scène de lâcheté et d'infamie. Si l'autorité, dans ce pays, a atteint le domaine des cruautés les plus absurdes, je préfère l'assumer en rachetant une dette de cœur envers la dépouille de cet apôtre vénérable, assassiné avec la collaboration de votre inconscience criminelle.

Ne souhaitez-vous pas consulter les autorités de Sébaste à ce sujet ? - ajouta l'un d'eux timidement.

D'aucune façon - répondit-elle avec une audacieuse sérénité. - Quand le cerveau d'un gouvernement est empoisonné, le cœur de ses gouvernés souffre des mêmes maux. Nous attendrions en vain une quelconque disposition en faveur des plus humbles et des plus malheureux, car la Judée est sous la tyrannie d'un homme cruel et ténébreux. Aujourd'hui au moins, je veux affronter le pouvoir de la perversité, invoquant l'aide de la miséricorde infinie de Jésus.

En raison de son attitude posée et imperturbable, les soldats romains gardèrent le silence et, obéissant à ses ordres, ils déposèrent la dépouille inerte de Siméon sur la grande table rustique des prières quotidiennes.

Ce fut alors que ceux-là mêmes qui avaient renié le vieux maître de l'Évangile, s'approchèrent pieusement de son cadavre et baisèrent ses mains ridées avec tendresse. Repentis de leur lâcheté et de leur faiblesse, ils couvrirent de fleurs ses restes ensanglantés.

La nuit tombait, mais les clartés ténues du crépuscule dans le beau paysage de Samarie n'avaient pas encore complètement abandonné l'horizon.

Une force indéfinissable semblait soutenir l'Esprit de Livia, lui suggérant toutes les mesures nécessaires.

En peu de temps, grâce à l'effort herculéen de nombreux Samaritains, de lourdes pierres furent retirées des rochers qui protégeaient la caverne où s'étaient abritées les trois fugitives, tandis que sous les ordres de Livia, les six soldats creusèrent une sépulture en terre, loin de ce lieu, pour y déposer le corps de Sulpicius.

Les premières constellations brillaient déjà au firmament quand s'achevèrent ces tristes tâches improvisées.

À l'instant où fut transportée la dépouille du vieillard que Livia enveloppa personnellement d'un suaire de lin blanc, elle pria suppliant le Seigneur de recevoir au sein de son royaume de lumière et de vérité l'âme généreuse de son apôtre valeureux.

Elle s'agenouilla comme une figure angélique près de cet humble banc en bois brut où tant de fois le serviteur de Jésus s'était assis parmi les oliviers touffus qu'il choyait. Tous ceux qui étaient présents et les soldats eux-mêmes qui se sentaient saisis d'une mystérieuse appréhension, se prosternèrent agenouillés, accompagnant son hommage, tandis qu'à la clarté de quelques torches, soufflaient les brises légères et parfumées des nuits belles et étoilées de la Samarie d'il y a deux mille ans...

Mes frères - commença-t-elle émue, assumant pour la première fois la direction d'une assemblée de croyants -, élevons à Jésus notre cœur et notre pensée !...

Une sensation plus forte semblait bouleverser sa voix, inondant ses yeux de larmes douloureuses...

Mais comme si des forces invisibles et puissantes lui redonnaient courage, elle poursuivit sereinement:

Jésus, doux et divin Maître, c'est aujourd'hui en ce jour glorieux qu'est parti pour le ciel un valeureux apôtre de ton royaume... Il fut ici sur terre, Seigneur, notre protection, notre soutien et notre espoir!...

Dans sa foi, nous trouvons la force nécessaire et ce fut en son cœur compatissant que nous avons puisé la précieuse consolation !... Mais tu as jugé opportun que Siméon aille reposer en ton giron aimant et compatissant! Comme toi, il a souffert des tourments de la croix, révélant la même confiance en la providence divine dans les pénibles sacrifices de son amer témoignage... Reçois-le, Seigneur, dans ton royaume de paix et de miséricorde ! Siméon est devenu bienheureux par ses douleurs, par sa bravoure morale, par ses angoissantes afflictions supportées avec le courage et la foi que tu nous as enseignés... Soutiens-le dans les clartés du paradis de ton amour inépuisable, et que nous, réfugiés dans la nostalgie et dans l'amertume, apprenions la leçon lumineuse de ton valeureux apôtre de Samarie !... Si un jour tu nous juges aussi, dignes du même sacrifice, fortifie-nous d'énergie pour que nous prouvions au monde l'excellence de tes enseignements, en nous aidant à mourir avec vaillance pour ta paix et pour ta vérité comme ton missionnaire affectueux à qui nous rendons, à cette heure, l'hommage de notre amour et de notre reconnaissance...

À cet instant, elle marqua une courte pause à son oraison, puis, elle poursuivit :

Jésus, à toi qui es surtout venu en ce monde pour les désespérés du salut, soutenant les plus malades et les plus malheureux, nous t'adressons également notre supplique pour le scélérat qui n'hésita pas à piétiner tes lois de fraternité et d'amour en martyrisant un innocent et qui fut ravi par la mort pour être jugé par ta justice. Nous voulons oublier son infamie, comme tu as pardonné à tes bourreaux du haut de la croix infamante du martyre... Aide-nous, Seigneur, pour que nous comprenions et pratiquions tes enseignements !...

Puis, émue, Livia se leva et découvrit le cadavre de l'apôtre, elle lui baisa les mains pour la dernière fois et s'exclama pleine de larmes affectueuses :

Adieu, mon maître, mon protecteur et mon ami... Que Jésus reçoive ton esprit illuminé et juste en son royaume de lumière immortelle, et que ma pauvre âme sache tirer profit en ce monde de ta leçon de foi et d'héroïsme valeureux !...

Le corps inerte de Siméon, qui reposait dans un cercueil improvisé, fut conduit à sa dernière demeure. De nombreuses torches avaient été allumées pour le triste et pénible office.

Et pendant que le cadavre du licteur Sulpicius descendait dans la terre humide, sans autre soutien que celui de ses préposés, le noble vieillard allait reposer en paix devant son temple et son nid, entre les brises caressantes de la vallée, à l'ombre fraîche des oliviers qui lui étaient si chers !...

Ensuite, Livia renvoya les soldats du gouverneur et protégée par des hommes valeureux et dévoués, elle passa le reste de la nuit en compagnie d'Anne et de sa petite fille plongée dans de profondes méditations et de pénibles appréhensions.

Au lever du jour, accompagnées par un voisin de

Siméon, elles quittèrent définitivement la vallée de Sichem pour retourner à Capharnaum, emportant dans leur cœur les nombreuses leçons de toute une vie.

Sachant que les représailles des autorités administratives ne se feraient pas attendre, elles passèrent par des routes différentes qui étaient de précieux raccourcis, sans s'arrêter à Naïm pour changer d'animaux.

Après plusieurs heures successives de marche forcée, elles atteignirent la demeure tranquille où elles allaient pouvoir se remettre des coups endurés.

Livia rémunéra généreusement son dévoué compagnon de voyage, puis se retira dans ses appartements où elle fixa sur une base précieuse la petite croix en bois que l'apôtre lui avait donnée quelques heures avant son cruel martyre.

Quelques jours passèrent après ces funestes incidents.

Ponce Pilate fut informé en détail de tout ce qui s'était passé et hurla d'une haine sauvage. Se disant qu'il affrontait de puissants ennemis en Publius Lentulus et en son épouse, il chercha de son côté à actionner les mécanismes de sinistres représailles. Il partit immédiatement pour son palais de Samarie où il fit en sorte que tous les habitants de la région paient très cher le décès du licteur en les humiliant au travers de mesures avilissantes et vexatoires. D'infâmes assassinats furent pratiqués parmi les populations pacifiques de la vallée ; sa mentalité vindicative et ténébreuse propagea une suite de crimes et de cruautés jusqu'à Sébaste, touchant même d'autres localités plus avancées.

À Capharnaûm, pendant ce temps, on attendait l'arrivée d'un homme.

Au bout de quelques jours, le sénateur revenait effectivement de son voyage à travers la Palestine. Après son retour, Livia l'informa de tout ce qui s'était produit pendant son absence. Publius Lentulus écouta son rapport en silence. Au fur et à mesure qu'il prenait connaissance des faits, il se sentait intimement saisi d'indignation et de révolte contre l'administrateur de Judée, non seulement pour son incorrection politique, mais aussi pour l'extrême antipathie personnelle que sa personne lui inspirait. Face à cela, comme s'il jugeait devoir poursuivre le plus cruel des ennemis, il résolut de ne pas hésiter à lui faire un sévère procès.

On pourrait, peut-être, penser que le cœur de l'orgueilleux Romain serait sensible aux agissements de son épouse et modifierait ses sentiments à son égard puisqu'il possédait des preuves évidentes de déloyauté et de parjure au sein de son foyer et de sa famille, mais Publius Lentulus était humain et, dans cette condition précaire et misérable, il n'était que le fruit de son temps, de son éducation et de son milieu.

En entendant les derniers mots de son épouse prononcés sur un ton ému comme si elle demandait de l'aide et réclamait le droit à son affection, il répliqua austèrement :

- Livia, je me réjouis de ton attitude et je prie les dieux pour ton édification. Tes actes symbolisent pour moi la réalité de ta régénération après ta chute fracassante vue de mes propres yeux. Tu sais bien que pour moi l'épouse ne doit plus exister ; néanmoins, je loue la mère de mes enfants et je me sens réconforté car si tu ne t'es pas éveillée à temps pour être heureuse, tu t'es quand même éveillée à la possibilité de vivre...

Ta répulsion tardive pour cet homme cruel m'autorise à croire en ton dévouement maternel et cela suffit !...

Ces mots, prononcés sur un ton supérieur et sec démontrèrent à Livia que leur séparation affective restait irrémédiablement la même.

Ébranlée par les émotions de son martyre moral, elle se retira dans sa chambre où elle se prosterna devant la croix de Siméon, l'âme découragée, bouleversée. Prise d'angoisses, elle resta ainsi à méditer sur sa triste situation, mais à un moment donné, elle vit que l'humble souvenir de l'apôtre de Samarie irradiait une douce lumière resplendissante, alors qu'une voix caressante et suave lui murmurait à l'oreille :

- Ma fille, n'attends pas sur terre le bonheur que le monde ne peut te donner ! Ici, tous les bonheurs sont comme des brouillards fuyants, dissous par la chaleur des passions ou dissipés par le souffle dévastateur des désillusions les plus sinistres !... Néanmoins, attends le royaume de la miséricorde divine car dans ses demeures il y a suffisamment de lumière pour que fleurissent les espoirs les plus sanctifiés de ton cœur maternel !... Par conséquent, n'attends rien de plus de la terre que la couronne d'épines du sacrifice...

L'épouse du sénateur ne fut pas surprise par ce phénomène. Connaissant d'ouï-dire la résurrection du Seigneur, elle avait la profonde conviction qu'il s'agissait de l'âme rachetée de Siméon qui, selon elle, revenait de la lumière du royaume de Dieu pour consoler son cœur.

Des semaines durant, Publius Lentulus reçut la visite de nombreux Samaritains qui venaient solliciter des mesures énergiques contre les malversations de Ponce Pilate qui était resté dans son palais de Samarie, où il résidait rarement, à commander l'assassinat ou la mise en esclavage d'un grand nombre, en signe de représailles pour la mort de celui qu'il considérait comme son meilleur courtisan.

Au bout d'un certain temps, Coménius revint de son voyage à Rome avec un enseignant compétent pour la petite Flavia. En plus de ce notable précepteur que lui envoyait l'obligeante sollicitude de Flaminius Sévérus, étaient aussi arrivées des nouvelles fraîches que le sénateur considéra comme réconfortantes. En vertu de sa sollicitation, les hautes autorités de l'Empire avaient décidé du retour du préteur Salvius Lentulus avec sa famille au siège du gouvernement impérial. Son ami lui demandait personnellement de lui envoyer des éléments probants quant à l'administration de Pilate en Judée afin que le Sénat puisse plaider sa mutation.

En de telles circonstances, quelque temps plus tard, Coménius retourna à Rome avec un volumineux procès à remettre à Flaminius qui relatait toutes les cruautés pratiquées par Pilate parmi les Samaritains. En raison des distances, le procès traina longtemps dans les cabinets administratifs, jusqu'à ce qu'en l'an 35, le procurateur de Judée fût appelé à Rome où il fut destitué de toutes les fonctions qu'il exerçait au sein du gouvernement impérial et fut banni à Vienne, en Gaules, où il se suicida trois ans plus tard, accablé de remords, de privations et d'amertume.

Publius Lentulus plein d'espoirs paternels vivait toujours dans la même demeure en Galilée et se consacrait presque exclusivement à ses études, à ses procès administratifs et à l'éducation de sa fille qui avait très tôt manifesté des penchants littéraires ainsi que d'appréciables dons d'intelligence.

Livia conserva Anne sous sa tutelle et toutes deux continuèrent à prier près de la croix que Siméon leur avait donnée à l'instant extrême, suppliant Jésus la force nécessaire pour les pénibles luttes de la vie.

En vain, la famille Lentulus espérait que le destin leur rapporta le sourire charmant du petit Marcus et, tandis que le sénateur et sa fille se préparaient pour le monde, aux côtés de Livia et d'Anne qui avaient leurs espoirs tournés vers le ciel, plus de dix ans passèrent sur la pénible sérénité de la villa de Capharnaùm, plus de dix années lentes, silencieuses et tristes.

DEUXIEME PARTIE

I

LA MORT DE FLAMINIUS

L'année 46 s'écoulait calmement.

À Capharnaum, nos personnages étaient toujours plongés dans une sérénité relative.

À Rome, les autorités administratives n'étaient plus les mêmes. Toutefois, soutenu par le prestige de son nom et les influences politiques considérables de Flaminius Sévérus au Sénat, Publius Lentulus demeurait commissionné en Palestine où il jouissait de tous les droits et privilèges politiques au sein de l'administration provinciale.

Malgré son immense désir de retourner au siège du gouvernement impérial, le sénateur était toujours là, attendant l'occasion de retrouver son fils que le temps retenait plongé dans des ombres mystérieuses. Ces dernières années, il avait complètement perdu l'espoir d'atteindre son vœu car il considérait qu'à cette heure Marcus Lentulus devait être dans la première phase de sa jeunesse et serait méconnaissable à ses yeux de père.

Parfois, l'orgueilleux patricien se disait qu'il n'était plus en vie ; que les forces perverses et criminelles, qui l'avaient ravi à son foyer craignant une punition inexorable, avaient certainement exterminé le gracieux garçon achevé par la faux de la mort. Et pourtant, au plus profond de son âme, palpitait l'intuition que Marcus était encore vivant, raison pour laquelle entre les indécisions et les alternatives de tous les jours, il avait résolu avant tout d'écouter la voix du devoir paternel et avait fait appel à tous les recours à sa portée pour le retrouver en restant indéfiniment dans ces lieux, contrairement à ses projets les plus déterminés et les plus sincères.

À cette époque, même si treize années s'étaient écoulées depuis les pénibles événements de l'an 33, les traits de son visage n'avaient que légèrement changé. Ses cheveux avaient encore leur couleur naturelle et seules quelques rides, presque imperceptibles, accentuaient à présent ses joues d'une profonde austérité. Une sereine tristesse planait constamment dans son regard, le poussant presque à s'isoler de la vie ordinaire pour ne se plonger que dans l'océan de ses papiers et de ses études avec pour unique préoccupation de la plus grande importance, l'éducation de sa fille qu'il cherchait à doter des qualités intellectuelles et sentimentales les plus élevées. Sa vie au foyer était restée la même, même si son cœur à de nombreuses reprises lui avait demandé de renouer avec les liens conjugaux, tenant compte des treize années de séparation intime dans la plus grande résignation de la part de Livia à toutes les distractions quelles qu'elles soient si ce n'étaient celles de la vie domestique et de sa croyance fervente et sincère. À seul avec ses méditations, Publius Lentulus laissait divaguer sa pensée dans les souvenirs les plus doux et les plus lointains et dans ces heures d'introspection, il entendait la voix de sa conscience qui montait de son cœur à son cerveau comme un appel à sa raison inflexible, essayant de détruire ses préjugés, mais l'orgueil avec sa rigidité inébranlable l'emportait toujours. Quelque chose lui disait au fond que sa femme était exempte de toutes souillures, mais immédiatement, sa vanité partiale lui rappelait la scène inoubliable de son épouse au moment où elle quittait le cabinet privé de Pilate vêtue d'un déguisement, et sombre il entendait encore les paroles sarcastiques de Fulvia Procula avec ses calomnies étranges et nuisibles...

Livia, quant à elle, s'était isolée enveloppée dans un voile de triste résignation comme si elle attendait des mesures providentielles qui n'interviennent jamais aux heures perturbées d'une existence humaine. Son mari la conservait auprès de sa fille dans le seul but d'assurer une présence maternelle, il ne lui permettait pas, néanmoins, d'interférer dans ses projets et ses travaux éducatifs.

Pour Lidia, ce coup dur fut la plus grande souffrance de toute sa vie. Même la calomnie ne lui avait pas fait aussi mal ; mais être considérée comme dispensable auprès de la fille de son cœur, était à ses yeux la plus douloureuse humiliation de son existence. C'était pour cette raison qu'elle se réfugiait chaque fois davantage dans sa foi, cherchant à enrichir son âme souffrante dans les lumières de sa croyance fervente et sincère.

Loin d'avoir conservé ses forces comme c'était le cas de son mari, son visage témoignait des agressions du temps avec son lourd fardeau de souffrances et d'amertumes. Sur son front que les douleurs avaient sanctifié, apparaissaient déjà quelques cheveux argentés, alors que ses yeux profonds étaient touchés d'un éclat mystérieux comme si leur propre lueur s'était intensifiée à force de se fixer dans l'infini des cieux. Ses traits, bien qu'annonçant une vieillesse prématurée, révélaient encore sa beauté originelle, maintenant transformée en une expression indéfinissable et noble d'affliction et de vertu. Lorsqu'elle se vit isolée de ses affections les plus chères dans l'ambiance familiale, détournée du contact spirituel avec sa fille, ce qui affligeait encore davantage son cœur amer, elle ne fit qu'une seule demande à son époux, celle de lui permettre de continuer ses pratiques chrétiennes, en compagnie d'Anne pour qui elle avait tant d'affection et dont l'esprit était rempli de dévouement au point de renoncer aux opportunités qui lui étaient offertes de constituer une famille. En ce sens, le sénateur lui accorda une large liberté de culte, allant même jusqu'à lui offrir les recours financiers dont elle avait besoin pour s'occuper des nombreux ouvriers de la doctrine qui venaient discrètement la voir et se soutenir à ses moyens matériels pour prendre des initiatives rénovatrices.

Quant à Flavia Lentulia sortie de son enfance malade et timide, dans la splendeur de ses vingt deux ans, exhibait les fruits de l'éducation que son père lui avait donnée avec la forte expression personnelle de son caractère et de sa formation spirituelle.

Par la grâce charmante de sa beauté, la fille du sénateur ressemblait à Livia, et à Publius Lentulus dans son cœur. Flavia fut instruite par des professeurs éminents qui se succédèrent au fil des années qui passèrent et qui furent choisis par les Sévérus qui ne négligèrent jamais leurs amis lointains. Elle connaissait parfaitement la langue de sa patrie, maîtrisait le grec avec la même facilité et grâce à son contact permanent avec l'univers intellectuel de son père elle connaissait les auteurs les plus célèbres.

L'éducation intellectuelle d'une jeune Romaine, à cette époque, était sans aucun doute secondaire et non sans failles. Les spectacles exaltés des amphithéâtres ainsi que l'absence d'occupation sérieuse pour les femmes en ces temps, en raison de l'incessante multiplication des esclaves à bas prix, nuisaient sensiblement à la culture de la femme romaine. À l'apogée de l'Empire, l'esprit féminin frôlait le scandale dans la dépravation morale et dans la vie altérée.

Mais le sénateur au fond avait conservé ses vieux principes. Il ne perdait pas de vue les vertus héroïques et sublimes des matrones inoubliables des traditions familiales, et ce fut pour cela que fuyant son époque, il voulut former sa fille à la vie sociale avec la meilleure culture possible, bien que remplissant également son cœur d'orgueil et de vanité de tous les préjugés de son temps.

La jeune fille aimait sa mère avec une extrême tendresse, mais conformément aux ordres de son père qui la gardait sans cesse auprès de lui dans ses cabinets d'étude ou lors de ses petits voyages habituels, elle ne cachait pas sa prédilection pour l'esprit paternel dont elle présumait avoir hérité des qualités les plus brillantes et les plus nobles, sans réussir à comprendre la douce humilité et la résignation héroïque de sa mère si digne et si malheureuse.

Le sénateur avait cherché à développer ses tendances littéraires en lui offrant la possibilité d'acquérir les meilleurs ouvrages intellectuels. Il admirait sa facilité d'expression, principalement dans l'art poétique si exalté à cette époque.

Le temps passait avec un calme relatif pour tous ces cœurs.

De temps à autre, on parlait de la possibilité de retourner à Rome, un projet dont la réalisation était toujours différée dans l'espoir de retrouver l'enfant disparu.

Un beau jour du mois de mars alors que les arbres touffus se couvraient de fleurs, un messager venu de Rome arriva en hâte chez le sénateur.

II s'agissait d'un émissaire de Flaminius Sévérus qui dans une longue lettre informait son ami de son état de santé précaire et ajoutait qu'il désirait l'étreindre avant de mourir. Ce document confidentiel était plein d'émouvants appels qui suscitaient à l'esprit de Publius la plus grande pondération. Mais la lecture d'une lettre signée par Calpurnia, venue séparément, fut décisive. Dans celle-ci, la vénérable femme l'informait de la santé de son époux, qui à son avis était très précaire, et soulignait les tristes déboires et les angoissantes inquiétudes que tous deux vivaient concernant leurs garçons qui, dans la force de la jeunesse, s'adonnaient aux plus grandes dissipations, suivant le courant des extravagances sociales de leur époque. Elle achevait sa lettre émouvante en demandant à leur ami de revenir et de les aider en cette heure, de sorte que leur amitié et leur bienveillance paternelle soient une force modératrice auprès de Pline et d'Agrippa qui étaient déjà des hommes mais se laissaient emporter dans le tourbillon des plaisirs les plus néfastes.

Publius Lentulus n'hésita pas un instant.

Il montra à sa fille les documents reçus et, après en avoir examiné ensemble leur contenu, il informa Livia de son intention de retourner à Rome à la première occasion.

La noble femme se souvint alors combien sa vie serait différente dans la grande cité des Césars avec les idées qui étaient les siennes à présent. Elle demanda alors à Jésus que le courage nécessaire ne lui manque pas pour vaincre toutes les luttes qu'elle aurait à supporter dans la société romaine pour conserver sa foi intègre.

C'est ainsi que leur départ pour Rome ne tarda pas. Le même émissaire rapporta les instructions du sénateur à ses amis de la capitale de l'Empire et peu de temps après, une galère les attendait en Césarée, reconduisant la famille Lentulus à Rome après un séjour de quinze années en Palestine.

Il est inutile de mentionner ici les petits incidents de parcours, telle était la banalité des voyages à cette époque avec leur monotonie, les longues attentes et le pénible spectacle des esclaves martyrisés.

Mais à la veille de leur arrivée, le sénateur fit appeler sa fille et sa femme pour leur adresser la parole sur un ton discret :

- Avant d'accoster, je dois vous expliquer ma résolution concernant notre pauvre Marcus.

Depuis plusieurs années, je garde le plus grand silence à ce sujet envers ceux qui me sont chers à Rome et je ne désire pas être considéré comme un mauvais père dans notre environnement social. Seule une circonstance, comme celle qui nous impose ce voyage, m'amène à revenir, car rien ne justifie qu'un père abandonne son fils dans de tels parages, même torturé par l'incertitude de la continuité de son existence.

J'ai donc décidé de répondre à ceux qui me le demanderaient que mon fils est mort il y a plus de dix ans, comme en fait cela devrait être pour nous autres, d'autant que nous serions bien incapables de le reconnaître dans l'hypothèse de sa réapparition.

Si nos peines se savaient, les imposteurs désirant flouer notre bonne foi ne manqueraient pas pour explorer nos sentiments familiaux.

Toutes deux approuvèrent cette décision qui leur semblait la plus juste et, quelques minutes plus tard, le port d'Ostie était en vue, maintenant joliment restauré par le zèle de l'Empereur Claudius qui avait fait exécuter des travaux intéressants et monumentaux.

En cette heure, dans de telles circonstances, la famille de Publius ne pouvait manifester de véritable joie.

Leur départ quinze ans auparavant, avait été un cantique d'espoirs rempli des douces expectatives de l'avenir, mais leur retour était plein du silence amer des plus pénibles réalités.

En plus du désenchantement de leur vie conjugale, Publius et Livia ne voyaient pas, parmi les amis qui les attendaient, les silhouettes de Flaminius et Calpurnia, qu'ils considéraient comme des êtres bien-aimés.

Néanmoins, alors que le bateau venait à peine de jeter l'ancre, deux jeunes gens sympathiques et forts, aux gestes désinvoltes dans leurs toges irréprochables, se dirigèrent promptement vers eux sur de confortables Canots. Des jeunes hommes que le sénateur et son épouse reconnurent immédiatement avec une accolade affectueuse et émouvante.

Il s'agissait de Pline et de son frère qui, envoyés par leurs parents, venaient recevoir les chers absents.

Présentés à Flavia, tous deux eurent un mouvement instinctif d'admiration, se rappelant le jour du départ, lorsqu'ils l'avaient installée dans sa cabine entre ses gémissements et ses grimaces d'enfant malade.

La jeune fille aussi fut impressionnée par l'expression des deux garçons dont elle avait gardé de vagues réminiscences parmi les souvenirs de sa lointaine enfance. Le cadet surtout qui venait d'avoir vingt-six ans, Pline Sévérus, l'avait particulièrement impressionnée avec son allure élégante et distinguée qui idéalisait le héros de son imagination féminine.

Il était aussi évident que le jeune homme n'était pas resté indifférent et avait éprouvé les mêmes émotions, car une fois qu'ils eurent échangé les premières impressions sur le voyage et évoqué la santé de Flaminius Sévérus, considérée par ses fils comme extrêmement grave, Pline offrit le bras à la jeune fille, tandis qu'Agrippa lui fit remarquer légèrement jaloux

Et bien, Pline, Flavia peut se choquer de ton intimité excessive !...

Voyons, Agrippa ! - fit-il avec un sourire franc -, tu semblés bien affecté par le formalisme de la vie publique. Flavia ne peut s'offusquer de nos coutumes en tant que patricienne de naissance, de plus, je ne suis pas né pour les activités de l'État qui sont tellement à ton goût !...

À ces mots prononcés avec une visible bonne humeur, Publius Lentulus ajouta réconforté par cette ambiante qu'il affectionnait :

Allons, mes enfants !

Et donnant le bras à son épouse pou;: jouer la comédie de son bonheur conjugal dans la vie quotidienne de la grande cité, suivi de Pline qui tenait la jeune fille à son bras fort et conquérant en affaires de cœur, ils débarquèrent avec Agrippa, afin de se reposer un peu, avant de partir directement pour Rome où avec le plus grand soin et beaucoup d'application, toutes les providences avaient été prises par les frères Sévérus.

Livia n'avait pas oublié Anne et pourvut à son confort auprès des autres serviteurs, tout le long du parcours qui les séparait de leur résidence.

En route vers la ville, le sénateur se dit finalement qu'il allait revoir cet ami qui lui était si cher. Depuis de longues années, il caressait l'idée de lui confesser de vive voix toutes les contrariétés de sa vie conjugale, lui exposer avec franchise et sincérité ses préoccupations concernant les faits qui le séparaient de son épouse dans l'intimité de son foyer. Il avait soif de ses paroles amicales et de ses explications réconfortantes car il sentait qu'il aimait sa femme par-dessus tout, malgré tous les déboires éprouvés. Ne croyant pas sincèrement à sa chute, seul son orgueil d'homme l'éloignait d'une réconciliation qui chaque jour devenait plus impérieuse et plus nécessaire.

Bientôt, ils se trouvèrent devant l'ancienne résidence Joliment décorée pour les recevoir. De nombreux employés s'afféraient, tandis que les arrivants faisaient la reconnaissance des lieux les plus intimes et les plus familiers.

Cela faisait quinze ans que le palais de l'Aventin attendait ses propriétaires, gardé par les bons soins de ses esclaves dignes et dévoués.

Rapidement un repas frugal leur fut servi dans le triclinium pendant que les frères Sévérus qui participaient à ce léger repas, attendaient leurs amis, afin de partir tous ensemble vers la résidence de Flaminius où le malade les attendait anxieusement.

À un moment donné, comme s'il leur faisait part d'une nouvelle intéressante et agréable, Pline s'exclama, en s'adressant au sénateur :

Il y a bien longtemps, nous avons fait la connaissance de votre oncle Salvius Lentulus et de sa famille qui habitent près du Forum.

Mon oncle ? - demanda Publius, troublé, comme si le souvenir de Fulvia faisait revivre en lui une foule de fantômes. Mais en même temps, il fit son possible pour atténuer ses propres peines et ajouta avec une feinte sérénité :

Ah ! C'est vrai ! Cela fait plus de douze ans qu'il est revenu de Palestine...

Et comme pour se venger de l'attitude de son frère lors de leur débarquement, à cet instant, Agrippa intervint et s'exclama intentionnellement :

Et d'ailleurs Pline parait enclin à épouser sa fille, Aurélia, avec qui il entretient d'excellentes relations affectives depuis longtemps déjà.

En entendant ces mots, Flavia Lentulus regarda l'interpellé, comme si entre son cœur et le fils de Flaminius il y avait déjà les liens les plus forts d'engagements sentimentaux régis par les lois mystérieuses des affinités spirituelles.

Pendant que ce duel d'émotions avait lieu, Pline regarda son frère presque haineusement, laissant entrevoir toute l'impulsivité de son esprit, il répondit avec emphase, comme pour se défendre d'une accusation injustifiable devant la femme qui avait sa préférence :

Cette fois encore, Agrippa, tu te trompes. Mes relations avec Aurélia n'ont pas d'autre fondement que celui d'une amitié pure réciproque, d'autant que je considère très lointaine toute possibilité de mariage dans la phase actuelle de ma vie.

Agrippa esquissa un sourire malicieux, tandis que le sénateur qui comprit la situation, calma les esprits en s'exclamant avec bonté :

Très bien, mes enfants, nous parlerons plus tard de mon oncle. Je suis impatient d'étreindre notre cher malade et nous n'avons pas de temps à perdre.

Quelques minutes plus tard, un groupe de litières se dirigeait vers la noble résidence des Sévérus, où Flaminius attendait son ami anxieusement.

Son visage n'accusait plus cette mobilité ancienne et la saisissante expression d'énergie qui le caractérisait, mais en compensation un grand calme irradiait de ses yeux qui touchaient tous ceux qui lui rendaient visite dans ses derniers jours d'épreuves sur terre. Il avait les traits d'un combattant accablé et abattu, épuisé de combattre les forces mystérieuses de la mort. Les médecins n'avaient pas le moindre espoir de guérison vu son profond déséquilibre physique, allié à une très forte altération de son système cardiaque. Les moindres émotions dénonçaient la fragilité de son état, suscitant les plus grandes appréhensions chez sa famille.

De temps en temps, ses yeux calmes et tranquilles se fixaient longuement sur la porte d'entrée comme s'ils attendaient quelqu'un avec le plus grand intérêt, jusqu'à ce que des rumeurs plus fortes, venues du vestibule, annoncent à son cœur qu'une absence de quinze années consécutives allait cesser entre lui et ses amis toujours présents dans ses souvenirs.

Egalement très abattue, en larmes, Calpurnia embrassa Livia et Publius, elle pressa Flavia contre son cœur comme si elle accueillait sa fille.

Encore dans le vestibule, ils échangèrent des impressions et parlèrent de leur grande nostalgie et de leurs nombreuses préoccupations, jusqu'à ce que Publius décide de laisser les deux amies exprimer franchement leur affection et se dirige avec Agrippa dans l'une des pièces près du tablinum où il put embrasser son grand ami, des larmes de joie dans les yeux.

Flaminius Sévérus était extrêmement maigre et ses paroles étaient parfois entrecoupées par une impressionnante dyspnée qui laissait percevoir qu'il lui restait très peu de temps à vivre.

Sachant combien son père était heureux de se trouver en compagnie de son loyal ami, Agrippa se retira de la vaste pièce où les ombres du crépuscule commençaient à pénétrer capricieusement, comme elles le font dans le silence sacré des nefs religieuses.

Publius Lentulus fut surpris de trouver son vieux compagnon dans un tel état. Il ne pensait pas le revoir aussi affaibli. À présent, il était sûr que c'était à lui que revenait la tâche de l'aider avec ses conseils pour soutenir ses forces physiques et morales de la chaleur de ses exhortations bienveillantes.

Une fois seuls, il dévisagea son ami et mentor comme s'il observait un enfant malade.

Flaminius, à son tour, posa ses yeux larmoyants dans ceux de Publius face à face et prit ses mains dans les siennes, lui laissant comprendre qu'il recevait à cet instant un fils bien- aimé.

Dans un geste doux et délicat, il chercha à s'asseoir plus commodément et se soutenant à l'épaule de Lentulus, il murmura ému à son oreille :

Publius, celui qui te reçoit aujourd'hui n'est plus le compagnon énergique et résolu d'antan. Je sens que je n'attendais plus que ta visite pour pouvoir tranquillement livrer mon âme aux dieux, estimant avoir déjà accompli la mission qui m'incombait sur terre en toute conscience et en toute honnêteté.

Voilà plus d'un an que je sens venir l'instant irrémédiable et fatal qui, maintenant que mon désir ardent est satisfait, doit arriver à la vitesse de l'éclair. Je ne voulais pas partir sans t'avoir serré dans mes bras et sans te faire mes dernières confidences sur mon lit de mort...

Mais, Flaminius - lui répondit son ami avec une douloureuse sérénité -, tout me laisse croire que tu iras bientôt beaucoup mieux et nous attendons tous la bénédiction des dieux, afin de pouvoir compter sur ton indispensable compagnie pendant longtemps encore, parmi nous.

Non, mon bon ami, ne te fais pas d'illusions avec de telles hypothèses et de telles pensées. Notre âme ne se trompe jamais lorsque les ombres de la sépulture s'avoisinent... Je ne tarderai pas à pénétrer le mystère de la grande nuit, mais je crois fermement que les dieux me salueront à la lumière de leurs aurores !...

Et tout en laissant son regard profond et serein se promener à travers la pièce comme si les murs en marbre se dilataient à l'infini, Flaminius Sévérus se concentra une minute plongé dans ses réflexions et comme s'il voulait changer le cours de la conversation, il lui dit :

Tu te souviens de cette nuit où tu m'as confié les détails d'un rêve mystérieux au comble de ton émotion douloureuse ?

Oh ! Si je m'en souviens !... - répondit Publius Lentulus se rappelant de manière inexplicable non seulement de cet entretien lointain qui avait décidé de son voyage en Palestine, mais aussi de cet autre rêve dans lequel il avait été témoin des mêmes phénomènes intraduisibles la nuit de sa rencontre avec Jésus de Nazareth. Au souvenir de cette personnalité merveilleuse, son cœur tressaillit, mais il fit son possible pour ne pas émouvoir son ami et ajouta avec une évidente sérénité :

Mais pourquoi poses-tu cette question si aujourd'hui je suis plus que convaincu, tout comme toi d'ailleurs, que tout cela n'était que les simples impressions d'une fantaisie sans importance ?

Fantaisie ? - répliqua Flaminius comme s'il avait trouvé une nouvelle formule à la vérité. - J'ai déjà complètement changé d'idée. La maladie a également de beaux et de grandioses bienfaits. Alité depuis plusieurs mois, j'ai pris l'habitude d'invoquer la protection de Thémis et ne voir dans mes souffrances que le pénible résultat de mes propres mérites face à la justice incorruptible des dieux, mais une nuit, je fus envahi d'impressions similaires aux tiennes.

Je ne me souviens pas avoir gardé d'appréhension quant à ton récit, mais le fait est qu'il y a environ deux mois, je me suis senti pris dans un rêve qui se passait à l'époque de la révolution de Catilina et j'ai pu observer la véracité de tous les faits que tu m'avais relatés seize ans plus tôt parvenant même à voir ton propre ancêtre, Publius Lentulus Sura, à qui tu ressembles énormément et qui est ton portrait surtout maintenant que tu as quarante-quatre ans et que tes traits sont bien marqués.

Le plus surprenant, c'est que je me trouvais à tes côtés à suivre la voie d'aberrantes iniquités.

Je me rappelle nous avoir vus signer des sentences iniques et impitoyables, conduisant au supplice bon nombre de nos semblables... Mais ce qui me tourmentait le plus, c'était d'observer ta terrible attitude. Tu condamnais à la cécité nos adversaires politiques et tu assistais personnellement au déroulement des tortures au fer rouge qui brûlait à jamais de nombreuses pupilles, aux cris de douleur des victimes sans défense !...

Publius Lentulus écarquilla les yeux, épouvanté, partageant également les souvenirs qui sommeillaient au fond de son âme tourmentée et répliqua finalement :

Mon bon ami, apaise ton cœur... De telles impressions semblent refléter des émotions plus fortes restées au fond de ta mémoire par mon récit de cette nuit-là, tant d'années en arrière !...

Toutefois, Flaminius Sévérus esquissa un léger sourire comme s'il comprenait l'intention généreuse et réconfortante de son ami et répliqua avec une bonté sereine :

Je dois te dire, Publius, que ces tableaux ne m'effraient pas et si je te parle de ces émotions complexes, c'est parce que j'ai la certitude que je vais quitter cette vie et que toi, tu resteras encore peut-être pendant longtemps sur la face de la terre. Il est possible que les souvenirs de ton esprit affleurent encore, alors, je veux que tu acceptes la vérité religieuse des Grecs et des Égyptiens. Je crois, à présent, que nous avons de nombreuses vies dans différents corps. Mais si je sens que mon pauvre organisme est sur la fin, ma pensée est plus vive que jamais et ce n'est qu'en de telles circonstances, je présume, que je comprendrai le grand mystère de nos existences. Il me pèse au fond d'avoir pratiqué le mal dans un passé ténébreux, bien qu'il se soit écoulé plus d'un siècle depuis ces tristes événements de nos visions spirituelles ; néanmoins, je suis là face aux dieux, la conscience en paix.

Publius l'écoutait attentivement à la fois peiné et ému. Il cherchait à lui adresser des paroles réconfortantes mais sa voix semblait mourir dans sa gorge saisie d'émotions en ce pénible instant. Flaminius le serra alors contre son cœur les yeux pleins de larmes, lui murmurant à l'oreille :

Mon ami, ne doute pas de mes propos... Je crois que ces heures sont les dernières... Dans mon bureau, tu trouveras tous tes documents ainsi que le rapport des affaires que j'ai traitées en ton nom, en ton absence et en ce qui concerne nos problèmes d'ordre politique et financier. Tu n'auras aucune difficulté à classer tous les papiers auxquels je me réfère...

Mais, Flaminius - répliqua Publius avec une sérénité énergique -, je crois que nous aurons largement le temps de nous occuper de tout cela.

À cet instant, Livia et sa fille, Calpurnia et les garçons entourèrent le noble malade lui apportant un sourire amical et des paroles réconfortantes.

Le malade manifesta du courage et de la joie à chacun d'eux, soulignant l'abattement de Livia et la beauté exubérante de Flavia avec des mots tendres et chaleureux.

À nouveau seuls, le généreux sénateur que la maladie avait défiguré, dans les draps clairs de son lit, s'exclama avec bonté :

Voici, mon ami, les papillons enjoués de l'amour et de la jeunesse que le temps fait disparaître rapidement dans son tourbillon d'impiétés.

Et baissant la voix, comme s'il voulait faire à son ami une délicate confidence, il poursuivit et dit posément :

J'emporte avec moi dans la tombe de grandes inquiétudes concernant mes pauvres garçons. Je leur ai donné tout ce que je pouvais en matière d'éducation et, bien que reconnaissant que tous deux sont dotés de sentiments généreux et sincères, je constate que leurs cœurs sont victimes des tristes changements du temps qui passent, où nous regrettons de devoir observer les dégradations les plus avilissantes de la dignité du foyer et de la famille.

Agrippa fait de son mieux pour suivre mes conseils en se consacrant aux travaux d'État ; mais Pline a eu la malchance de se laisser séduire par des amis perfides et déloyaux qui ne souhaitent que sa ruine et l'entraînent aux plus grands égarements, aux ambiances suspectes de nos couches sociales les plus élevées, poussant très loin son esprit d'aventures.

Tous deux m'ont apporté les plus grandes déceptions en pratiquant des actes qui témoignent de leur manque de responsabilité personnelle. Ils gaspillent une grande partie de notre fortune et je ne sais quel sera l'avenir de ma pauvre Calpurnia si les dieux ne me donnent pas la grâce de venir la chercher rapidement dans la solitude de sa nostalgie et de son amertume après ma mort !...

Personnellement - répondit avec intérêt l'interpellé - ils me semblent être dignes du père que les dieux leur ont accordé, avec sa bonté généreuse et la noblesse de ses attitudes.

En tout cas, mon ami, tu ne peux oublier que ton absence de Rome a été très longue et de grands changements se sont produits durant cette période.

Nous semblons vertigineusement avancer vers un niveau de décadence absolue dans nos coutumes familiales, ainsi que dans nos modes d'éducation, à mon avis, démantelés par une pénible faillite !...

Et comme s'il désirait à nouveau ramener la conversation à des affaires plus immédiates de la vie quotidienne, il souligna :

À présent que je vois ta fille resplendissante pleine de jeunesse et d'énergie, je reconsidère personnellement mes vieux projets de l'intégrer à notre cercle familial.

Mon désir était que Pline la marie, mais mon fils cadet semble vouloir s'engager avec la fille de Salvius, malgré l'opposition de Calpurnia à ce projet ; non à cause de ton oncle toujours digne et respectable à nos yeux, mais en raison de sa femme qui ne semble pas disposée à abandonner ses vieilles idées et ses initiatives du passé.

Néanmoins, je dois considérer qu'il me reste encore Agrippa, afin de concrétiser mes futurs espoirs.

Si tu le peux, un jour, n'oublie pas ma recommandation in extremis !...

C'est d'accord, Flaminius, mais ne te fatigue pas. Donne du temps au temps, car les occasions d'en parler ne manqueront - répliqua Publius Lentulus, ému.

À cet instant, Agrippa pénétra dans la pièce et s'adressa à son père affectueusement :

Mon père, le messager envoyé à Massilia (7) vient d'arriver rapportant des informations concernant Saul.

(7) Note de l'éditeur : Actuellement, Marseille.

Et il ne nous dit rien sur son arrivée ? - demanda le malade plein de bienveillance.

Non. Le porteur nous informe seulement que Saul est parti pour la Palestine, après avoir consolidé sa fortune avec les derniers profits commerciaux acquis et ajoute qu'il a décidé d'aller en Judée pour revoir son père qui habite dans les environs de Jérusalem.

Très bien - fit le malade résigné -, tu peux récompenser le messager et ne t'inquiète plus de mes précédentes demandes.

À les entendre, Publius chercha à se souvenir de quelque chose qu'il n'arrivait pas à définir avec précision. Le nom de Saul ne lui était pas inconnu. Le fait que la résidence de son père se situe à proximité de Jérusalem, lui rappela finalement des personnages de ses souvenirs avec une fidélité absolue. Il se souvint de l'incident où il fut obligé de punir un jeune juif de ce nom dans les environs de cette ville, l'envoyant aux galères en guise de punition pour son acte irréfléchi, et se remémora également l'instant où un agriculteur Israélite était venu réclamer la liberté du prisonnier qu'il disait être son fils. Il ressentit alors une vague angoisse dans son cœur et s'exclama intentionnellement :

Saul ? N'est-ce pas un nom caractéristique de la Judée ?

Si - répondit Flaminius calmement -, il s'agit d'un esclave affranchi de ma maison. C'était un prisonnier juif, encore jeune, acquis par Valérius au marché pour conduire les biges des garçons, au prix modique de quatre mille sesterces. Il s'acquittait si bien de ses tâches, qu'après avoir gagné plusieurs prix avec ses exploits au Champ de Mars, destinés à mes fils, j'ai décidé de lui accorder la liberté, le dotant des recours nécessaires pour vivre et promouvoir des entreprises pour son propre compte. Et il semblerait que la main des dieux l'ait béni au bon moment, car Saul est aujourd'hui maître d'une solide fortune résultant de ses efforts et de son travail.

Publius Lentulus se tut, intimement soulagé. En effet, son prisonnier, d'après les observations reçues par les préposés du gouvernement provincial, s'était évadé pour retourner chez son père, fuyant ainsi l'esclavage humiliant.

Il commençait à se faire tard.

Le visiteur se souvint, alors, qu'il était aussi venu voir Flaminius pour avoir un long entretien concernant différents sujets comme, par exemple, celui de sa triste situation conjugale, la disparition mystérieuse de son garçon, sa rencontre avec Jésus de Nazareth. Mais il remarqua que Flaminius était épuisé et se disait qu'il serait plus juste d'ajourner ses confidences amères et pénibles et de se retirer pour attendre le lendemain, plein d'espérances consolatrices.

En se quittant, les deux amis échangèrent un regard long et significatif pour se saluer qui leur semblait ordinaire à présent comme ils le faisaient affectueusement en d'autres temps.

Des exhortations réconfortantes et des promesses d'amitié furent échangées entre des expressions de fraternité et d'affection, avant que Calpurnia, avec sa bonté généreuse et accueillante, ne reconduise ses visites au vestibule.

Néanmoins, aux premières heures du lendemain, un messager pressé s'arrêta devant la porte de l'hôtel particulier des Lentulus avec une fâcheuse nouvelle.

Flaminius Sévérus avait empiré inopinément, sans que les médecins donnent à sa famille le moindre espoir. Toutes les améliorations fictives avaient disparu. Une force inexplicable bouleversait l'équilibre de son organisme et aucun remède n'était en mesure de calmer ses afflictions angoissantes.

Quelques heures plus tard, Publius Lentulus et les siens se trouvaient à nouveau dans la confortable résidence de leurs amis.

Anxieux, alors qu'il pénétrait dans la chambre de son vieux compagnon de luttes terrestres, Livia, dans l'intimité d'un appartement, s'adressa à Calpurnia en ces termes :

Mon amie, as-tu déjà entendu parler de Jésus de Nazareth ?

La digne matrone qui ne perdait rien de sa fierté en famille, même dans les moments des plus angoissants tourments, écarquilla des yeux et s'exclama :

Pourquoi cette question ?

Parce que Jésus - répondit Livia, humblement - est la miséricorde de tous ceux qui souffrent et je ne peux oublier sa bonté maintenant que nous passons par des épreuves aussi rudes et aussi douloureuses.

Je suppose, chère Livia - répliqua Calpurnia, gravement -, que tu as oublié toutes les recommandations que je t'ai faites avant de partir pour la Palestine, car selon tes propos, j'en déduis que tu as accepté de bonne foi les théories absurdes d'égalité et d'humilité incompatibles avec nos traditions les plus vulgaires, te laissant emporter dans les eaux trompeuses des croyances erronées des esclaves.

Mais il ne s'agit pas de cela. Je me rapporte à la foi chrétienne qui nous soutient dans les luttes de l'existence et console le cœur tourmenté dans les épreuves plus âpres et les plus amères...

Cette croyance arrive maintenant au siège de l'Empire et semble rencontrer la répulsion générale de nos hommes les plus sensés et les plus illustres.

Moi, néanmoins, j'ai connu Jésus de près et sa doctrine est faite d'amour, de fraternité et de pardon... Connaissant tes justes craintes pour Flaminius, j'ai pensé faire appel au prophète de Nazareth qui, en Galilée, était une source de réconfort pour tous les affligés et pour tous ceux qui souffrent !

Allons, ma fille, tu sais que la fraternité et le pardon des fautes ne sont absolument pas compatibles avec nos idées sur l'honneur de la patrie et de la famille, et ce qui me surprend le plus c'est la facilité avec laquelle Publius t'a permis d'avoir un contact aussi intime avec les conceptions erronées de la Judée, au point de modifier ta personnalité morale, comme tu me le laisses entrevoir.

-Toutefois...

Livia allait éclaircir de son mieux, son point de vue sur le sujet, quand Agrippa est brusquement entré dans le cabinet, s'exclamant avec beaucoup d'émotion :

Ma mère, viens vite, très vite !... Mon père semble agoniser !...

Immédiatement, toutes deux pénétrèrent dans la chambre du mourant qui avait les yeux figés comme si d'un seul coup il avait été pris d'une brutale syncope.

Publius Lentulus tenait les mains du moribond entre les siennes et fixait anxieusement le fond de ses pupilles.

Peu à peu, le thorax de Flaminius semblait à nouveau se mouvoir sous l'impulsion d'une respiration profonde et difficile. Puis, ses yeux révélèrent une forte lueur de vie et de conscience comme si la lumière de son cerveau s'était rallumée dans un dernier mouvement. Il dévisagea tout autour de lui ses parents et ses amis bien-aimés penchés sur lui, pris d'angoisses. Un médecin très proche, qui l'assistait continuellement, comprenant la gravité du moment, se retira dans l'atrium, tandis qu'autour de l'agonisant on entendait à peine la respiration oppressée de ceux qui étaient présents.

Flaminius promena son regard brillant et indéfinissable sur tous les visages comme s'il cherchait surtout sa femme et ses enfants, et s'exclama par phrases entrecoupées :

Calpurnia, je suis... à l'heure extrême... et je rends grâce aux dieux... de partir la conscience... rassurée et en paix... Je t'attendrai dans l'éternité... un jour... quand Jupiter... décidera... de t'appeler à mes côtés...

class="book">La vénérable femme cacha son visage dans ses mains, laissant libre cours à ses larmes, sans parvenir à prononcer un mot.

Ne pleure pas... - continua-t-il, comme s'il voulait profiter de ses derniers instants -, la mort... est une solution... quand la vie... n'a plus de remède... à nos douleurs...

Et regardant ses deux fils qui le dévisageaient avec anxiété les yeux larmoyants, il prit la main du plus jeune et murmura :

-Je désirerais... mon Pline... te voir heureux... très heureux... Est-ce bien ton intention... d'épouser la fille de Salvius ?...

Pline comprit les allusions paternelles à cet instant grave et décisif, il fit un léger signe négatif de la tête et fixa en même temps ses grands yeux ardents sur Flavia Lentulia comme pour indiquer sa préférence à son père.

Le mourant, à son tour, avec la profonde lucidité spirituelle de ceux qui approchent de la mort, pleinement conscient de la situation et de ses devoirs, comprit l'attitude silencieuse de son fils effrayé et, prenant la main de la jeune fille qui s'inclina affectueusement sur sa poitrine, serra les mains de tous les deux contre son coeur, murmurant avec une joie profonde:

Voilà une raison... de plus... pour que je parte... en paix... Toi, Agrippa... tu seras aussi... très heureux... et toi... mon cher... Publius... auprès de Livia... tu devras vivre...

Mais un gémissement plus fort s'échappa brusquement et une succession de violentes contractions l'obligea à se taire tandis que Calpurnia s'agenouillait et couvrait ses mains de baisers...

Livia aussi était à genoux à regarder le ciel comme si elle désirait découvrir ses arcanes. À ses yeux, cette chambre mortuaire était pleine de formes lumineuses et d'ombres indéfinissables qui se faufilaient tranquillement autour du mourant. Elle pria de toute son âme, suppliant Jésus de donner la force et la paix, la lumière et la miséricorde à ce grand ami qui partait. À cet instant, elle entrevit la radieuse figure de Siméon, entourée de clarté bleuâtre et resplendissante.

Flaminius agonisait...

Au fur et à mesure que les minutes passaient, ses yeux devenaient vitreux et décolorés. Tout son corps dégageait une sueur abondante qui inondait le lin blanc des couvertures.

Livia remarqua que toutes les ombres présentes s'étaient aussi agenouillées et seule la silhouette imposante de Siméon était restée debout, telle une sentinelle divine, ses mains radieuses posées sur le front abattu du mourant. Elle remarqua, alors, que ses lèvres s'entrouvrirent pour prier, alors que de douces paroles parvenaient, clairement, à ses ouïes spirituelles :

Notre Père que êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre royaume de miséricorde vienne à nous et que votre volonté soit faite sur la terre comme au ciel !...

À cet instant, Flaminius Sévérus laissa échapper un dernier soupir. Une pâleur de marbre couvrait son visage, en même temps qu'une infinie sérénité s'imprimait sur son masque cadavérique, comme si son âme généreuse était partie vers la demeure des bienheureux et des justes.

Seule Livia, dans sa croyance et dans sa foi, put garder son calme parmi ceux qui étaient présents en ce douloureux instant. Publius Lentulus, des larmes d'émotion dans les yeux, comprit qu'il venait de perdre son meilleur et son plus grand ami. Jamais plus la voix de Flaminius ne lui parlerait des plus belles équations philosophiques sur les problèmes grandioses de la destinée et de la douleur dans le courant interminable de la vie. Et tandis que les portes du palais s'ouvraient pour les hommages de la société romaine, alors que l'on célébrait les obsèques solennelles en implorant la protection des mânes du défunt, son cœur fraternel considérait la pénible réalité d'avoir déchiré à jamais, l'une des plus belles pages affectives du livre de sa vie dans l'obscurité épaisse et impénétrable des secrets de la tombe.

TENEBRES ET NOCES

Aux obsèques de Flaminius comparurent de nombreux amis du défunt en plus des divers représentants des milieux sociaux et politiques de toutes les organisations auprès desquelles il avait conforté son nom digne et illustre.

Parmi ceux qui étaient présents, le préteur Salvius Lentulus ne pouvait manquer ces hommages posthumes et à cette occasion, il se fit accompagner de son épouse et de sa fille qui firent leur possible pour jouer parfaitement la comédie, feignant d'être affectées par la mort du grand sénateur auprès de Calpurnia qui se débattait en larmes en proie à de douloureux sentiments.

Au palais de Sévérus, les membres de la famille Lentulus se retrouvèrent, à l'évidente aversion de Publius pour la présence de la femme de son oncle tandis que ces dames échangeaient des impressions pénibles, conformément à l'étiquette affectée des trivialités mondaines.

Fulvia et Aurélia remarquèrent avec un profond mécontentement, la tendre expression de Pline Sévérus pour Flavia Lentulia qu'il entourait d'attentions spéciales lors des cérémonies funèbres, comme pour démontrer le choix de son cœur.

Ainsi donc, peu après, dans l'intimité de leur foyer, la mère et la fille discutaient vivement des faits survenus laissant percevoir le caractère mesquin de leurs sentiments. Et même si des cheveux blancs sur le front maternel incitaient à la vénération, malgré tout, Fulvia ne se laissait pas vaincre par les arguments de l'expérience et de l'âge.

Moi aussi - s'exclama-t-elle malicieusement en répondant à une interpellation de sa fille - j'ai été très surprise par l'attitude de Pline que je jugeais très attaché à l'accomplissement de ses devoirs ; par contre je n'ai pas été choquée par le comportement de Flavia, car j'ai toujours considéré que les enfants héritent fatalement des qualités des parents et, plus particulièrement comme dans le cas présent, lorsqu'il s'agit de l'héritage maternel, ce qui donne plus de certitude irréfutable à notre jugement.

Oh ! Mère, tu veux dire alors que tu connais la conduite de Livia à ce sujet ? - demanda Aurélia avec beaucoup d'intérêt.

Ne doute pas qu'il puisse en être autrement...

Et l'imagination calomnieuse de Fulvia entreprit de satisfaire la curiosité de sa fille en relatant les faits les plus invraisemblables et les plus terribles sur l'épouse du sénateur pendant son séjour en Palestine, commentés par les expressions d'ironie et de dédain de la jeune fille dominée par la plus amère jalousie et dont le récit s'acheva en ces termes :

Seule ta tante Claudia serait en mesure de te relater littéralement ce dont nous avons souffert face au parjure de cette femme qui nous semble aujourd'hui si simple et si réservée comme si elle n'avait pas connu d'expériences plus fortes en ce monde. Nous ne pouvons oublier que nous nous trouvons face à des personnes aussi puissantes en politique qu'elles sont astucieuses. Le neveu de ton père, qui d'ailleurs est un mari profondément malheureux, est un homme public orgueilleux et malveillant !...

Je n'ai pas l'impression qu'il ait corrigé son épouse infidèle et peu scrupuleuse après avoir constaté de ses propres yeux sa trahison conjugale ; mais il avait suffi qu'elle le fasse souffrir par sa déloyauté pour que nous tous, Romains, qui nous trouvions en Judée, payions le prix fort pour ces actes...

Nous avions un grand ami en la personne du licteur Sulpicius Tarquinius qui fut assassiné de façon barbare en Samarie dans des circonstances tragiques sans que quelqu'un, jusqu'à présent, n'ait pu identifier ses assassins pour recevoir un châtiment bien mérité... Notre famille, qui avait des intérêts importants à Jérusalem, fut obligée de revenir précipitamment à Rome causant ainsi de graves préjudices financiers à ton père, et pour terminer - continua la calomniatrice avec ses propos empoisonnés -, le grand cœur de mon beau-frère Ponce succomba sous les épreuves les plus injurieuses et les plus rudes... Destitué du gouvernement provincial et tourmenté par les plus dures humiliations, il fut banni et envoyé en Gaule où il se suicida finalement dans de tristes circonstances, à Vienne, nous causant un éternel chagrin !...

Vu les souffrances supportées par Claudia, étant donné l'influence néfaste de cette femme, je ne suis pas surprise de l'attitude de sa fille qui cherche à voler ton fiancé fortuné !...

Il est urgent que nous mettions tout en œuvre pour éviter cela, ma mère - répliqua la jeune femme nerveusement fortement impressionnée. - Je ne peux vivre sans lui, sans sa compagnie... Ses baisers m'aident à vivre le tourbillon de nos tourments quotidiens...

Fulvia dévisagea alors sa fille du regard comme pour mieux examiner l'anxiété sur son visage et répliqua d'un air intelligent et malicieux :

Mais tu te donnes donc à Pline de cette manière ?

La jeune fille qui tremblait de colère, reçut cette allusion conformément aux malheureux principes éducatifs auxquels elle obéissait depuis son plus jeune âge et s'exclama furieuse :

Que crois-tu donc que nous faisons en allant aux fêtes et aux cirques ? Serais-je par hasard différente des autres filles de mon temps ?

Et haussant la voix comme si elle avait eu besoin de se défendre en prononçant un reproche contre son accusatrice, elle s'emporta dans des considérations inconvenantes en des termes repoussants, et finit par conclure :

Et toi, mère, n'as-tu pas non plus...

À cet instant Fulvia fit un bond et se plaqua contre sa fille dans une attitude agressive et sévère, s'exclamant avec une froide sérénité :

Tais-toi ! Pas un mot de plus, je ne pensais pas avoir nourri une vipère en mon

sein!...

Comprenant, alors, que la situation pouvait devenir difficile en raison de ces grandes fautes en tant que mère, comme épouse et en sa qualité de femme, elle lui fit d'une voix presque mielleuse comme pour donner une pauvre leçon à sa propre fille :

Allons, Aurélia ! Ne te fâche pas !... Si je t'ai parlé de cette manière c'était pour insinuer que nous ne pouvons pas séduire un homme en lui garantissant le mariage et en lui donnant tout d'un seul coup. Un homme empressé et galant comme le fils de Flaminius se conquière par étapes en lui faisant peu de concessions et en lui donnant beaucoup de tendresse.

Tu sais bien que le premier problème dans la vie d'une femme de notre époque se résume, avant tout, à trouver un mari, car les temps sont durs et nous ne pouvons dispenser l'ombre d'un arbre qui nous abrite des mauvaises surprises en chemin...

C'est vrai, mère - répondit la jeune fille totalement modifiée, victime de ces astucieuses pondérations - ce que tu me dis est la réalité et puisque tu as une si grande expérience, que me suggères-tu pour réaliser mes désirs ?

Avant tout - répliqua Fulvia avec perversité - nous devons faire appel aux arguments de la jalousie qui sont toujours les plus forts, quand il existe un intérêt plus ou moins sincère pour arriver à ses fins en matière d'amour. Et puisque tu t'es déjà tant livrée au fils de Flaminius, essaie de profiter des premières fêtes du cirque pour provoquer chez lui les impulsions de la jalousie et du dépit.

N'as-tu pas été courtisée par le protégé du questeur Britannicus ?

Emilien ? - demanda la jeune femme intéressée.

Oui, Emilien. Il s'agit aussi d'un bon parti, car son avenir dans les classes militaires semble offrir d'excellentes perspectives. Cherche à attirer son attention devant Pline, afin de faire notre possible pour t'obtenir le descendant de Sévérus qui, après tout, est le parti le plus avantageux de tous ceux qui se présentent.

Mais si, pour notre malheur, ce plan venait à échouer ?

Nous n'aurons plus qu'à faire appel aux sciences d'Arax avec ses onguents et ses pouvoirs magiques...

Un lourd silence se fit entre les deux femmes à l'idée de devoir recourir plus tard aux forces ténébreuses d'un des plus célèbres sorciers de la société romaine de l'époque.

Les jours se succédèrent, néanmoins le fils cadet de Flaminius ne revint pas courtiser la fille du préteur Salvius Lentulus et lorsqu'un peu plus tard, il se remit à fréquenter les cirques festifs et bruyants, il ne fut pas surpris de trouver auprès d'Emilien, celle à qui il se sentait lié uniquement par les liens fragiles et artificiels de la lasciveté et des habitudes vicieuses de l'époque.

Aurélia, quant à elle, ne pouvait se résoudre au fond à l'abandon auquel elle était vouée et cherchait la meilleure manière d'exercer opportunément sa vengeance car face aux manifestations caressantes d'amour de la part de Flavia Lentulia, Pline ne semblait plus être le même homme. Il s'était spontanément éloigné des orgies communes à l'époque, et fuyait, aussi d'anciens compagnons qui le traînaient dans le tourbillon des vices et des frivolités. Une force nouvelle semblait le guider maintenant pour la vie, prédisposant son cœur aux ambiances bienveillantes et éclairées de la famille.

Au palais des Lentulus, la vie s'écoulait dans une tranquillité relative.

Calpurnia vivait les premiers mois depuis le décès de son mari en compagnie de ses fils, tandis que Pline et Flavia tissaient une romance faite d'espoir et d'amour à la lumière de la jeunesse, bénis des dieux qu'ils n'oubliaient pas à l'apogée radieuse de leur douce affection.

Loin des agitations de son époque, Pline se recueillait aussi souvent que possible dans ses appartements au palais de l'Aventin pour s'adonner à la peinture ou à la sculpture, où il excellait, transformant de précieux marbres en de beaux exemplaires de Vénus et d'Apollon qu'il offrait à Flavia comme symbole de leur amour intense. Elle, à son tour, composait de délicats joyaux poétiques qu'elle jouait à la lyre, offrant les fleurs de son âme à son fiancé idolâtré et à l'esprit généreux sur lequel elle avait misé les plus beaux rêves de son cœur.

Seule une personne ne pouvait tolérer cette belle rencontre de deux âmes sœurs. Cette personne était Agrippa. Dès l'instant où il vit la fille du sénateur au port d'Ostie, il crut avoir rencontré sa future femme. Il pensait être l'unique candidat au cœur de cette jeune Romaine énigmatique et intelligente où oscillait toujours sur ses joues rouges un sourire de bonté supérieure, comme si la Palestine lui avait imposé une beauté nouvelle, pleine de mystères et de singuliers attraits.

Mais les projets de mariage de son frère avec Flavia avaient complètement fait échouer ses plans. Il pensait avoir trouvé la femme de ses rêves, mais c'était en vain car la tendresse et les caprices de Flavia n'appartenaient qu'à son frère. Pour cette raison, depuis que Pline Sévérus s'était éloigné de leur foyer pour organiser ses futurs projets, Agrippa s'était abandonné à une longue série d'actes insensés, soulignant de plus en plus l'extravagance de sa personnalité et préférant les compagnies les plus nocives et les milieux les plus vicieux.

Au cours de ses nombreux écarts, il tomba gravement malade suscitant les soins de sa mère qui se dévouait à ses fils avec la même affection de toujours.

C'est ainsi que par un bel après-midi romain, il se trouvait sur la même terrasse plongé dans d'amères méditations, comme ce fut le cas de Publius Lentulus bien des années auparavant.

Des brises caressantes rafraîchissaient le crépuscule encore saturé des lueurs du soleil resplendissant et chaud.

À ses côtés, Calpurnia examinait quelques étoffes en laine tout en lui lançant des regards affectueux. À un moment donné, la vénérable femme lui adressa la parole en ces termes :

- Alors, mon fils, rendons grâce aux dieux, car je vois à présent que tu vas beaucoup mieux et que tu es vraiment sur la voie d'un franc rétablissement.

Oui, mère - murmura le jeune homme convalescent -, je vais bien mieux et je me sens plus fort ; néanmoins, j'espère que nous rentrerons à la maison dans deux jours afin de consolider ma guérison en essayant d'oublier...

Oublier quoi ? - demanda Calpurnia, surprise.

Ma mère - répondit le jeune sur un ton énigmatique -, le corps ne peut retrouver la santé lorsque l'esprit demeure malade !...

Allons mon fils, tu dois m'ouvrir ton cœur avec plus de sincérité et plus de franchise.

Confie-moi tes peines les plus profondes, il est possible que je puisse te donner un peu de réconfort !...

Non, mère, je ne le dois pas !

Peut-être en raison de son abattement ou par un besoin plus intense de se confesser, disant cela, Agrippa Sévérus éclata en sanglot, surprenant douloureusement sa mère par son attitude inattendue.

Mais qu'est-ce cela, mon fils ? Que se passe-t-il dans ton cœur pour souffrir de cette manière ? - lui demanda Calpurnia, extrêmement peinée, l'entourant de ses bras affectueux. - Dis-moi tout !... - continua-t-elle affligée. - Ne me cache pas tes douleurs, Agrippa, car je saurai remédier à la situation de toute façon !

Mère, ma mère !... - dit-il, alors, en une longue confidence -je souffre depuis le jour où Pline m'a ravi la femme désirée... Je sens au fond de mon âme une attraction mystérieuse pour Flavia et je ne peux me résigner à la pénible réalité de ce mariage qui approche.

Je crois que, si mon père vivait encore, il chercherait à sauver ma situation en conquérant pour moi ce mariage avec les sages résolutions que nous lui connaissions...

J'ai toujours attendu, au travers de tous les joies de la jeunesse qu'apparaisse sur mon chemin la créature idéalisée dans mes rêves pour fonder un foyer et constituer une famille et quand apparaît la femme de mes aspirations, voici qu'on me la ravie, et qui ?!... Et la vérité est que si Pline n'était pas mon frère, je n'hésiterais pas à utiliser et à abuser des moyens les plus violents pour parvenir à mes fins !...

Calpurnia l'écoutait en silence, partageant ses angoisses et ses larmes. Elle ignorait tout de ce duel de sentiments et ce n'était qu'à présent qu'elle pouvait comprendre le chagrin infini qui dévorait et dominait son fils le plus âgé.

Son cœur possédait suffisamment d'expérience de la vie et des coutumes de l'époque pour juger de la situation avec la plus grande sagesse et transformant sa sensibilité féminine et ses craintes maternelles en forteresse, elle lui répondit avec émotion tout en caressant ses cheveux dans une tendre attitude :

Mon Agrippa, je comprends ton cœur et je peux évaluer l'intensité de tes souffrances morales ; il faut que tu comprennes néanmoins qu'il est de rudes fatalités dans la vie dont nous devons résoudre les problèmes angoissants avec beaucoup de courage et de patience... C'est uniquement pour cela que les dieux nous ont placés dans les hauts rangs de la société, afin d'enseigner aux plus ignorants et aux plus faibles les traditions de notre supériorité spirituelle face à toutes les pénibles éventualités de la vie et de la destinée.

Étouffe cette passion injustifiable... d'autant que je sens que Flavia et ton frère sont nés en ce monde liés par leurs destins... Pline était encore un enfant que ton père projetait déjà ce mariage, maintenant sur le point de se réaliser.

Sois fort - poursuivit la noble matrone en lui séchant ses larmes silencieuses et tristes -, car l'existence exige de nous, parfois, ces gestes de renoncement illimité !...

Élevons, néanmoins, nos supplications aux dieux ! Jupiter apportera à ton âme ulcérée le réconfort nécessaire.

Après avoir écouté sa mère, Agrippa se sentit plus ou moins soulagé, comme si son cœur s'était calmé après la tempête de ses sentiments les plus antagoniques.

Il se dit que les pondérations maternelles étaient fondées et se prépara intimement à se résigner définitivement à cette fâcheuse et irrémédiable situation, même si une éprouvante impression psychique le tourmentait encore.

Calpurnia laissa quelques minutes s'écouler avant de lui adresser à nouveau la parole, comme si elle attendait un effet salutaire à ses premières pondérations, puis continua :

N'aimerais-tu pas faire un voyage à notre propriété de l'Avenio8 ? Je sais bien que par ta vocation et par la force des circonstances, ta place est ici comme successeur de ton père ; mais ce voyage serait la solution à divers problèmes urgents, y compris ta situation personnelle.

8 Avenio qui deviendra Avignon (NDT)

Agrippa entendit cette suggestion avec le plus grand intérêt et finit par répondre :

Ma mère, tes tendres propos m'ont réconforté et j'accepte cette proposition afin de trouver le merveilleux élixir de l'oubli ; néanmoins, je désirerais partir avec des attributions d'État, car ainsi je pourrais m'attarder à Massilia et demeurer là-bas doté de l'autorité nécessaire dans de telles circonstances...

Et tu ne pourrais pas y parvenir facilement ?

Je ne crois pas. Pour solliciter ce voyage avec des attributions officielles, je ne parviendrais à mes fins que dans un contexte militaire.

Et pourquoi ne faisons-nous pas appel à nos prestigieuses relations d'amitié pour obtenir ce que tu désires ? Tu sais bien qu'avec l'aide de Publius et du sénateur Cornélius Docus, Pline sera promu officier dans quelques jours avec de larges perspectives de progrès et de nouvelles réalisations futures dans le cadre de nos armées. On dit même qu'en consolidant la centralisation des pouvoirs avec la nouvelle administration, l'Empereur Claudius se montre satisfait de pouvoir changer les privilèges politiques en privilèges militaires.

En ce qui me concerne, je n'aurais que de l'orgueil et de la satisfaction à offrir mes deux fils à l'Empire pour consolider ses conquêtes souveraines.

- Voilà ce que je ferai - répliqua Agrippa, les larmes déjà sèches, comme si les suggestions maternelles étaient un doux remède à ses tristes tourments.

Peu à peu, se dessinaient à l'horizon les dernières lueurs rougeâtres de l'après-midi qui laissaient place à une belle nuit pleine d'étoiles.

Soutenu par sa mère, le jeune patricien se retira plus réconforté dans ses appartements à attendre l'occasion de mettre en oeuvre ses nouveaux projets.

Après l'avoir installé confortablement, Calpurnia retourna sur la terrasse où elle chercha le repos à ses vives fatigues morales. Tout en fixant le ciel constellé, les yeux larmoyants, elle supplia la miséricorde des dieux. Il lui semblait que son cœur s'était arrêté de battre dans sa poitrine pour assister au défilé de ses souvenirs les plus tendres et les plus doux, même si son esprit était torturé par des pensées amères et déchirantes.

Plus de six mois s'étaient écoulés depuis la mort de son mari et la noble matrone se sentait déjà complètement étrangère à la société et au monde. Elle faisait de prodigieux efforts pour affronter dignement sa situation sociale car elle percevait dans sa vieillesse résignée que le cours du temps allait en isolant certaines créatures au bord du fleuve infini de la vie. Dans l'atmosphère et dans les cœurs qui l'entouraient, elle discernait une différence singulière, comme s'il manquait une pièce au mécanisme de son raisonnement pour avoir un jugement précis des choses et des événements. Cette pièce était la présence de son époux que la mort lui avait ravi ; c'était sa parole pondérée et aimante, douce et sage.

Dès les premiers jours passés chez ses amis, elle avait reçu de la part de Livia et de Publius, séparément, les plus tristes confidences sur les faits qui se déroulèrent en Palestine et qui avait compromis à jamais leur bonheur et leur paix conjugale. Et bien que mobilisant, toutes ses facultés d'observation et d'analyse, elle n'était pas parvenue à se prononcer définitivement quant à l'innocence de sa gentille et loyale amie. Si, à ses yeux, Publius Lentulus était le même homme toujours aussi intègre dans l'accomplissement de ses très nobles devoirs auprès de l'État et des plus chères traditions de la famille patricienne, Livia lui semblait excessivement changée dans ses croyances et dans ses émotions.

Investie de l'orgueil et de la vanité de sa race, elle ne pouvait admettre ces principes d'humilité, cette fraternité et cette foi active dont Livia témoignait pleinement auprès de ses propres esclaves, appliquant ainsi les directives de la nouvelle doctrine qui envahissait toutes les couches de la société romaine.

Comme elle aurait voulu encore avoir son mari à ses côtés afin de lui soumettre ces réflexions intimes et adopter son opinion toujours pleine de pondération et de sagesse... Mais, à présent, elle était seule à raisonner et à agir en toute liberté de conscience, et bien qu'elle cherchât vraiment une solution au pénible problème conjugal de ses amis, elle ne pouvait rien tirer de ses observations et de son examen des traditions familiales cultivées par son esprit avec le plus grand soin et beaucoup d'orgueil.

Dans le ciel brillaient cette nuit-là des myriades de constellations renforçant le mystère de ses pénibles divagations quand parvinrent à ses oreilles des bruits de pas qui approchaient.

C'était Publius qui, une fois son repas terminé, venait également sur la terrasse pour se détendre.

Ah ! C'est toi ? - fit la matrone avec bonté.

Oui, mon amie, j'aime me souvenir du passé... Parfois, j'apprécie de pouvoir me reposer sur cette terrasse et contempler le ciel. Pour moi, c'est de cette coupole immense et étoilée que nous recevons la lumière et la vie ; c'est là-haut que doit être notre inoubliable Flaminius, entouré de l'affection des dieux généreux !...

En fait, noble Calpurnia - continua le sénateur, attentionné -, c'était l'un des lieux favoris pour nos entretiens et nos réflexions lorsque mon inoubliable ami me faisait l'honneur de sa visite. C'est aussi ici que, plusieurs fois, nous avons échangé des idées et des impressions sur mon départ pour la Judée, à la veille de mon absence prolongée de Rome, il y a plus de seize ans !...

Il y eut une longue pause, alors que tous deux semblaient profiter des douces clartés de la nuit dans une vibration spirituelle commune pour sonder leur cœur, exhumant les souvenirs les plus chers dans un douloureux silence résigné.

Et comme si elle désirait changer le cours de leurs souvenirs, après quelques minutes, la vénérable matrone s'exclama :

En parlant de ton voyage fait dans le passé, je dois te dire qu'Agrippa doit partir pour Avenio, dès qu'il sera rétabli.

Mais pour quel motif ? demanda Publius avec intérêt.

Depuis plusieurs jours, je réfléchis au besoin d'examiner les nombreux intérêts que nous avons dans nos propriétés là-bas, ce qui était d'ailleurs, avant sa mort, l'intention de mon défunt mari de s'occuper personnellement de ces affaires.

La solution à ce problème est donc si urgente ? Et le mariage de Pline ? Agrippa ne sera donc pas présent ?

Non, je ne le crois pas, toutefois, dans l'hypothèse de son absence, il sera représenté par Saul, un ancien affranchi de notre maison qui nous a déjà envoyé un messager de Massilia pour nous faire part de sa présence aux cérémonies.

Quel dommage !... - murmura le sénateur affecté.

Je dois te dire aussi - continua la matrone avec sérénité -, que je compte sur le prestigieux soutien de ton amitié auprès de Cornélius Docus pour obtenir de l'Empereur Claudius une bonne situation pour notre voyageur, qui désire partir avec des attributions officielles. Il faut pour cela que soient changés en privilèges militaires, les droits politiques qui lui reviennent par sa naissance.

Ce ne sera pas difficile. L'administration actuelle s'intéresse davantage à la valorisation des classes armées.

À nouveau il y eut un silence, puis après une longue pause, le sénateur s'exclama comme s'il désirait profiter de l'occasion pour trouver une solution décisive à son amer problème :

Calpurnia - dit-il anxieusement -, pour parler de mon excursion passée, tu m'as informé du voyage forcé de notre Agrippa à présent. Et je ne cesse de me rappeler ma triste aventure et mon bonheur à jamais perdu !...

Impatient de surprendre un geste de réconfort suprême, le sénateur observait toutes les réactions psychologiques de sa vénérable amie. Il désirait qu'en tant que conseillère et presque comme une mère pour Livia par les liens éternels et sacrosaints de l'esprit, elle dissipât tous ses doutes pour lui parler de l'innocence de sa femme, et lui donner la certitude que son cœur capricieux et égoïste d'homme s'était trompé ; mais ce fut en vain qu'il attendit cette défense spontanée qui ne vint pas à l'instant nécessaire et décisif. La respectable veuve de Flaminius laissa planer dans l'air le même point d'interrogation douloureux en murmurant d'une voix triste, tandis que le clair de lune couronnait ses cheveux blancs :

Oui, mon ami, les dieux peuvent nous donner le bonheur et nous le reprendre... Nous sommes deux âmes à pleurer sur le tombeau des rêves les plus chers à nos cœurs !...

Ces paroles décourageantes pénétrèrent la poitrine sensible et fière du sénateur comme un sabre aiguisé qui l'aurait lentement déchiré.

Mais au fond ma noble amie - s'exclama-t-il presque énergiquement, comme s'il attendait une réponse décisive à l'angoissante indécision de son âme -, que penses-tu actuellement de Livia ?

Publius - répondit Calpurnia avec sérénité -, je ne sais pas si la franchise serait un mal en de telles circonstances, mais je préfère être sincère.

Depuis les pénibles confidences que tu m'as faites sur les événements qui se sont déroulés en Palestine, j'observe notre amie afin de pouvoir plaider la cause de son innocence à ton cœur, mais malheureusement, je remarque chez Livia les plus singulières et imprévisibles différences d'ordre spirituel. Elle est humble, douce, intelligente et généreuse, comme toujours, mais elle semble mépriser toutes nos traditions familiales et nos croyances les plus chères.

Lors de nos discussions et nos conversations intimes, elle ne révèle plus cette timidité charmante que je lui connaissais en d'autres temps. Elle démontre, bien au contraire, une excessive désinvolture d'opinion concernant les problèmes sociaux qu'elle juge pouvoir résoudre au contact d'une nouvelle foi. Ses idées me scandalisent avec ses concepts les plus injustifiables d'égalité ; elle n'hésite pas à classer nos dieux comme des illusions néfastes de la société pour qui elle a, dans tous ses propos, les plus sévères récriminations, révélant ainsi de singulières modifications dans sa façon de penser, allant jusqu'à se lier d'amitié avec les servantes de sa maison, comme si elle n'était qu'une simple plébéienne...

Serait-ce là une perturbation mentale après une chute quelconque où sa dignité individuelle aurait été contrainte à une ferme réaction, ou serait-ce, plutôt, les Influences du milieu ou même les esclaves qu'elle avait l'habitude de côtoyer pendant son absence prolongée de Rome ? Je ne sais pas... La vérité est qu'en toute conscience je ne peux me prononcer définitivement, pour l'instant, sur tes amertumes conjugales, et je ne peux que te conseiller d'attendre de voir ce que le temps te réserve.

Après une courte pause, la vieille matrone acheva ses commentaires en lui demandant avec intérêt :

Pourquoi as-tu permis que Livia adhère à ces idées nouvelles, la laissant à la merci de ce réformateur juif, connu sous le nom de Jésus de Nazareth ?

Tu as raison - murmura Publius Lentulus, extrêmement découragé -, mais il y avait des motifs impérieux à cela car Livia croyait que le prophète nazaréen avait guéri notre fille !...

Tu as été naïf, tu n'aurais pas dû admettre cette hypothèse vu l'évolution de nos connaissances, ce qui aurait sauvé de ces dangereuses influences spirituelles, l'esprit malléable de ta femme. Il est prouvé que ce nouveau credo préconise des attitudes mentales humiliantes et bouleverse les dispositions les plus profondes des créatures qui l'acceptent. Dans l'Empire, des hommes riches et de science se soumettent à ces odieux principes qui prônent un royaume imaginaire et semblent délirer sous l'effet d'un terrible narcotique qui les pousse à oublier et à mépriser leur fortune, leur nom, les traditions, voire leur propre famille !...

Je t'aiderai à éloigner Flavia de ces préjudices moraux en la prenant avec moi, dès que le mariage de nos chers enfants sera réalisé, mais en vérité en ce qui concerne Livia, j'ai déjà tout fait pour la convaincre, et cela inutilement.

Et pourtant, ma bonne amie - murmura le sénateur ému, comme pour se défendre devant la noble patricienne -, je remarque que Livia est toujours une créature simple et modeste qui n'exige rien de moi qui soit du domaine de l'exorbitant ou du superflu. Pendant presque dix-sept années de séparation à l'intérieur de notre foyer, elle ne m'a fait qu'une seule demande, celle de pouvoir poursuivre ses pratiques chrétiennes en compagnie d'une ancienne servante de notre maison. Une autorisation que j'ai été obligé de lui accorder, considérant la continuité de son renoncement silencieux et triste au sein de notre foyer.

J'estime aussi que c'est bien peu demander, d'autant que de nos jours toutes les femmes en ville ont pour habitude d'exiger de leur mari les plus grandes extravagances de luxe venues d'Orient ; cependant, je dois te conseiller de conserver intactes nos traditions les plus chères et d'attendre quelque temps encore avant d'oublier les événements pénibles du passé, afin de voir si Livia profitera de notre attitude persistante et reviendra finalement à nos traditions et à nos croyances !...

Un pénible silence se fit alors sentir, entre eux deux, une fois ces paroles prononcées.

Calpurnia supposait avoir accompli son devoir et Publius se retira cette nuit-là plus découragé que jamais.

Quelques jours plus tard, parvenant à ses fins, Agrippa partait en direction d'Avenio, malgré les prières de son frère et de Flavia pour qu'il attendît la célébration du mariage. Sa résolution néanmoins était irréversible et le fils le plus âgé de Flaminius, affaibli sous le poids de ses désillusions, allait s'absenter de Rome pendant quelques années longues et pénibles.

Les jours passèrent rapidement et se voyant complètement abandonnée par l'homme de sa préférence, Aurélia, rongée de dépit, décida d'accepter la main dévouée et affectueuse que le jeune Emilien Lucius lui offrait.

Fulvia, qui suivait ses luttes en silence, obsédée par de redoutables sentiments, avait décidé d'attendre pour exercer ses sinistres représailles.

Bientôt, le mariage de Pline et de Flavia fut célébré dans une somptuosité discrète au palais de l'Aventin. Le fiancé plein de récompenses militaires et de titres honorifiques, ainsi que sa future compagne touchée d'une beauté indéfinissable et d'une adorable simplicité, étaient heureux comme si le bonheur parfait se résumait aussi uniquement à l'éternelle fusion de leur cœur et de leur âme. Ce jour-là représentait indubitablement l'heure la plus sacrée et la plus belle de leur existence.

Dans l'assistance très restreinte qui se composait des relations les plus proches, on pouvait remarquer la présence d'un homme encore jeune qui se distinguait dans ce tableau caractérisé essentiellement par le style de l'époque.

Ses yeux impétueux et ardents s'étaient posés sur la fiancée avec un intérêt mystérieux et étrange.

Cet homme était Saul de Gioras qui, après avoir abandonné le nom de son père, exhibait maintenant une nouvelle identité romaine, conformément à l'ancienne autorisation de Flaminius, afin de valoriser davantage l'expression sociale de sa fortune.

En vain, le sénateur avait fait son possible pour identifier ce juif, qu'il pensait être une vieille connaissance personnelle. Saul, néanmoins, avait reconnu son bourreau d'autrefois ; il l'avait reconnu et avait gardé le silence, refreinant les fortes émotions qui bouillonnaient en son for intérieur, car comme son père, son cœur projetait de se venger cruellement.

LES DESSEINS DES TÉNÈBRES

Après les cérémonies du mariage de Pline, contre toute attente, l'affranchi juif ne retourna pas à Massilia prétextant que de nombreuses affaires le retenaient dans la capitale de l'Empire.

Installé dans l'hôtel particulier des Sévérus où avaient aménagé les jeunes mariés auprès de Calpurnia, Saul eut plusieurs fois l'occasion de s'entretenir avec le sénateur Publius Lentulus avec qui û eut différents échanges sur la Judée et ses régions importantes.

Intrigué par ce regard ardent et les traits de son visage qui ne lui étaient pas totalement étrangers, et se souvenant parfaitement de ce père qui était venu le voir anxieux et angoissé à Jérusalem, le sénateur profita de l'un de ses entretiens privés avec le singulier inconnu pour lui poser cette question inattendue :

Seigneur Saul, puisque vous êtes né dans les environs de Jérusalem, votre père ne s'appellerait-il pas, par hasard, André de Gioras ?

L'affranchi se mordit les lèvres, face à cette interrogation directe concernant le sujet le plus délicat de son existence et répondit sournoisement :

Non, sénateur, mon père ne porte pas ce nom. A l'époque où j'ai été asservi par des mains impitoyables et cruelles, je n'étais encore qu'un enfant mal élevé et irresponsable - souligna-t-il avec une profonde ironie -, mon père était un misérable agriculteur qui ne possédait rien d'autre que ses bras pour se consacrer au labeur de tous les jours... J'ai eu, néanmoins, le bonheur de rencontrer le soutien généreux de Flaminius Sévérus qui m'a guidé vers la liberté et vers la fortune et, aujourd'hui, avec le peu que je lui ai fourni, mon père a augmenté ses capacités de travail ; il jouit non seulement d'une certaine notoriété à Jérusalem, mais aussi de fonctions supérieures au Temple.

Mais pourquoi cette question ?

Le sénateur fronça les sourcils, face à tant de désinvolture dans cette réponse, mais se sentant soulagé car il lui semblait qu'il ne pouvait s'agir du Saul de ses pénibles souvenirs, il répondit la conscience apaisée :

Et bien, j'ai brièvement connu un agriculteur

Israélite du nom d'André de Gioras dont les traits ne sont pas très différents des vôtres...

Et la conversation se poursuivit au rythme habituel des échanges anodins dans le conventionnalisme de la vie sociale.

Saul laissa alors paraître une fougue étrange dans son regard, comme s'il était extrêmement satisfait par son destin, attendant l'occasion de mettre à exécution ses sinistres projets de vengeance.

Un mobile obscur et inavouable le retenait à Rome, alors que de nombreuses affaires commerciales exigeaient sa présence à Massilia, où son nom était lié à d'importantes négociations d'ordre financier et matériel. Ce mobile était l'intense désir de se faire remarquer par la jeune épouse de Pline, dont le regard semblait l'attirer vers un abîme d'amour violent et incontrôlable.

Dès l'instant où il l'avait vue dans sa robe de mariée, l'heureux jour de ses noces, il semblait avoir découvert la créature idéale de ses rêves les plus profonds et les plus lointains.

En réalité, les fils de ses anciens maîtres méritaient son respect et toute sa considération ; mais une force supérieure à tous ses sentiments de gratitude le poussait à vouloir posséder Flavia Lentulia, à tout prix, et cela même à celui de sa propre vie.

Ces beaux yeux rêveurs, sa grâce aimante et spontanée, son intelligence lucide et délicate, toutes ses qualités physiques et spirituelles qu'il avait subtilement observées durant les quelques jours de son séjour en ville, l'autorisaient à croire que cette femme était bien celle de ses rêves.

Et c'est plongé dans le tourbillon de ses sombres pensées que deux mois s'écoulèrent dans l'attente inavouable et angoissante, sans qu'il perde la moindre occasion de démontrer à Flavia l'intensité de son affection, de son admiration et de son estime sous le regard amical et confiant de Pline.

Dans la solitude de ses inquiétudes profondes, Saul se disait que, si elle l'aimait et si elle répondait à la passion violente de son esprit impétueux et égoïste, il oublierait à jamais d'exercer la vengeance qu'il planifiait sur le cœur de son père en allant chercher le jeune Marcus Lentulus et en le ramenant à son foyer, effaçant ainsi son passé de visions ténébreuses. Néanmoins, si le contraire se produisait, il exécuterait ses projets diaboliques en se laissant enivrer par le vin haineux de la mort.

À cette époque, l'année 47 suivait son cours, et FuMa et sa fille se trouvaient, à nouveau, sous l'emprise de sentiments cruels et funestes.

En vain, Aurélia avait épousé Emilien Lucius qui ne correspondait en rien au type d'homme que son tempérament supposait avoir trouvé en Pline.

Et ce fut ainsi qu'après les premiers désenchantements et les premières disputes dans l'ambiance domestique, sur les conseils de sa mère et en sa compagnie, elle chercha à recourir aux sciences étranges d'Arax, célèbre sorcier égyptien, qui avait une boutique de produits exotiques à proximité de l'Esquilin.

Tout le monde connaissait le commerce criminel d'Arax avec ses sources inépuisables de filtres miraculeux d'amour, d'infirmité et de mort, c'était un initié de l'ancienne Egypte, dévié néanmoins de la mission sacrosainte de la charité et de la paix dans sa violente passion pour l'argent de sa nombreuse clientèle romaine pleine à l'excès de vices tapageurs, œuvrant ainsi à la dissolution des coutumes les plus belles et les plus sacrées de l'institution familiale.

Explorant ses passions inférieures et ses habitudes vicieuses, le mage égyptien employait presque toute sa science spirituelle à l'exécution de tous les maléfices et de tous les crimes, provoquant d'énormes préjudices avec ses drogues toxiques et ses étranges conseils.

Discrètement sollicité par Fulvia et par sa fille, il fut informé des raisons de leur visite et à cet endroit même au milieu de grandes cornues, de sachets de plantes et de substances diverses, il prit sa tête dans ses mains, comme si son esprit pénétrait les moindres secrets du monde invisible devant un trépied de Delphes et bien d'autres ustensiles de sciences occultes avec lesquels, en grand psychologue, il cherchait à impressionner l'esprit influençable des nombreux consultants qui venaient trouver une solution aux problèmes de leur vie.

Au bout de longues minutes de concentration, les yeux brillant étrangement, le mage égyptien s'adressa à Aurélia, en lui affirmant avec ces mots impressionnants :

Madame, je vois devant moi les sombres tableaux de votre vie spirituelle dans un lointain passé!... Je vois Delphes, aux jours glorieux de son oracle et je contemple votre personne qui cherche à séduire un homme qui ne vous appartenait pas... Cet homme est le même aujourd'hui... Les mêmes âmes déambulent à présent dans d'autres corps et vous devez penser à la réalité des jours qui passent, en vous résignant à l'évidente séparation des lignes du destin !...

Aurélia l'écoutait à la fois surprise et effrayée, tandis que l'esprit astucieux de sa mère suivait cet entretien, touchée d'une impression indéfinissable.

Que me dites-vous? - répliqua la jeune femme au comble de sa sensibilité blessée. - D'autres vies ? Un homme qui ne m'appartenait pas ?... Mais qu'est-ce que tout cela veut dire?

Oui, notre esprit, en ce monde - rétorqua le sorcier avec une sérénité imperturbable -, vit une longue série d'existences qui enrichissent notre âme des plus grandes connaissances sur les devoirs qui nous incombent dans la vie !

Madame, vous avez déjà vécu à Athènes et à Delphes, pendant une longue période de profondes erreurs en matière d'amour, et vous sentant aujourd'hui proche de l'objet de vos ardentes passions coupables d'autrefois, vous pensez pouvoir à nouveau satisfaire vos désirs violents et indignes !...

De nombreuses créatures sont déjà passées par ici. À beaucoup d'entre elles, j'ai conseillé la persévérance dans leurs projets parfois injustifiables et médiocres ; mais dans votre cas, une voix parle plus fort à ma conscience. Si votre inconscience en arrive à provoquer cet homme honnête jusqu'à présent, il est possible que son cœur qui est aussi inquiet en vienne à répondre à vos caprices ; néanmoins, cherchez à ne pas vous livrer au dérèglement de cette provocation, car le destin l'a uni, à présent, à l'âme sœur qui est la sienne et un rude chemin d'amères épreuves l'attend à l'avenir pour consolider leur confiance mutuelle, leur affection et leur grandeur spirituelle !... Ne vous interposez pas sur le chemin de cette femme considérée par votre esprit comme une puissante rivale !... S'interposer entre elle et son époux serait aggraver vos propres peines, car en vérité votre cœur n'est pas prêt aux grands renoncements sanctifiants, et ce que vous supposez être un profond et sublime amour, n'est qu'un funeste caprice de votre cœur de femme obstinée et peu disposée à se sacrifier pour l'affection d'un compagnon aimant et loyal, mais plutôt à multiplier les amants par purs désirs artificiels...

Aurélia était livide en entendant ces paroles qu'elle considérait intrépides et offensantes.

Elle aurait voulu se défendre, mais une force puissante semblait comprimer sa gorge, annulant les efforts de ses cordes vocales.

Fulvia, néanmoins, prise de rancœur pour les expressions insultantes de cet homme, prit la défense de sa fille en l'accusant énergiquement :

Arax, sorcier impudent, que veux-tu dire par là ? Nous insultes-tu ? Nous pourrions faire tomber sur ta tête le poids de la justice de l'Empire en te faisant jeter en prison et en révélant à la société tes sinistres secrets !...

Et n'en n'auriez-vous pas aussi par hasard, noble dame ? - rétorqua-t-il imperturbable - ; seriez-vous sans faute pour ne pas hésiter à me condamner ?

Tremblante de haine, Fulvia se mordit les lèvres et s'exclama furieuse :

Tais-toi, infâme ! Ne sais-tu pas que tu as devant les yeux la femme d'un préteur ?

On ne dirait pas - murmura le sorcier avec une sereine ironie -, en effet les nobles matrones de cette lignée ne viendraient pas ici solliciter ma coopération pour commettre un crime... Et que dirait-on à Rome d'une patricienne qui se rabaisserait au point de venir voir, en cachette, un vieux sorcier de l'Esquilin ?

Il est vrai que j'ai beaucoup pratiqué le mal dans ma vie, mais tout le monde sait que je procède de la sorte et que je ne cherche pas l'ombre des bonnes situations sociales pour couvrir la laideur de mon existence misérable !... Même ainsi, je veux sauver la jeunesse de ta fille du sombre chemin de tes perversités, car dans l'hypothèse où elle suivrait tes intrigues de vipère en prenant la voie d'une épouse criminelle et infidèle, elle finira dans la prostitution et le malheur, foudroyée par la mort ignominieuse à la pointe d'une épée...

Fulvia aurait voulu répondre énergiquement aux insultes d'Arax en réfutant ces expressions injurieuses reçues comme une audace suprême, mais Aurélia, craignant de nouvelles complications et comprenant la culpabilité de sa mère, lui prit le bras, et toutes deux se retirèrent silencieusement sous le regard moqueur du vieil Égyptien qui s'était remis à empiler des sachets de plantes entre de nombreux vases remplis de substances étranges.

Mais il ne put que consacrer peu de temps à sa besogne solitaire et silencieuse.

Deux heures plus tard, un nouveau personnage frappait à sa porte.

Arax fut surpris en voyant ce juif sournois qui venait le voir. L'éclat de ses yeux, son nez caractéristique, l'harmonie de ses traits israélites, faisaient de cet homme, encore jeune, un personnage singulier et évocateur.

C'était Saul qui faisait appel aux mêmes méthodes mystérieuses, anxieux de posséder, à tout prix, l'épouse de Pline, en venant trouver le talisman ou l'élixir miraculeux du sorcier qui servirait ses néfastes desseins.

Reçu dans les mêmes circonstances que le furent les deux personnes précédentes, Saul exposa au devin ses tortures sentimentales à l'égard de cette femme honnête et digne.

Après l'habituelle concentration, près du trépied de Delphes où il faisait ses oraisons coutumières, Arax esquissa un léger sourire discret, comme s'il avait trouvé une étrange coïncidence de plus à ses grandes études de la psychologie humaine. Son hésitation, toutefois, ne dura qu'un instant car rapidement, il fit entendre une voix posée et sombre :

Juif ! - dit-il austèrement - loue le Dieu de tes croyances car ta face fut érigée de la poussière par les mains de l'homme qu'aujourd'hui tu t'engages à trahir... Les lois sévères de ta patrie ordonnent que tu n'en viennes pas à désirer, ni même par la pensée, la femme de ton prochain et encore moins la compagne dévouée et fidèle de l'un de tes plus grands bienfaiteurs.

Fais un pas en arrière sur ton triste et malheureux chemin ! Il fut un temps où ton Esprit vécut dans le corps d'un prêtre d'Apollon, au temple glorieux de Delphes... Tu persécutas alors une jeune femme des ministères sacrés, la conduisant à la misère et à la mort par tes égarements infâmes et déplorables. N'ose pas, à présent, l'arracher aux bras destinés à son soutien et à sa protection sur la face de ce monde !... Ne t'immisce pas dans le destin de deux créatures que les forces du ciel ont faites l'une pour l'autre !...

Le jeune juif, néanmoins, bien qu'impressionné par cette exhortation incisive, ne suivit pas l'orientation violente prise par les deux femmes qui le précédèrent lors de leur mystérieuse visite.

Il arracha une bourse pleine de pièces et la caressa des mains comme pour exciter la cupidité du devin, puis s'exclama d'une voix presque suppliante :

Arax, j'ai de l'or... beaucoup d'or et je te donnerai ce que tu voudras pour l'aide précieuse de ta science... Par amour pour tes dieux, obtiens-moi la sympathie de cette femme et je te récompenserai généreusement pour l'excellence de tes efforts...

Une lueur de sentiments étranges illumina le regard du mage égyptien en contemplant cette grosse bourse reluisante d'or et comme s'il la désirait vivement, il murmura avec plus de délicatesse :

Mon ami, tu n'es pas le seul à convoiter cette femme et je pense que tu devrais contribuer à ce qu'elle ne s'éloigne pas de la compagnie de son mari !...

Mais alors, il existe encore un autre homme ?

Oui, les signes du destin me révèlent que cette créature est aussi désirée par le frère de son époux.

Saul fit un geste d'irritation, amèrement tourmenté dans un élan de jalousie et murmura entre ses dents :

Ah ! Oui... je comprends mieux maintenant le voyage précipité d'Agrippa pour Avenio !...

Et haussant la voix comme s'il jouait la dernière carte de son ambition, il dit avec anxiété :

Arax, je te le demande encore une fois !... Fais tout ce que tu peux !... je te payerai royalement !...

Le front du mage se plissa à nouveau dans une attitude de profonde réflexion, comme si son esprit cherchait dans l'invisible quelques forces ténébreuses propices à ses funestes desseins.

Au bout de quelques minutes, il lui fit sur un ton bienveillant et amical :

Il semblerait qu'il y ait une occasion opportune à ton affection, d'ici quelque temps!...

Le jeune juif l'écoutait dans une angoissante expectative tandis que les affirmations continuaient :

Les signes de la destinée disent que pour consolider leur profonde affection, leur confiance réciproque et leur progrès spirituel, les deux conjoints sont destinés à de tristes épreuves d'ici quelques années ! Il se passera quelque chose que je ne peux préciser dans leur propre foyer qui les séparera. Je sais uniquement qu'ils vivront tous deux une longue période d'ascétisme et de pénible abnégation dans le contexte sacré de la famille... À cette occasion, peut-être, pourras-tu mon ami révéler cet amour ardemment convoité !...

Il se passera quelque chose alors? - demanda Saul, curieux et affligé dans ses questionnements sur ce sujet transcendant - mais que se produira-t-il qui les séparera au sein de leur foyer ?

Moi même je ne saurais le dire...

Et chacun d'eux sera contraint à un ascétisme fidèle et à un dévouement absolu ?

Le déterminisme de la destinée veut qu'il en soit ainsi, mais le mari ou sa compagne peut interférer dans ces épreuves en contractant une nouvelle dette morale ou en rachetant son douloureux passé avec les valeurs morales nécessaires aux souffrances en usant dans le déterminisme des épreuves purificatrices de sa bonne ou de sa mauvaise volonté...

Sache que les tendances humaines tendent plus vers le mal, rendant tes prétentions possibles à ce moment-là.

Et combien de temps devrai-je attendre pour que cela arrive ? - demanda l'affranchi profondément inquiet.

Quelques années.

Et tout effort avant cela serait inutile?

Parfaitement inutile. Je sais que mon noble client a de nombreux intérêts dans une cité lointaine et il serait juste que, pendant cet intervalle, il veille à ses affaires matérielles.

Saul fixa longuement cet homme qui semblait connaître les plus profonds secrets de sa vie alors qu'il passait ces commentaires au crible de sa conscience.

Il lui donna la bourse pleine, le remercia de son attention et lui promit de revenir en temps opportun.

Quelques jours plus tard à la veille de ses adieux, le jeune Juif profita de quelques minutes de pure et simple intimité avec la jeune Flavia pour lui adresser la parole en ces termes :

Noble dame - commença-t-il d'une voix presque timide mais avec la même lueur étrange de sentiments Inférieurs dans les yeux -, j'ignore les raisons qui me poussent à vous faire cette révélation, mais le fait est que je pars pour Massilia en gardant votre image au plus profond de ma pensée !...

Seigneur - lui fit Flavia Lentulia, en rougissant, contrariée -, je ne dois vivre en pensée qu'avec celui dont les dieux ont illuminé ma destinée !...

Noble Flavia - riposta le Juif subtilement, percevant que ce coup porté était prématuré et inopportun -, mon admiration ne se rattache pas à des sentiments indignes. Pour moi, vous êtes doublement respectable, non seulement par votre haute condition de patricienne, mais aussi pour être la compagne d'un des plus grands bienfaiteurs de ma vie.

N'ayez crainte quant à mes propos car dans mon cœur seul existe l'intérêt le plus loyal pour votre bonheur auprès du digne époux que vous avez choisi.

Je ressens pour vous ce qu'un esclave doit ressentir pour une bienfaitrice de son existence, car dans nia triste condition d'affranchi, je ne peux présenter à votre générosité les lettres de créance d'un frère qui vous vénère et vous estime beaucoup.

Très bien, seigneur Saul - dit la jeune femme, plus soulagée -, mon mari vous considère comme un frère qui lui est très cher et je m'honore de m'associer à ses sentiments.

Je vous en suis très reconnaissant - s'exclama Saul, hypocritement -, et puisque vous comprenez si bien ma pensée fraternelle, c'est avec l'intérêt d'un frère que je m'adresse à votre âme généreuse pour vous prévenir d'un danger...

Un danger ?... - dit Flavia, affligée.

Oui, je vous parle en toute discrétion et je vous demande de garder le plus grand secret quant à ces confidences fraternelles.

Et tandis que la jeune femme l'écoutait avec la plus grande attention, Saul poursuivit ses insinuations perfides.

Vous savez que Pline a failli être le fiancé de la fille du préteur Salvius Lentulus, votre oncle, aujourd'hui mariée avec Emilien Lucius ?

Oui... - répliqua la pauvre femme, l'âme oppressée.

Et bien, en tant que frère, je dois vous avertir que votre cousine Aurélia, malgré ses austères engagements matrimoniaux, n'a pas renoncé à l'homme de sa préférence du passé ; j'ai aujourd'hui été informé, par un ami, qu'elle a fait appel à divers sorciers de Rome dans le but de récupérer son amour d'autrefois, à tout prix !...

En entendant ces paroles perfides, Flavia Lentulia ressentit la première épine de sa vie conjugale et se sentit ardemment torturée par la plus âpre jalousie.

Pline résumait à ses yeux l'homme idéal et tout son bonheur de femme. Elle avait déposé dans son cœur tous ses rêves féminins, ses meilleurs et ses plus grands espoirs. Assaillie par la première contrariété de sa vie sociale dans la grande cité de sa famille, elle ressentit à cet instant, la soif dévorante d'un éclaircissement amical, d'un mot affectueux pour rétablir l'équilibre de son cœur à présent troublé par ces premiers tourments. Il lui manquait quelque chose pour compléter les nobles qualités de son cœur de femme, quelque chose qui devait être l'approche maternelle dans son éducation, car Publius Lentulus, dans son aveuglement spirituel, avait façonné son caractère dans l'orgueil de sa lignée, dans les fières traditions de ses ancêtres, sans développer les qualités de pondération que l'influence de Livia lui aurait justement apportées pour le plein épanouissement de ses sentiments.

La jeune patricienne sentit plier son cœur sous le coup d'une jalousie presque féroce ; mais appréhendant les devoirs qui lui incombaient en de telles circonstances, elle retrouva ses esprits pour réagir face à ce premier choc d'épreuves et fit son possible pour répondre au jeune Juif avec la plus sévère et la plus sage noblesse :

Je vous remercie, - dit-elle reconnaissante - et je comprends tout l'intérêt de cette information ; néanmoins, rien ne m'autorise à douter de la bonne foi de mon mari qui d'ailleurs à mes yeux de femme et d'épouse représente tous mes idéaux !

Madame - objecta le Juif en se mordant les lèvres -, dans son imagination fertile, l'esprit féminin, loin de la réalité, peut souvent se laisser tromper par les apparences...

Je suis soulagé de vous entendre et je loue votre confiance illimitée ; néanmoins, soyez convaincue qu'à tout moment, vous trouverez en moi le sincère défenseur de votre bonheur et de vos vertus !...

Cela dit, Saul de Gioras lui fit des adieux attentionnés, laissant la pauvre jeune femme perplexe, remplie d'amertume.

Les premières peines avaient touché la vie conjugale de Flavia Lentulia sans qu'elle sache conjurer le danger qui menaçait son bonheur à jamais.

Cette nuit-là, Pline Sévérus ne trouva pas chez lui la créature douce et adorable pleine de dévouement et d'amour profond. Dans l'intimité de leur chambre, prise d'une tristesse amère et incompréhensible, sa compagne lui fit des récriminations déplacées et inopportunes qui marquèrent entre eux les premières altercations qui peuvent ruiner à jamais, au cours d'une vie, le bonheur d'un couple quand les cœurs ne sont pas suffisamment préparés à la compréhension spirituelle dans le cadre des épreuves de rémission, même si la route divine de leurs âmes jumelées est un chemin glorieux vers les destinées les plus élevées.

Quelques jours plus tard, Saul retournait à Massilia espérant réaliser quelques affaires afin de revenir à Rome dans les moindres délais.

Et la vie de nos personnages se poursuivait dans la capitale de l'Empire avec presque les mêmes caractéristiques.

Le sénateur Lentulus continuait plongé dans ses cogitations d'ordre politique, se rendant aussi souvent que possible chez sa fille où il avait de très longs entretiens avec Calpurnia sur le passé et les besoins du présent.

Quant à Livia, éloignée contre son gré de sa fille par la force des circonstances, mais aussi de sa meilleure amie du passé par incompréhension, et toujours maintenue à distance par son mari dans leur intimité, elle s'était réfugiée dans l'amitié dévouée d'Anne et se consacrait aux prières les plus ferventes et les plus sincères.

Quotidiennement, toutes deux priaient dans leur pénible solitude au pied de cette croix brute que Siméon leur avait donnée à l'heure extrême.

Très souvent, en extase, elles remarquaient que le petit crucifix était frappé d'une lumière très délicate, alors qu'elles semblaient entendre au loin, dans le sanctuaire de leur cœur et de leurs pensées, des exhortations singulières et merveilleuses.

On aurait dit que la voix douce et amicale de l'apôtre de Samarie revenait du royaume de Jésus pour leur enseigner la foi, l'accomplissement du devoir de charité fraternelle, la résignation et la pitié. Toutes deux pleuraient alors comme si dans leur âme sensible et affectueuse vibraient les harmonies d'un divin prélude à la vie céleste.

À cette époque, instruite par quelques chrétiens plus humbles, Anne informa sa maîtresse des réunions dans les catacombes.

Il n'y avait que là que pouvaient se réunir les adeptes du christianisme naissant, car depuis son apparition dans la société romaine, leurs idées étaient considérées comme subversives et nuisibles.

L'Empire fondé sous Auguste qui était l'image au monde de l'État le plus fort de tous les temps depuis les conquêtes démocratiques de la République, ne tolérait aucun regroupement de partisans en matière de doctrines sociales et politiques.

On constatait à Rome ce qui se produit de nos jours avec les nations modernes qui oscillent entre les formes gouvernementales les plus diverses, entre les extrémismes et l'ignorance de l'homme qui s'obstine à ne pas comprendre que la réforme des institutions doit commencer d'abord au fond des êtres.

Les seules associations admises étaient, à cette époque, les coopératives funéraires, vu leurs programmes de pitié et de protection pour ceux qui ne pouvaient déjà plus déranger les pouvoirs temporaires de César.

Persécutés par les lois qui ne toléraient pas leurs idées rénovatrices, traitées avec aversion par les forces puissantes des traditions antiques, les adeptes de Jésus n'ignoraient pas leur avenir d'angoisses et de souffrances. Quelques décrets plus rigides les obligeaient à occulter leur croyance, même si le gouvernement de Claudius cherchait, toujours, à maintenir l'ordre et l'équilibre, sans faire trop d'excès dans l'exécution de ses desseins.

Quelques compagnons plus éclairés dans leur foi préconisaient publiquement ses thèses dans des épîtres au goût de l'époque ; mais bien avant les sinistres crimes de Domitius Néron, les premiers chrétiens vivaient déjà dans l'affliction, dans l'angoisse, à accomplir de tristes besognes. Malgré tout, les réunions bien qu'absolument secrètes avaient lieu périodiquement dans les catacombes. Un grand nombre d'apôtres de la Palestine passaient par Rome, apportant à leurs frères de la métropole les prêches les plus édifiants et les plus consolateurs.

Là, dans le silence des grands rochers dans des cavernes abandonnées par le temps, on entendait des voix profondes et édifiantes qui commentaient l'Évangile du Seigneur ou louaient les sublimités de son royaume, au-dessus de tous les pouvoirs précaires de la perversité humaine.

Des torches étincelantes illuminaient ces abris souterrains que la végétation protégeait, tandis que des portes en pierre laissaient une impression d'angoisse, de tristesse et de suprême abandon.

Chaque fois qu'un pèlerin plus dévoué arrivait en ville, le même avertissement était fait à tous les convertis.

Le signe de la croix, sous n'importe quelle forme, était le mot de passe silencieux entre frères de croyance ; fait d'une manière particulière, il signifiait un avertissement dont le sens était immédiatement compris.

Au travers de ces communications incessantes, Anne était au courant de tout ce qui se passait dans les catacombes et informait sa maîtresse de tous les faits survenus à Rome concernant la doctrine rédemptrice du Crucifié.

C'est ainsi que lorsqu'on annonçait l'arrivée d'un apôtre venu de Galilée ou des régions frontalières, Livia faisait en sorte de s'y rendre accompagnée de sa dévouée et fidèle servante. Elle faisait le chemin à pied, bien que portant à présent des habits de patricienne, conformément à l'autorisation de son mari pour professer librement ses croyances. Elle savait que pour la société son attitude représentait un grave danger, mais le sacrifice de Siméon avait été un signe de lumière qui éclairait sa destinée sur terre. Elle avait acquis du courage, de la sérénité, de la résignation et une certaine connaissance d'elle-même pour ne jamais tergiverser au détriment de sa foi ardente et pure. Si ses anciennes relations amicales à Rome attribuaient sa transformation profonde à la démence ; si son mari ne la comprenait pas et si Calpurnia et Pline creusaient encore davantage le grand abîme que Publius avait ouvert entre elle et sa fille, son esprit trouvait dans la croyance un chemin divin pour fuir toutes les amertumes sur terre, sentant que le Divin Maître de Nazareth apaisait les ulcères de son âme et s'apitoyait sur son cœur déchiré par l'angoisse. Sa foi était comme une torche lumineuse qui illuminait la pénible route sur laquelle rayonnaient les lueurs de la confiance humaine en la providence divine qui transforme les douloureuses épreuves de la terre en avant-goût des joies infinies de l'éternité.

TRAGÉDIES ET ESPOIRS

La vie quotidienne est toujours prosaïque, sans fantaisie ni rêves.

Ainsi s'écoulait l'existence des personnages de ce livre, dans la toile vivante des réalités nues et pénibles dans leur environnement sur terre.

Ceux qui atteignent certaines positions sociales, tout comme ceux qui s'approchent du crépuscule de la vie fragmentaire de la terre, ont peu de choses à raconter sur les jours qui passent.

Il est une période dans l'existence de l'homme où il lui semble ne plus avoir la force psychique nécessaire à son Coeur pour renouveler ses rêves et ses aspirations premières, se figurant ainsi que sa situation spirituelle est cristallisée ou stationnaire. Au fond de lui, il n'y a plus de place pour de nouvelles illusions ou pour faire refleurir de vieilles espérances, et l'âme, comme dans une pénible période d'expectatives et de silence forcé, tombe en chemin et contemple ce qui passe, prisonnière de la routine, des semaines monotones et anodines.

À présent, en l'an 57, la vie des acteurs de ce malheureux drame se présente presque invariablement dans la répétition sans fin de ces épisodes ordinaires et angoissants.

Seul un grand changement eut lieu chez Calpurnia.

Dans la radieuse expression de sa vitalité physique, Pline Sévérus avait déjà reçu les plus grandes distinctions de la part des organisations militaires qui garantissaient la stabilité de l'Empire. De longs séjours périodiques en Gaule et en Espagne lui avaient valu de prestigieuses décorations, mais en son for intérieur, la vanité et l'orgueil avalent intensément proliféré, malgré la générosité de son cœur.

Les premières âpres jalousies de son épouse furent suivies de conséquences néfastes et regrettables.

Aux projets criminels de Saul étaient venues s'ajouter les confidences perfides de ses amies sournoises, et Flavia Lentulia, loin de jouir du bonheur conjugal auquel elle avait droit par ses qualités élevées de cœur, était tombée sans s'en rendre compte, vu sa jalousie démesurée, dans les ténébreux abîmes de la souffrance et des épreuves.

Pour un homme tel que Pline, il était bien plus facile de substituer le milieu familial à celui des festivités bruyantes du cirque en compagnie de femmes de joie qui ne manquaient pas en tous lieux dans la métropole du péché.

Rapidement, l'amour de son épouse fut remplacé par l'affection superficielle de nombreuses maîtresses.

En vain, Calpurnia chercha à intercéder avec ses bons offices en lui donnant des conseils plein d'affection, mais la jeune épouse de l'officier romain persévérait dans son martyre constant et silencieux.

Les rares plaintes de Flavia étaient gardées pour le cœur généreux de la mère de son mari ou bien confiées à son père lors de confidences amères et pénibles.

Comprenant l'importance de la coopération féminine dans la régénération des coutumes et dans la revalorisation du foyer et de la famille, Publius Lentulus Incitait sa fille à la plus grande résignation et à la tolérance, en lui faisant comprendre que la femme d'un homme est l'honneur de son nom et l'aliment de sa vie et que, pendant qu'un mari se pervertit pris dans le tourbillon des passions effrénées, raillant tous les dons de la vie, il suffit parfois d'une larme de son épouse pour que la paix conjugale revienne à briller dans le ciel sans nuages de l'affection pure et réciproque.

Pour l'esprit de Flavia, la parole paternelle avait un fond de réalité indéniable et elle cherchait à s'appuyer sur ses promesses et sur ses conseils, jugés précieux, en attendant que son mari revienne un jour à son amour parmi les bénédictions du chemin.

Pendant ce temps, Pline Sévérus dépensait au jeu et aux plaisirs une véritable fortune. Sa prodigalité avec les femmes était devenue légendaire dans les lieux les plus élégants de la cité, et il revenait de temps à autres dans sa famille où, d'ailleurs, tout était fait pour éclairer tendrement son esprit dévié du droit chemin.

La mort du vieux préteur Salvius Lentulus, peu avant l'an 50, avait contraint la famille de Publius et les proches de Flaminius aux protocoles sociaux auprès de Fulvia et de sa fille, à l'occasion des hommages prêtés aux cendres du défunt qui, enveloppé du mystère de sa passivité résignée et incompréhensible, avait quitté le monde.

Cette occasion avait suffi pour qu'Aurélia en profite. Un regard, une rencontre, une parole et le fils cadet de Flaminius, passionné par les beautés coupables, renoua les liens affectifs qu'un amour sanctifié et pur avait rompu auparavant.

Bientôt, tous deux étaient remarqués dans les théâtres, dans les cirques ou lors des grands rassemblements sportifs de l'époque avec des regards significatifs dans les yeux.

class="book">De toutes ces douleurs, Flavia Lentulia en fit un calvaire d'agonies silencieuses dans le foyer que sa fidélité honorait. Dans ses méditations silencieuses, combien de fois avait-elle regretté ses altercations du passé pleines d'une jalousie injustifiable qui avaient ouvert la première porte aux déviations de son mari des devoirs sacrés de la famille. Mais dans son orgueil de patricienne, elle se disait qu'il était trop tard pour s'en repentir et qu'au fond son unique recours était d'attendre le retour de son mari à son cœur fidèle et dévoué en toute humilité et avec beaucoup de patience. Dans ses moments de chagrin, elle écrivait des pages amères et lumineuses qui traduisaient des pensées élevées, tantôt implorant la pitié des dieux dans de ferventes suppliques, tantôt décrivant ses angoisses personnelles dans des vers émouvants que seul lisait son père qui, pleurant d'émotion, se demandait souvent si la malchance conjugale de sa pauvre fille n'était pas aussi un héritage singulier et malheureux.

Vers l'an 53, disparaissait dans de tragiques circonstances emporté par les bras obscurs de la mort, l'un des personnages les plus marquants de cette histoire.

Il s'agissait de Fulvia qui, deux ans après le décès de son compagnon, révélait de sérieuses perturbations mentales ainsi que d'inquiétants troubles organiques résultant de ses extravagances passées.

Des plaies cancéreuses dévoraient ses centres vitaux et durant deux années, son corps amaigri dut supporter les positions les plus pénibles et incommodes pour trouver le repos, tandis que ses yeux inquiets et écarquillés dansaient dans leur orbite, comme si dans ses hallucinations, elle était obligée de voir les scènes les plus sinistres et les plus ténébreuses.

Dans ces moments, elle ne bénéficiait pas du dévouement de sa fille qu'elle n'avait pas su élever, toujours affairée à ses constants engagements festifs, à ses rencontres et à ses nombreuses réunions mondaines.

Mais la miséricorde divine, qui n'abandonne pas les êtres les plus misérables, lui avait donné un fils affectueux et compatissant pour ses douleurs expiatoires.

Emilien Lucius, le mari d'Aurélia, était de ces hommes dignes et valeureux, doté d'une rare patience et des vertus familiales les plus élevées.

Des nuits d'affilée, il veillait la malheureuse petite vieille que les douleurs physiques punissaient impitoyablement par le calvaire d'atroces supplices.

Dans ses derniers jours, ses paroles étaient saccadées et tourmentées. Tard dans la nuit, alors que les esclaves se reposaient vaincus par la fatigue et le sommeil, il lui semblait que son ouïe de démente s'affinait étonnamment pour entendre les bruits épouvantables de l'invisible, elle adressait des injures à ses anciennes victimes qui revenaient des sphères spirituelles les plus basses pour encercler son lit de souffrance et de mort. Les yeux démesurément ouverts comme si elle fixait des visions fatidiques et horribles, la pauvre petite vieille s'exclamait en s'agrippant à son gendre, au comble de ses crises fréquentes de terreur et de désespoir inconscient :

Emilien !... - s'écriait-elle l'air effrayé. - Cette chambre est pleine d'êtres monstrueux!...

N'entends-tu pas ? Ecoute bien... J'entends leurs durs reproches et leurs sinistres éclats de rire!... As-tu connu Sulpicius Tarquinius, le grand licteur de Pilate ?... Le voilà qui arrive avec ses légionnaires masqués d'ombre !... Ils me parlent de la mort, ils me parlent de la mort!... Aide-moi, mon fils !... Sulpicius Tarquinius a un corps de dragon qui me terrifie !...

Des crises de hoquet et des larmes succédaient à ces observations angoissantes.

Calme-toi, mère ! - lui disait le militaire, consterné jusqu'aux larmes. - Ayons confiance en la bonté infinie des dieux !...

Ah !... les dieux ! - s'écriait à présent la malheureuse dans des éclats de rire hystériques - les dieux... - où sont donc les dieux de cette maison infâme ? Emilien, Emilien, c'est nous qui avons créé les dieux pour justifier les écarts de notre vie ! L'Olympe de Jupiter est un mensonge nécessaire à l'État... Sur terre, nous ne sommes qu'un crâne orné d'une poignée de poussière !... Le seul endroit qui existe, en fait, est l'enfer où se trouvent les démons avec leurs tridents embrasés !... Les voici qui arrivent en d'obscures phalanges !...

Et se serrant fortement contre la poitrine de l'officier, elle criait éperdument, comme si elle cherchait à cacher *on visage des ombres menaçantes :

Jamais vous ne m'emmènerez, maudits !... Arrière, canailles !... J'ai un fils qui me défend de vos sinistres attaques !...

Emilien Lucius caressait avec bonté les cheveux blancs de la malheureuse femme, l'incitant à implorer la miséricorde des dieux pour qu'ils apaisent ses rudes Souffrances.

D'autres fois, comme si elle avait la conscience éveillée par une lueur divine, Fulvia Procula disait plus calmement au fils que le destin lui avait donné :

Emilien, j'approche de la mort et j'ai besoin de confesser mes fautes et mes grandes faiblesses ! Pardonne-moi, mon fils, si je t'ai donné tant de travail ! Mon existence misérable fut une longue suite de crimes dont les horribles taches ne pourront même pas être lavées par les larmes de la maladie qui à présent me conduit aux secrets impénétrables de l'autre vie ! Jamais, néanmoins, je ne suis parvenue à mesurer les amertumes terribles qui m'attendaient. Aujourd'hui, dans les ombres pesantes de l'âme, je sens ma conscience se noircir du charbon éteint du feu des passions sinistres qui ont dévoré ma misérable destinée !... J'ai été une épouse déloyale, impitoyable, et une mère dénaturée...

Qui aura pitié de moi, s'il est une lumière spirituelle après les cendres du tombeau ? De ce lit de démence et d'agonie désespérée, je vois le défilé incessant d'hideux fantômes qui semblent m'attendre aux portes de la sépulture !... Tous proclament mes crimes du passé et jubilent en voyant les souffrances qui me traînent vers la tombe !

Sans une croyance sincère, je me sens livrée à ces dragons de l'impondérable qui me poussent à évoquer mon passé criminel et sombre !...

Un torrent de larmes de componction et de repentir suivit ces instants vertigineux de raisonnement et de lucidité.

Emilien Lucius caressait avec tendresse son visage rugueux, se plongeant lui-même dans de douloureuses pensées.

Ce tableau lancinant était bien la fin déchaînée d'une existence d'erreurs tumultueuses.

Oui... il comprenait tout maintenant. La rébellion de son épouse, son incompréhension, les heurs au sien de leur foyer, cette soif insatiable de fêtes bruyantes en compagnie d'amis qui n'étaient pas les siens, devaient être les fruits amers d'une éducation viciée et déficiente. Mais son cœur était plein d'une générosité sans limites. Cet esprit valeureux comprenait la situation, et celui qui comprend pardonne toujours.

Une nuit alors que la malade manifestait des crises accentuées et profondes, le bon officier ordonna aux servantes de se retirer.

La pauvre folle parlait toujours comme prise d'une énergie inépuisable et incompréhensible.

Une sueur copieuse inondait son front sous le coup d'une forte fièvre.

Emilien - criait-elle désespérément -, où est Aurélia qui n'est pas à mon chevet à la veille de ma mort ? Tout comme les fausses amitiés de ma vie, aurait-elle, elle aussi, horreur de mon corps ?

Aurélia - expliqua généreusement l'officier - a dû s'absenter aujourd'hui en raison d'un engagement avec ses amis concernant l'organisation de quelques services sociaux !

Ah ! - s'exclama la démente dans un éclat de rire sinistre - les services sociaux... les services sociaux !... Comment peux-tu croire cela, mon fils ? Ta femme, à cette heure, doit être aux côtés de Pline Sévérus, son ancien aimant dans quelque endroit suspect de cette misérable cité !...

Emilien Lucius fit son possible pour que la malheureuse démente ne continue pas ses terribles et impressionnantes révélations, mais Fulvia continuait ses aveux tragiques et consternants :

Non, ne m'empêche pas de continuer... - fit-elle désespérément. - Ecoute-moi encore !

Toutes mes accusations sont la criminelle réalité... Très souvent, la vérité est avec ceux qui ont sombré dans la démence !... C'est moi qui ai induit ma malheureuse fille aux infidélités conjugales... Pline Sévérus était l'ennemi qu'elle devait vaincre en tant que femme... Je lui al facilité l'adultère qui s'est consommé sous ce toit !... Rends-toi compte, mon fils, de l'énormité de ma faute !... Sois horrifié, mais pardonne-moi !...Et surveille ta femme pour qu'elle ne continue pas à te trahir avec ses viles perfidies et pour qu'elle n'en vienne pas un jour à pourrir lamentablement comme moi, dans un lit de soie parfumée !...

Le généreux militaire suivait bouche bée et affligé, ces révélations surprenantes.

Alors sa femme, tout en ne le comprenant pas dans son idéalisme, le trahissait aussi honteusement au sein même du sacro-saint foyer ? De douloureuses émotions remplissaient son cœur, mais toutes ces paroles n'étaient peut-être que le fruit d'un simple délire fébrile, d'une démence incurable. Un doute horrible et impitoyable était venu s'installer dans son cœur angoissé. Quelques larmes coulèrent de ses grands yeux tristes, tandis que la malade faisait une trêve à ses désolantes révélations.

Mais quelques minutes plus tard, d'une voix retentissante, elle continua :

Et Aurélia ? Que fait Aurélia qui ne vient pas ? Où se trouve donc ma- pauvre fille criminelle et infidèle ? Demain, mon garçon, je devrai te confier les infâmes secrets de notre misérable existence.

Quelqu'un, néanmoins, pénétra dans la pièce contigûe, prudemment et en silence. C'était Aurélia qui revenait d'une fête bruyante où le vin et les plaisirs avaient abondamment coulé.

Après avoir franchi la porte voisine, elle put encore entendre les derniers mots prononcés par sa mère, au comble de la fièvre et d'un désespoir maladif. Elle, qui venait juste d'entendre ses tristes révélations, se dit que la malade accomplirait sa terrible promesse le lendemain. Immédiatement, elle se mit à examiner toutes les possibilités afin de mettre à exécution l'idée ténébreuse qui avait traversé son esprit malheureux et criminel. Ses yeux étaient vitreux de colère sous le joug d'une pensée morbide qui avait subitement effleuré son cœur glacial et impitoyable.

Elle ôta ses habits de fête et se mit à l'aise, puis elle ouvrit une nouvelle porte et se dirigea vers le lit de sa mère qu'elle caressa sournoisement tandis que son mari incompris la dévisageait, le cerveau bouillonnant et torturé sous l'emprise des doutes les plus acerbes.

Mère, que se passe-t-il ? - demanda-t-elle feignant l'inquiétude. - Tu es fatiguée... tu dois te reposer un peu.

Fulvia l'a regarda profondément comme si une lueur de lucidité avait soudain éclairé son esprit abattu. La présence de sa fille tranquillisait quelque peu son cœur endolori et sa conscience meurtrie. Elle s'assit avec effort sur le lit, caressa les cheveux de sa fille, comme elle avait toujours l'habitude de le faire dans l'intimité, puis elle se coucha, semblant mieux disposée à se détendre.

Se disant que sa présence n'était plus nécessaire à présent, Emilien Lucius se retira, tandis qu'Aurélia continuait à parler simulant de la tendresse :

Mère, veux-tu une dose de calmant pour te reposer ?

La pauvre folle, dans son inconscience spirituelle, fit un signe affirmatif de la tête.

La jeune femme se rendit dans sa chambre et retira un petit tube d'un de ses meubles favoris. Elle laissa tomber quelques gouttes de sédatif dans un verre en se disant : - « Oui !... un secret reste toujours un secret... et seule la mort peut convenablement le garder !... »

Puis elle se dirigea sans hésitation vers le lit de sa mère où, depuis plus de deux ans, gisait la malheureuse rongée par le cancer et tourmentée par les visions les plus sinistres et les plus ténébreuses.

En un instant, l'horrible empoisonnement fut accompli. Une fois la potion malveillante et violente administrée, Aurélia demanda à deux esclaves de veiller sur la patiente endormie, comme elle le faisait d'habitude lorsqu'elle revenait de ses nuits tapageuses et attendit ainsi le résultat de son acte criminel injustifiable.

Deux heures plus tard, sous l'action du corrosif qui était un de ces mystérieux filtres homicides de l'époque, Fulvia présentait des signes évidents de suffocation.

À l'appel affligé des servantes, tout le monde dans la maison se mit en alerte vu l'état de détresse de la malade. Emilien Lucius contempla ses yeux qui s'éteignaient derrière le voile de la mort et en vain chercha à faire en sorte que l'agonisante lui dît encore un mot. Ses membres froids se raidissaient lentement et de sa bouche s'échappait une écume rosâtre.

Ce fut inutilement que dans ces derniers instants, des experts en médecine furent appelés. À cette époque, pas même les esculapes ne connaissaient les secrets anatomiques de l'organisme, il n'y avait pas non plus de technique policière pour enquêter sur les causes profondes des morts mystérieuses. L'empoisonnement de Fulvia fut mis sur le compte des maladies incompréhensibles qui, plusieurs mois durant, avaient miné toutes ses fonctions vitales.

Toutefois, cette agonie rapide n'était pas passée inaperçue aux yeux d'Emilien et vint encore ajouter un fâcheux doute supplémentaire aux amères pensées qui tourmentaient son âme.

Aurélia fit de son mieux pour jouer la comédie des sentiments en de telles circonstances et après de courtes cérémonies, vu la décomposition avancée du cadavre qui les força à incinérer le corps quelques heures plus tard, l'ancien foyer du préteur Salvius Lentulus devint l'abri de deux cœurs qui se haïssaient mutuellement.

Si l'épouse infidèle, peu après les premiers jours de deuil, retourna à sa vie de plaisirs effrénés, Emilien Lucius ne put jamais oublier les révélations de Fulvla, la veille de sa mort. Il s'enveloppa alors d'un voile de tristesse qui couvrit son cœur pendant plus de deux ans.

En 54, Domitius Néron prit le pouvoir, se faisant accompagner d'une cour d'auliques pervers et de concubines dépravées aussi nombreuses que débauchées.

Agrippine reconnut trop tard l'inconvenance de son autorité maternelle en obligeant l'empereur Claudius à approuver le mariage de leur fille Octavie avec celui qui, plus tard, l'éliminerait avec les plus grandes subtilités de la perversité.

Le forum et le sénat reçurent, avec effroi, la sombre nouvelle de la proclamation du nouveau César par les légions prétoriennes, non pas tant pour sa personne, mais parce qu'ils savaient d'avance que ce prince ignorant et cruel serait un jouet facile entre les mains des esprits les plus ambitieux et les plus pervers de la cour de Rome.

Toutefois, la série de sinistres crimes perpétrés impunément pour que Domitius Néron accède aux coulisses du pouvoir suprême fut telle que personne n'osa protester.

En l'an 56, l'empoisonnement du jeune Britannicus donnait des frissons de terreur à tous les patriciens.

Des mesures ignominieuses furent mises en pratique pour humilier les sénateurs de l'Empire qui ne parvinrent pas à mettre à exécution leurs protestations formelles. Toutes les familles les plus importantes de la cité savaient qu'elles avaient face à elles les filtres empoisonnés de Locuste, la tyrannie et la perversité d'un Tigellinus ou le poignard d'un Anicetus.

La mort inattendue de Britannicus provoqua néanmoins un certain mécontentement et donna l'occasion à quelques esprits plus valeureux de se manifester.

Emilien Lucius était de ceux-là et il se trouva bientôt sérieusement menacé de bannissement, il était même surveillé par de nombreux sbires de l'Empereur.

Le généreux officiel chercha à se tenir le plus possible à l'écart afin d'éviter tous conflits éventuels. Ses angoisses personnelles s'aggravèrent et ses réflexions devinrent plus profondes et plus contrariantes...

C'est ainsi qu'un beau jour, alors qu'il rentrait chez lui aux premières heures d'une nuit paisible, contrairement à ses habitudes, il nota que montaient des appartements de son épouse des voix animées et joyeuses. Il s'aperçut qu'Aurélia et Pline s'enivraient du vin de leurs plaisirs dépravés et sous ses yeux épouvantés, il vit sa femme le trahir dans le lit conjugal.

Emilien Lucius ressentit un pincement plus aigu dans son cœur sensible et généreux en constatant de ses propres yeux cette réalité cruelle. Il eut envie de convoquer son amant au champ d'honneur pour mourir ou l'éliminer, mais il se dit, simultanément, qu'Aurélia ne méritait pas un tel sacrifice.

Dégoûté par tout ce qui se rapportait à son époque et se sentant vaincu par les malheurs de son triste sort, le noble officier se retira dans l'ancien cabinet du préteur Salvius devenu le siège de ses travaux quotidiens où il prit de sinistres et pénibles résolutions. Il ouvrit une vieille armoire où étaient alignés des petits flacons, en retira l'un d'eux d'une forme un peu spéciale afin de satisfaire les amères projets de son esprit accablé.

Devant le verre de ciguë, son cerveau endolori se perdit pendant quelques minutes dans des conjectures poignantes, mais en étudiant intimement toutes ses chances de bonheur, au comble du désespoir, il se dit qu'à la trahison de son épouse, aux menaces de proscription et de bannissement ou à la possibilité d'être attaqué dans l'ombres, il préférait choisir ce qu'il considérait comme la dernière consolation, la mort.

Et en un instant, sans que ses amis spirituels n'aient eut le temps de le dissuader de ce terrible projet si subit fut ce geste désespéré et irréfléchi, il avala le contenu du petit verre puis reposa sa tête encore jeune sur ses bras, étendu sur un lit du triclinium installé dans son ancien cabinet décoré de marbres et plein de précieux parchemins.

L'horrible mort ne se fit pas trop attendre et dans le large cercle de ses relations amicales, tandis qu'Aurélia jouait à nouveau le simulacre de ses chagrins imaginaires, on ne disait pas que le suicide d'Emilien était la conséquence directe de ses profondes désillusions conjugales, mais le fruit de la tyrannie politique du nouvel empereur, sous le règne duquel tant de crimes étaient quotidiennement commis dans l'ombre.

Seule à présent pour agir sur le terrain, Aurélia s'adonna librement à ses excès, amplifiant ses tendances néfastes et cherchant à retenir chaque fois davantage auprès d'elle l'homme qu'elle préférait, objet de ses ambitions effrénées.

Chez les Lentulus et les Sévérus, la vie ne cessait d'égrener son rosaire d'infortunes.

En 57, cela faisait plus de cinq ans que Saul de Gioras était définitivement installé à Rome, sans avoir renoncé à ses désirs et ses projets concernant la femme de son ami et bienfaiteur. Il avait consolidé sa fortune dans le commerce de peaux venues d'Orient et ne perdait jamais la moindre occasion de prouver l'excellence de sa situation matérielle à la femme convoitée depuis de longues années. Mais Flavia Lentulia, émouvante et silencieuse, avait fait de son existence un calvaire de résignation.

La vie sociale de son mari était pour elle un supplice moral prolongé et douloureux. D'ailleurs, de temps en temps, Saul y faisait indirectement référence dans le but d'attirer son attention sur son affection, mais la pauvre femme ne voyait en lui qu'un ami ou un frère. En vain, le jeune Juif lui témoignait son admiration personnelle par des gestes d'une extrême gentillesse, cherchant à lui offrir sa compagnie ; mais la vérité était que les appels de son âme impétueuse et passionnée ne trouvaient pas d'écho dans le cœur de cette femme qui agrémentait de douleur la dignité de son mariage.

Touché par l'expression de sa fortune, Arax nourrissait ses espérances sans le laisser s'égarer dans ses dangereux instincts.

Pline Sévérus ne revenait que rarement chez lui, prétextant différentes tâches ou de nombreux voyages pour justifier la continuité de son absence. Il ne soupçonnait même pas que ses dépenses astronomiques ruinaient peu à peu ses ressources financières, conduisant également ses proches à l'épuisement de tous leurs recours.

Parfois, il avait des entretiens affectueux avec sa femme à qui il se sentait attaché par les liens d'un amour éternel et profond, mais les séductions du monde étaient déjà fortement enracinées dans son cœur pour en être extirpées. En son for intérieur, il aurait désiré retourner au calme de son foyer, à sa vie aimante et tranquille ; mais le vin, les femmes et les milieux ostentatoires étaient une obsession permanente pour son esprit faible. D'autres fois, bien qu'aimant sa femme tendrement, il ne lui pardonnait pas sa supériorité morale et s'irritait de l'humilité qu'elle témoignait face à ses frasques, et retournait se jeter dans les bras d'Aurélia, telle une victime indécise entre les forces du bien et du mal.

En l'an 57, la santé de Calpurnia ébranlée à l'extrême, obligea sa famille à se réunir autour du lit de la généreuse matrone. Pour la première fois, depuis le mariage de son frère, Agrippa Sévérus revint de ses longues aventures à Massilia et à Avenio pour être auprès de sa mère malade et abattue et répondre à ses émouvants appels. Pour lui retrouver Flavia Lentulia et participer avec elle au bonheur de l'ambiance familiale, revint à raviver l'ancien volcan endormi.

D'un coup d'œil, il comprit la situation conjugale de Pline et chercha à substituer son affection auprès de son épouse douce et dévouée. Il aurait désiré lui confier son amour ardent et malheureux, mais il gardait dans son cœur un sublime respect fraternel pour cette femme qui avait confiance en lui comme en un frère bien-aimé.

Ce fut ainsi qu'entre les phases d'amélioration de la vieille patiente, Flavia accepta sa compagnie pour se distraire lors de spectacles dans la ville agitée de l'époque.

Cela suffit pour que Saul envenimât les événements en soupçonnant dans ces expansions innocentes, une liaison bien moins digne qui remplissait son cœur violent et irascible d'une effroyable jalousie.

À la première occasion, il insinua à Pline Sévérus toutes ses fausses suspicions et élabora avec son imagination malsaine des situations et des faits qui ne furent jamais vérifiés. Le mari de Flavia était de ces hommes capricieux qui, s'accordant un cercle de liberté illimitée, ne concédait rien à son épouse, pas même sur le terrain des amitiés pures et désintéressées. De sorte que

Pline Sévérus se mit à accepter les propos de Saul, accordant à ses idées insensées le plus grand crédit en son for intérieur. Lui qui avait laissé son aimante compagne à l'abandon pendant de longues années, lui donnant l'occasion de ressentir les plus tristes amertumes conjugales, se sentit alors rongé d'une âpre et inconcevable jalousie, il se mit à espionner les moindres gestes de son frère et à douter des pensées les plus secrètes de sa femme, en attendant que la maladie incurable de sa mère trouve une solution dans la mort qu'il présumait proche, afin d'imposer plus violemment la revendication de ses droits conjugaux.

L'an 58 commençait avec ses tristes perspectives pour nos personnages.

Un fait, néanmoins, commençait à attirer l'attention de tous les personnages de cette histoire réelle et douloureuse.

Le dévouement de Livia pour sa vieille amie malade était un exemple rare d'amour fraternel, d'affection et d'une bonté infinie. Huit mois durant, sa silhouette mince et silencieuse était présente jour et nuit, sans repos, auprès du lit de Calpurnia, à lui prouver par des exemples l'excellence de ses principes religieux.

Nombre de fois, la noble matrone considéra personnellement la supériorité morale de cette doctrine généreuse venue au monde pour relever ceux qui étaient tombés, pour consoler les malades et les affligés, disséminant les plus belles espérances parmi les laissés pour compte. Elle comparait ses anciens dieux qui aimaient les plus riches et ceux qui offraient les plus grands sacrifices aux temples à ce Jésus humble et pauvre, déchaussé et crucifié dont lui parlait Livia dans ses entretiens intimes, pleins d'affection.

Quelques jours avant sa mort Calpurnia était complètement modifiée. La permanence continuelle de sa vieille amie avait rénové toutes ses pensées et ses croyances les plus solides. Elle traitait mieux les esclaves qui s'approchaient de son lit et elle avait demandé à Livia de lui enseigner les prières du prophète crucifié à Jérusalem. Toutes deux priaient les mains jointes lorsque les appartements de la malade étaient silencieux et déserts. Dans ces instants, la veuve de Flaminius Sévérus sentait que ses douleurs s'apaisaient, on aurait dit qu'un doux baume revigorait ses forces ; la pénible dyspnée cessait et sa respiration redevenait presque normale, comme si une puissante énergie du monde invisible réanimait son cœur sclérosé et fatigué.

Pour Publius, ces signes de changement moral de la vieille matrone ne passaient pas inaperçus, ni les nobles actions de son épouse qui veillait sur elle sans relâche depuis l'instant où elle l'avait vue impuissante et épuisée. Les souffrances de la vie avaient également beaucoup modifié la structure de son organisation spirituelle et, plus que jamais, le sénateur ressentait le besoin de se réconcilier avec sa femme pour affronter les hivers difficiles de la vieillesse qui approchait.

Non seulement lui, mais aussi Livia, avaient déjà dépassé un demi-siècle d'existence, et à présent qu'il connaissait si bien la vie et ses éprouvants mécanismes de perfectionnement, il se sentait apte à pardonner toutes les fautes du passé de son épouse, considérant que ses vingt-cinq ans de martyre moral dans l'ambiance domestique sacro-sainte suffisaient pour racheter les fautes qu'elle aurait peut-être commises dans l'illusion de sa jeunesse en terre étrangère, comme le supposaient ses fausses observations, œuvre de la calomnie qui avait détruit le bonheur et la paix d'une existence toute entière.

Aux premiers jours de l'an 58, les souffrances de Calpurnia s'aggravèrent brusquement et laissaient prévoir à tout instant un triste dénouement.

Ses fils et ses proches entourèrent son lit, très émus, même s'ils savaient combien ce corps malade et épuisé avait besoin de repos.

L'avant-veille de son décès, la vénérable femme demanda qu'on la laissât seule avec le sénateur pendant quelques heures, prétextant le besoin de confier à Publius Lentulus quelques dispositions « in extremis ».

Sa demande fut immédiatement exaucée et ils se trouvèrent bientôt en conversation intime comme s'ils étaient réunis pour la dernière fois pour résoudre des affaires importantes et de dernière heure.

Publius, qui était encore en pleine possession de ses moyens physiques, avait les yeux remplis de larmes tandis que la vieille matrone le contemplait, laissant transparaître l'éclat d'une vive lucidité dans son regard calme et profond.

Publius - commença-t-elle gravement comme si ces mots étaient ses dernières recommandations -, pour les esprits de notre condition, la crainte de la mort ne peut exister et c'est pour cette raison que j'ai décidé de vous parler dans les dernières heures de ma vie...

Mais ma bonne amie - répondit le sénateur qui fronçait les sourcils et s'efforçait de dissimuler l'émotion qu'il avait dans l'âme en se rappelant que, dans les mêmes circonstances, Flaminius lui avait parlé pour la dernière fois entre les quatre murs de cette chambre -, les dieux seuls peuvent décider de nos destins et eux seuls connaissent nos derniers instants !...

Je n'en doute pas - acquiesça la valeureuse patricienne -, mais, j'ai la certitude que mes heures sur terre arrivent à leur terme et je ne veux pas emporter dans la tombe le remords d'une faute que je reconnais avoir commise, il y a plus de dix ans...

Une faute ? Jamais... Votre vie, Calpurnia, a toujours été l'un des plus rares exemples de vertu en ces temps de transition et de déchéance de nos plus belles coutumes...

Je vous remercie, mon grand ami, mais votre gentillesse ne m'exempte pas de la pénitence que je dois à votre esprit, et j'affirme qu'il y a plus de dix ans, j'ai commis une erreur de jugement, aussi je vous demande aujourd'hui d'accepter ma rectification, peut-être tardive, mais il est encore temps pour nous de sanctifier du plus juste respect, une vie de sacrifices et d'abnégations !...

Publius Lentulus devina qu'il s'agissait de sa femme et d'une voix saisie d'émotion, il laissa sa vieille amie continuer les yeux en larmes manifester les plus hautes valeurs morales face à la mort qui approchait.

Je veux parler de Livia - continua Calpurnia d'un ton ému -, concernant qui j'ai eu le malheur de vous faire part d'une supposition erronée et injuste, la privant de la dernière chance de bonheur sur terre ; mais la mort rénove nos conceptions de la vie et ceux qui sont sur le point de quitter ce monde ont une vision plus claire de tous les problèmes de l'existence.

Aujourd'hui, mon ami, je vous dis, l'âme sereine que votre femme est immaculée et innocente...

Le sénateur sentait que des larmes montaient à ses yeux, mais il était intimement réconforté de savoir que sa vénérable amie confirmait à présent les convictions que le temps n'avait cessé d'accentuer quant à la très noble compagne de son existence.

Je ne vous le dis pas simplement par égoïsme personnel, mais également en gage de remerciement pour le suprême dévouement de Livia à mon égard tout le long de cette pénible maladie - continua-t-elle valeureusement. - Mais un esprit de notre rang doit prôner la vérité au-dessus de tout, et cette confession ne se vérifie pas uniquement par les commentaires de ma faiblesse bien humaine.

En réalité, mon ami, depuis cette nuit où vous m'avez demandé ce que je pensais de votre femme qui est aussi mon amie dévouée, je ressens la pointe d'un doute cruel dans mon cœur lacéré. Livia a toujours été ma meilleure amie et contribuer injustement à son malheur est à mes yeux la faute suprême de toute une vie...

Durant onze années, j'ai constamment prié et j'ai offert de nombreux sacrifices aux temples pour que les dieux m'inspirent la vérité sur cette affaire et, pendant tout ce temps, j'ai patiemment attendu la révélation du ciel... Pourtant ce n'est qu'aujourd'hui qu'il m'a été donné de l'obtenir, à présent que je suis aux portes du sépulcre !...

Il est possible que ma pauvre âme, déjà à demi libérée, participe des mystères incompris de la vie de l'au-delà et c'est peut-être pour cela qu'aujourd'hui dans la matinée, j'ai vu l'image de Flaminius dans cette chambre !... Il était très tôt et j'étais seule avec mes méditations et mes prières !...

À cet instant, les paroles de la malade furent entrecoupées de profondes émotions qui la dominaient, tandis que Publius Lentulus pleurait dans un douloureux silence.

Oui... - continua Calpurnia, après une longue pause -, entouré d'une lumière diffuse et bleuâtre, j'ai vu Flaminius me tendre ses bras affectueux et compatissants... Dans son regard, j'ai observé la même expression de tendresse et dans sa voix, son timbre familier et inoubliable... Il m'a avertie que dans deux jours, je pénétrerai les mystères insondables de la mort, mais cette révélation de ma fin à venir ne pouvait me surprendre... car pour moi... voilà tant d'années que je vis un exil de nostalgies et d'ombres... en plus des angoisses constantes d'une maladie longue et éprouvante... la certitude de la mort est une suprême consolation... Réconfortée par les tendres promesses de la vision qui m'augurait ce doux soulagement dans les prochaines heures... j'ai posé la question à l'esprit de Flaminius sur le doute cruel qui me déchirait depuis tant d'années... Il a suffi que je le fasse mentalement pour que la radieuse entité me dise à voix haute... en hochant la tête d'un geste délicat... comme pour exprimer une infinie et pénible tristesse : « Calpurnia, tu as douté au mauvais moment de celle que tu aurais dû aimer... et protéger comme une fille chérie et affectueuse... car Livia... est une créature immaculée et innocente... »

À cet instant... - continua la malade avec difficulté -, quelle n'a pas été la douloureuse impression de mon âme... face à la surprise de cette réponse... je n'ai plus entrevu la vision aimante et consolatrice... comme si subitement j'avais été rappelée aux tristes réalités de la vie quotidienne.

La vieille matrone avait les yeux pleins de larmes, tandis que le sénateur se livrait en silence aux sanglots de sa déchirante émotion.

Ils passèrent ainsi de longues minutes comme pour laisser libre cours aux remords et à la souffrance...

Puis finalement, ce fut encore la valeureuse-patricienne qui rompit le lourd silence, et prenant en tir ses mains maigres et blanches celles de son ami, elle s'exclama :

Publius, c'est le cœur d'une vieille amie qui vous parle avec les vérités sereines et tristes de la mort... Croyez-vous pieusement à mes graves révélations ?...

Le sénateur fit un effort pour sécher les larmes qui coulaient copieusement de ses yeux et se reprenant, il répondit fermement :

Oui, je te crois.

Et qu'allons-nous faire maintenant... pour réparer nos fautes... face au cœur généreux et juste de ta femme ?...

Il laissa transparaître une lueur de tendresse dans ses yeux et passa ses mains inquiètes sur son front comme s'il avait trouvé une solution presque heureuse, il s'adressa à la malade avec un rayonnement de joie et de tranquillité sur le visage en disant réconforté :

Vous connaissez la grande fête de l'État qui aura lieu dans quelques jours où les sénateurs qui sont au service de l'Empire depuis plus de vingt ans, seront couronnés de myrte et de rosés comme les triomphateurs ?

Oui - répondit la matrone -, si bien que j'ai déjà demandé à mes garçons... malgré ma mort prochaine... de vous accompagner à cette fête méritée... car vous serez un de ceux qui seront récompensés par nos autorités suprêmes...

Ô ma grande amie, personne ne veut envisager votre mort car nous ne pourrions nous passer de la précieuse contribution qu'est votre vie ; mais puisque nous parlons de réparer la grave erreur de mon désolant passé, j'attendrai une semaine de plus pour apporter à Livia l'expression de ma reconnaissance, de ma gratitude et de mon profond amour. J'irai à cette fête qui se réalisera sous les auspices de Sénèque qui a tout fait pour dissimuler la mauvaise impression causée par la conduite cruelle de l'Empereur, son ancien disciple. Après avoir reçu la couronne de la suprême victoire de ma vie publique, je déposerai toutes mes décorations aux pieds de Livia, en hommage à son existence angoissée par de poignants sacrifices familiaux... Je m'agenouillerai devant sa silhouette sanctifiée, j'ôterai de mon front l'auréole de l'Empire et je déposerai les fleurs symboliques à ses pieds que je baiserai humblement de tout mon repentir et de mes larmes, lui témoignant ainsi ma gratitude et mon amour infinis !...

Quelle généreuse idée, mon fils - s'exclama la patiente émue -, et je vous demande de le faire... le moment opportun venu. Et à l'instant... où vous témoignerez à Livia votre amour suprême... dites-lui de me pardonner... car je pleurerai de joie... en vous voyant tous deux heureux... des ombres tranquilles de mon sépulcre.

Tous deux laissaient libre cours à leur émotion en silence.

À un moment donné, la vieille malade serra les mains de son ami comme pour lui dire un suprême adieu. Calpurnia le fixa de ses grands yeux clairs qui libéraient un rayonnement mystérieux et avec des larmes d'une indicible émotion, elle s'exclama :

- Publius... je vous demande... de ne pas oublier... votre promesse... Agenouillez-vous aux pieds de Livia... comme à ceux d'une déesse...de renoncement et de bonté... Peu importe... si j'ai quitté ce monde... allez à la fête du Sénat... réparons... notre grave erreur... et maintenant, mon ami... une dernière requête... veillez sur mes garçons... comme si c'était les vôtres... Enseignez-leur l'honneur... la force... la sincérité et le bien... Un jour... nous serons tous réunis... dans l'éternité...

Emu, Publius Lentulus lui serrait les mains alors qu'il arrangeait sa tête vieillie dans les oreillers en soie, tandis que des larmes de commotion saisissaient sa voix.

Depuis longtemps déjà, la malade était subitement prise de dyspnée périodique et prolongée.

Le sénateur ouvrit les portes de sa vaste chambre où Livia accourut, empressée, comme une infirmière de tous les instants, tandis que Flavia et quelques servantes venaient à son secours avec des onguents et autres panacées de la médecine de l'époque.

Calpurnia, néanmoins, semblait frappée des dernières afflictions qui allaient l'emporter dans la tombe. Pendant vingt-quatre heures consécutives, sa poitrine palpita en sibilant comme si sa cage thoracique était prête à rompre sous l'impulsion d'une force indomptable et mystérieuse.

Au bout d'un jour et d'une nuit d'agitation et d'angoisses, la malade sembla éprouver une légère amélioration. Sa respiration était moins difficile et ses yeux révélaient une grande sérénité, bien que tout son corps fût couvert de taches bleuâtres et violacées qui annonçaient un proche décès. Seule l'aphonie continuait, mais à un moment donné, elle fit un geste de la main, appelant Livia à son chevet avec la tendre familiarité d'autrefois. L'épouse du sénateur répondit à son appel silencieux, s'agenouilla les yeux en larmes, elle comprit par intuition spirituelle que l'instant douloureux des adieux était là. On pouvait voir que Calpurnia désirait parler, mais ce fut en vain. Alors à cet instant, Livia la serra avec amour contre sa poitrine, et baisant ses cheveux et son front dans un effort suprême, elle colla ses lèvres à son oreille et balbutia avec une infinie tendresse : - « Livia, pardonne-moi ! » Seule l'interpellée avait entendu le doux murmure de l'agonisante. Ce furent là les dernières paroles de Calpurnia. On aurait dit que son âme valeureuse n'avait plus besoin que de ce dernier appel pour parvenir à se détacher de la terre et s'élever vers les deux.

Étreignant son infatigable amie, l'agonisante déposa à nouveau sa tête sur les oreillers. Une sueur abondante coulait de tout son corps qui s'apaisa légèrement et laissa place à une suprême rigidité cadavérique. Quelques minutes plus tard, ses yeux se refermaient comme s'ils se préparaient à un long sommeil. Petit à petit, sa respiration cessait tandis qu'une larme lourde et blanche roulait sur ses joues ridées, tel un rayon divin de lumière dans la nuit de sa tombe.

Les portes du palais s'ouvrirent alors pour les hommages de la société romaine. Aux obsèques de la valeureuse matrone, comparut ce que la cité possédait de plus noble et de plus raffiné dans son aristocratie spirituelle, vu la considération élevée manifestée à l'égard des vertus exceptionnelles de la défunte.

Une fois que les cérémonies de l'incinération furent terminées et que les cendres illustres de la noble patricienne furent conservées dans l'ombre du caveau familial, Flavia Lentulia assuma la direction de la demeure, tandis que ses parents retournaient à la résidence de l'Aventin pour se reposer.

Ils ne manquaient que quatre jours avant le déroulement des grandes festivités où plus d'une centaine de sénateurs allaient recevoir l'auréole de leur suprême triomphe dans la vie publique. Publius Lentulus, qui était l'un de ceux à qui il serait rendu hommage à cette fête mémorable, en dépit du deuil de la famille, attendait ce grand moment avec anxiété. Une fois qu'il aurait reçu l'expression suprême de sa victoire d'homme d'État, il irait la déposer aux pieds de son épouse comme symbole éternel de son amour et de reconnaissance de toute sa vie. En son for intérieur, il cherchait la manière la plus douce de s'adresser à nouveau à sa compagne sur un ton caressant et tendre que sa voix avait perdu vingt-cinq ans auparavant, et constatant la continuité de son amour chaque fois plus profond pour son épouse, il attendait anxieusement l'instant de sa réintégration dans la félicité du foyer.

Le soir venu, pendant de longues heures, son vieux cœur se préparait aux bénédictions du bonheur conjugal. Quelques jours plus tard, il alla jusqu'aux proximités des appartements de son épouse qui se trouvaient bien loin des siens pendant toutes ces années d'infinies amertumes.

L'avant-veille des grandes festivités, il était à peu près onze heures du soir quand sa silhouette s'arrêta devant les appartements de sa compagne, se réjouissant déjà de l'heureux moment de repenti qui signifiait pour lui une joie suprême.

Tandis que sa pensée était plongée dans les abîmes d'un lointain passé, son attention spirituelle fut soudainement éveillée par la douce mélodie d une voix de femme qui chantait tout bas dans le silence de la nuit. Le sénateur s'approcha lentement de la porte et colla son oreille pour entendre... Oui ! Livia chantait d'une voix discrète et apaisée comme une alouette abandonnée, faisant retentir légèrement les cordes harmonieuses de la lyre de ses souvenirs les plus chers. Publius pleurait ému en écoutant les notes argentines qui s'étouffaient dans l'ambiance étroite de sa chambre, comme si Livia chantait pour elle-même, endormant son cœur humble et délaissé pour remplir de consolation les heures tristes et solitaires de la nuit. C'était la même composition des muses de son époux qui s'échappait de ses lèvres à cet instant où sa voix avait des tonalités étranges et merveilleuses d'une indéfinissable mélancolie, comme si tout son chant était la lamentation douloureuse d'un rossignol poignardé

« Âme sœur de mon être,

Fleur de lumière de ma vie,

Sublime étoile tombée

Des beautés de l'immensité !...

Quand j'errais de par le monde,

Triste et seul sur mon chemin,

Tu es arrivée tout doucement,

Et tu as rempli mon cœur.

Envoyée par la bénédiction des dieux,

Dans la divine clarté,

Pour tisser ma félicité,

Avec des sourires de splendeur !...

Tu es mon trésor infini,

Je te jure mon éternelle alliance,

Parce que je suis ton espérance,

Comme tu es tout mon amour ! Âme sœur de mon être,

Si je te perds un j our,

Je serai l'obscure agonie

De la nostalgie dans ses voiles...

Si un jour tu m'abandonnes,

Tendre lumière de mes amours,

Je t'attendrai parmi les fleurs

De la clarté des cieux... »

Quelques minutes plus tard, la voix harmonieuse se tut comme contrainte par une divine immobilité. Le sénateur se retira alors, les yeux pleins de larmes, se disant à lui- même : - « Oui, Livia, dans deux jours je te prouverai que tu as toujours été la lumière de ma vie... J'embrasserai tes pieds avec mon humilité reconnaissante et je saurai verser dans ton cœur le parfum de mon repentir... »

Dans son appartement, après avoir déposé sur un meuble favori la lyre de ses souvenirs, Livia s'agenouilla comme toujours devant la croix de Siméon qui, ce jour-là, montrait à ses yeux spirituels une clarté plus intense.

Au cours de ses prières, elle entendit la parole de l'ami invisible dont la tonalité profonde semblait se graver pour toujours au fond de sa conscience : « Ma fille -s'exclama la voix amicale venue du plan spirituel -, réjouis-toi en notre Seigneur, car la veille de ton bonheur éternel est arrivée ! Elève ton humble pensée à Jésus, parce qu'il n'est pas loin l'heureux instant de ta glorieuse entrée dans son Royaume !... »

Livia laissa transparaître dans son regard une expression de joie et de surprise, mais pleine de confiance et de foi en la providence divine, elle garda au plus profond de son cœur, le réconfort de ces paroles sacro-saintes.

DANS LES CATACOMBES DE LA FOI ET AU CIRQUE DU MARTYRE

Le lendemain, les deux grandes amies se trouvaient ensemble. Ce n'était déjà plus une maîtresse et sa servante mais deux âmes unies par les mêmes idéaux, liées par les liens les plus sacrés du cœur.

Anne venait d'arriver à la maison, après avoir rempli quelques obligations au forum Olitorium.9 Lorsqu'elle trouva Livia seule, sur un ton confidentiel, elle lui dit :

Marché aux légumes. - Note d'Emmanuel

Madame, ce soir une nouvelle voix s'élèvera au sanctuaire des catacombes pour prêcher notre foi. Ce matin, des amis m'ont avertie que depuis quelques jours déjà, il y a un émissaire de l'église d'Antioche en ville, dénommé Jean de Cléophas (10) , porteur de révélations significatives pour nous autres, chrétiens de cette cité...

Jean de Cléophas, nom d'un des deux disciples qui virent Jésus après sa mort sur le chemin d'Emmaus (NDT).

Livia laissa transparaître une lueur de satisfaction profonde dans ses yeux et s'exclama:

Ah ! Oui... il faut que nous allions aujourd'hui aux catacombes. J'ai besoin de communier avec nos frères de croyance dans une même vibration de foi ! En outre, je dois remercier la miséricorde du Seigneur de ses immenses grâces...

Et élevant un peu la voix, comme si elle désirait communiquer à son amie toute la joie de ses espoirs les plus profonds, elle dit avec un tendre sourire qui illuminait son visage calme:

Anne, depuis le décès de Calpurnia, je remarque que Publius est plus serein et plus ouvert... Ces derniers jours, il m'a adressé la parole avec la tendresse du passé et m'a affirmé, hier encore, que son cœur me réservait une douce surprise pour demain après la remise de récompense des sénateurs. Je sens qu'il est trop tard pour être encore heureuse en ce monde, mais au fond, je suis satisfaite, parce que je n'ai jamais désiré mourir en désaccord avec le compagnon que Dieu m'a accordé pour les luttes et les joies de la vie. Je crois que jamais il ne me pardonnera le crime d'infidélité qu'il croit que j'ai pratiqué

Il y a vingt-cinq ans de cela, mais je pleure de joie en constatant qu'à la sévérité de ses yeux, Publius me croit rédimée !...

Et elle pleurait, émue, tandis que sa vieille servante lui affirmait avec tendresse :

Oui, Madame, peut-être a-t-il reconnu votre abnégation sanctifiée dans votre foyer pendant ces longues années de sacrifices bénis.

Je remercie Jésus d'une telle miséricorde - répondit Livia, émue. - Je crois même que je ne suis pas loin de partir pour le monde des réalités célestes où tous les affligés doivent être consolés...

Et après une courte pause, elle poursuivit :

Hier encore, alors que je priais auprès de l'humble croix dans ma chambre, j'ai entendu une voix qui m'annonçait le Royaume de Jésus pour très bientôt.

En l'entendant, Anne se souvint subitement de Siméon et des heures qui précédèrent ses sacrifices, et se sentit plongée dans de pénibles pensées. Ses souvenirs remontaient à un passé lointain quand la voix de Livia la ramena à la réalité :

Anne - dit-elle avec les héroïques décisions de sa foi -, je ne sais pas comment je serai appelée par le Messie, mais dans l'hypothèse de mon proche départ, je te demande de rester dans cette maison et de continuer ton apostolat de travail et de sacrifices, car Jésus bénira tes labeurs sanctifiants.

La vieille servante des Lentulus voulut changer le cours de cette conversation poignante et s'exclama avec la sérénité judicieuse qui la caractérisait :

Madame, Dieu seul sait laquelle de nous deux partira la première. Oublions, à présent, ce sujet pour ne penser qu'à vos joies sanctifiées.

Et, comme pour chasser l'angoissante impression de cet entretien privé, elle conclut en demandant discrètement :

Alors, irons-nous bien aujourd'hui aux catacombes ?

Oui, c'est entendu. À la tombée de la nuit, nous partirons pour prier et nous rappeler le doux souvenir du Messie nazaréen. J'ai besoin de cet apaisement spirituel, après ces longs mois passés auprès de ma noble Calpurnia ; en outre, je veux demander à nos frères de prier avec moi pour elle et témoigner en même temps au Seigneur ma sincère reconnaissance pour ses grâces divines...

Avant de partir, je te demande de me rappeler que je dois amener au nouvel apôtre une sportule (11) destinée à l'église d'Antioche.

(11) Antiquité romaine : don versé (NDT)

Demain, Publius va recevoir la suprême récompense d'un homme du monde, je veux supplier Jésus de ne pas abandonner son cœur intrépide et généreux pour que les vanités de la terre ne l'empêchent pas un jour d'aspirer au royaume merveilleux du ciel !

Ainsi convenu, elles se séparèrent pour s'occuper des tâches domestiques. Et tandis que le sénateur prenait de nombreuses mesures pour que rien ne manque à l'éclat personnel de son grand triomphe le lendemain, Livia passait ses heures, l'âme tournée vers le Christ plongée dans de ferventes prières.

À la tombée de la nuit, comme convenu, elles se rendirent à la réunion secrète des pratiques originelles du christianisme.

Des serviteurs du palais les virent bien sortir, mais sans surprise ni inquiétude. Pendant la longue période de la maladie de Calpurnia, Livia et Anne n'étaient jamais plus restées au foyer et il n'était pas étonnant que toutes deux aient décidé d'aller chez les Sévérus, cette nuit- là, d'où elles ne reviendraient certainement que le lendemain après avoir consolé l'esprit abattu de Flavia affairée aux lourdes responsabilités domestiques.

Ce fut ainsi que les heures passèrent, tranquilles et insouciantes et lorsque le sénateur s'approcha des appartements de son épouse se réjouissant déjà des immenses joies attendues le lendemain, vu le lourd silence qui y régnait, il crut qu'elle dormait calmement portée par les ailes légères et caressantes du sommeil. Imaginant que Livia se reposait dans la paix souveraine de la nuit, Publius Lentulus retourna dans son cabinet privé, l'esprit rempli de radieux espoirs dans son intention de se repentir de toutes les erreurs du passé.

Cependant, Livia était en compagnie d'Anne, à profiter des premières ombres de la nuit pour se rendre aux catacombes.

Il était plus de dix-neuf heures, lorsque toutes deux se cachèrent parmi les rochers abandonnés qui donnaient accès aux souterrains où s'accumulait la vieille poussière des défunts.

Dans une vaste salle voûtée qui avait servi autrefois aux assemblées des coopératives funéraires, un grand nombre de personnes se réunissait autour du sympathique et généreux prédicateur du culte, récemment arrivé de la lointaine Syrie. Dans un coin, se dressait une tribune improvisée où quelques minutes plus tard, allait monter Jean de Cléophas dans un halo de douceur qui auréolait sa singulière personnalité.

On pouvait remarquer sur la tête de l'apôtre d'Antioche ses premiers cheveux blancs et toute sa personne exhalait un fort magnétisme qui attirait intimement à lui ceux qui s'en approchaient, transportés par la douce affinité de sa croyance et de ses sentiments profonds.

Tous les participants semblaient captivés par sa parole séduisante et impressionnante qui se fit entendre pendant presque deux heures de suite, et qui tombait dans le cœur de l'auditoire comme la rosée sublime de l'éloquence céleste. Des idées élevées et des observations prophétiques résonnaient entre les arcades silencieuses et sombres, faiblement éclairées par la lueur de quelques torches.

En fait, l'assemblée avait raison de s'exalter à ce douloureux et sublime prophétisme car Jean de Cléophas prononçait une profonde allocution, à peu près en ces termes :

- Mes frères, que la paix de l'Agneau de Dieu, Notre Seigneur Jésus-Christ, soit avec vous dans l'intimité de votre conscience et dans le sanctuaire de votre cœur !...

Dans ses prières et ses méditations de chaque jour, le saint patriarche d'Antioche avait reçu de nombreuses révélations du Messie, ordonnant l'arrivée d'un messager au sein des travaux de la capitale du monde, afin d'annoncer de grandes choses...

- Par les révélations de l'Esprit saint, les chrétiens de cette cité impitoyable furent choisis par l'Agneau pour le grand sacrifice. Et je viens vous annoncer notre prochaine entrée dans le royaume de Jésus, au nom de ses apôtres bien-aimés !...

Oui, car ici, où toutes les gloires divines furent bafouées et humiliées par l'impénitence des hommes, les premières grandes luttes des forces du bien contre celles du mal devront s'engager, préludant l'établissement définitif, dans le monde, du message éternel et divin de l'Évangile du Seigneur !

Lors de la dernière réunion générale des croyants d'Antioche, les voix du ciel se sont manifestées dans un langage de feu, comme cela se produisit dans les jours glorieux du cénacle (12) des apôtres, après la divine résurrection de notre Sauveur ; et votre serviteur, ici présent, a été choisi comme émissaire de ces nouvelles réconfortantes, car les voix célestes nous promettent le Royaume du Seigneur d'ici quelques jours...

(12) Salle eut lieu la Cène, puis la Pentecôte (NUT)

Bien-aimés frères, je crois que nous sommes à la veille des plus atroces témoignages de notre foi par les souffrances de la rémission, mais la croix du Calvaire devra illuminer la pénible nuit de nos tourments...

J'ai eu, moi aussi, le bonheur d'entendre la parole du Seigneur aux dernières heures de sa terrible agonie sur la face de ce monde. Et que demandait-il, mes amis, sinon le pardon infini de Notre Père pour les bourreaux implacables qui le tourmentaient ? Oui, ne doutons pas des révélations du ciel... Des bourreaux inflexibles guettent nos pas et je vous apporte le message d'amour et de force de Notre Seigneur Jésus-Christ !

Rome baptisera sa nouvelle foi du sang des justes et des innocents, mais il convient de considérer aussi que l'Agneau immaculé de Dieu Tout-Puissant s'est immolé sur la poutre infamante pour racheter les péchés et les avilissements du monde !...

Nous marcherons, peut-être, sur ces voies somptueuses comme dans les nouvelles rues d'une Jérusalem corrompue, pleine de désolation et d'amertume... Les voix célestes clament, qu'ici, nous serons méprisés, humiliés, vilipendés et vaincus ; mais la victoire suprême du Seigneur nous attend au-delà des palmes épineuses du martyre dans les douces clartés de son royaume, inaccessible à la souffrance et à la mort !...

Nous laverons de notre sang et de nos larmes l'iniquité de ces marbres précieux, car un jour, mes frères, toute cette Babylone d'inquiétudes et de péchés s'écroulera bruyamment sous le poids de ses ignobles misères... Un ouragan destructeur confondra les prétentieux mensonges et renversera les fausses idoles de leurs autels... De violentes tempêtes d'extermination et de climat feront pleuvoir sur cet Empire puissant les ruines de la pauvreté et du plus triste oubli... Les cirques de l'impiété disparaîtront sous une poignée de cendres, le forum et le sénat des impénitents seront confondus par la suprême justice divine, et les guerriers orgueilleux de cette cité pécheresse ramperont un jour comme des vers sur les rives du même Tibre qui charrie leur iniquité !...

Alors, de nouveaux Jérémie pleureront sur les marbres à la lumière miséricordieuse de la nuit... les somptueux palais de ces belles et fières collines tomberont dans un funeste tourbillon de terreur et sur leurs monuments d'orgueil, d'égoïsme et de vanité, gémiront les vents tristes des nuits silencieuses et désertes...

Heureux tous ceux qui pleureront maintenant par amour pour le Divin Maître ; heureux tous ceux qui verseront leur sang pour les sublimes vérités de l'Agneau, car au ciel il existe des demeures divines pour les bien-aimés de Jésus...

L'émissaire de l'église d'Antioche parlait à la fois d'une voix douce et terrible et ses paroles résonnaient dans le profond silence des voûtes inhabitées.

Près de deux cents personnes se trouvaient là à l'écouter attentivement.

Presque tous les chrétiens présents pleuraient d'extase. Au fond de ces âmes planait une exaltation suave et mystique leur faisant ressentir les douces émotions de tous ces apôtres anonymes qui étaient tombés dans les arènes des cirques ignominieux pour cimenter de leur sang et de leurs larmes l'édification de la nouvelle foi.

Après les singulières et graves prophéties qui remplirent tous les regards d'une lueur indéfinissable de joie intérieure devant la vision anticipée du glorieux royaume de Jésus, Jean fut consulté par de nombreux frères sur divers sujets d'intérêt général pour la bonne marche et le développement de la nouvelle doctrine, comme cela se produisait lors des premières assemblées du christianisme naissant, et répondait à tous avec la plus franche expression de bonté fraternelle.

Interpellé par l'une des personnes présentes quant au motif de sa joie radieuse alors que les révélations du Saint-Esprit annonçaient de si grandes épreuves et tant de souffrances, le généreux émissaire répondit avec un sublime optimisme :

Oui, mes amis, nous ne pouvons attendre que l'accomplissement sacré des prophéties annoncées, mais nous devons considérer avec joie que si Jésus permet aux Impies la réalisation de monuments merveilleux comme ceux de cette ville somptueuse et corrompue, que ne réserve-t-il pas dans son infinie miséricorde aux hommes bons et justes dans les clartés de son royaume ?

Ces réponses consolatrices tombaient dans l'âme de la grande assemblée comme un baume apaisant.

Dans une ambiance de douces joies et de fraternité, tous échangeaient des paroles de sympathie et des salutations amicales.

Une lueur de joie profonde brillait dans les yeux calmes de Livia et d'Anne.

À la fin de la réunion, tous se levèrent pour les prières humbles et spontanées puisées à la source pure des premières leçons du christianisme.

Brillante et claire, la voix de l'émissaire d'Antioche se fit entendre encore une fois :

Notre Père qui êtes aux cieux, que votre nom soit sanctifié, que votre règne de miséricorde vienne à nous, que votre volonté soit faite sur la terre, comme au ciel...

Mais à cet instant, sa douce et émouvante parole fut couverte par un sinistre tintement d'armures.

C'est ici, Luculus !... - cria la voix de stentor du centurion Claudius Varus qui avançait avec ses nombreux prétoriens vers la foule stupéfaite des chrétiens désarmés, constituée dans sa majorité de femmes.

Quelques croyants plus véhéments se mirent à éteindre les torches. Les ténèbres provoquèrent alors la confusion et le tumulte, mais Jean de Cléophas descendit de la tribune le visage radieux et impressionnant.

Mes frères - s'écria-t-il d'une voix étrange et vibrante dans son appel, comme saturée d'un extraordinaire magnétisme -, le Seigneur nous a recommandé de ne jamais cacher la lumière sous le boisseau ! N'éteignez pas la clarté qui doit illuminer notre exemple de courage et de foi !...

À ce moment-là, deux centurions présents avaient déjà mis en place leurs forces et réparti les cinquante hommes qui étaient venus sous leurs ordres dans l'hypothèse d'une résistance.

On vit alors à la stupeur silencieuse des participants, l'apôtre d'Antioche s'avancer avec courage et s'adresser à Luculus Quintilius en lui tendant ses bras pacifiques et en sollicitant avec assurance :

Centurion, accomplis ton devoir sans crainte car je ne suis venu à Rome que pour les gloires du sacrifice.

Le préposé de l'Empire ne s'émut pas de ces paroles et, après avoir brandi à la face du missionnaire la garde de son épée, immédiatement il lui attacha les bras, empêchant ainsi tous mouvements.

Deux jeunes croyants révoltés par une telle cruauté, laissèrent libre cours à leur tempérament ardent et sincère, ils dégainèrent leurs armes qui brillèrent à la clarté pâle de la pénombre et s'avancèrent vers les soldats dans un geste suprême de défense et de résistance. Mais .Iran de Cléophas, par sa parole magnétique et profonde, 1rs avertit encore une fois :

Mes enfants, ne répétez pas dans cette enceinte la douloureuse scène d'arrestation du

Messie.

Souvenez-vous de Malcus et gardez votre épée dans sa gaine, parce que ceux qui blessent par le fer, avec le fer seront blessés...

Il y eut, alors, dans l'assemblée, un mouvement d'accalmie et d'étonnement. Le courage serein de l'apôtre contaminait tous les cœurs.

Dans les grands retournements de la vie, il y a toujours une vibration spirituelle qui émane d'autres mondes pour réconforter les misérables voyageurs du parcours terrestre.

Un événement inouï et inattendu se produisit alors. Tous ceux qui étaient présents imitèrent le valeureux apôtre en tendant leurs bras désarmés pour être sacrifiés. À cet instant, Livia s'est armée d'un courage qu'elle n'avait jamais eu. Devant sa figure noble et son habit de patricienne, les regards significatifs des bourreaux s'arrêtèrent longuement. Dans cette assemblée, c'était la seule femme à afficher les marques du patriciat romain.

Avec un certain respect, Claudius Varus accomplit sa tâche et, quelques minutes plus tard, le long cortège se mit en route à travers les ombres épaisses de la nuit.

La prison où les chrétiens allaient passer tant d'heures dans l'air humide de la nuit dans une angoissante promiscuité, qui était en quelque sorte pour eux une douce consolation, était annexée au grand cirque dont voici la description de ses proportions gigantesques pour donner une faible idée de sa grandeur.

Le cirque Maximum était situé précisément dans la vallée qui sépare le Palatin de l'Aventin, et se dressait là comme l'une des plus belles merveilles de la cité invincible. Edifié dans les débuts de l'organisation romaine, ses proportions grandioses s'étaient développées avec la ville et, au temps de Domitius Néron, son extension était telle, qu'il occupait 2.190 pieds de longueur, sur 960 de largeur, se terminant en demi-cercle. Il pouvait contenir trois cents mille spectateurs confortablement installés. Des deux côtés s'alignaient deux rangées de porches, superposés, ornés de colonnes précieuses et couronnés de terrasses confortables. Dans ce luxe de constructions et d'ornements excessifs, se trouvaient de nombreuses gargotes et d'innombrables lieux de débauche, à l'ombre desquels dormaient les miséreux et se reposait le peuple ivre et avachi des plaisirs les plus hideux. Six tours carrées laissaient entrevoir les expressions les plus poussées du bon goût de l'architecture de l'époque où dominaient les terrasses qui servaient de luxueux balcons aux personnalités les plus distinguées lors des spectacles de grand gala. De larges bancs en pierre, disposés en amphithéâtre, s'alignaient sur trois côtés. Ensuite, en ligne droite, se trouvait l'espace occupé par les cachots d'où sortaient les chevaux et les chars, tout comme les esclaves et les prisonniers, les fauves et les gladiateurs pour les divertissements favoris de la société romaine. Au-dessus des cachots, se dressait le somptueux pavillon de l'Empereur où les plus hautes autorités et les auliques accompagnaient le César dans ses divertissements. L'arène était séparée longitudinalement par une muraille de six pieds de hauteur sur douze de largeur, sur laquelle s'élevaient des autels et des statues précieuses, dorées et parées de bronzes fins. Bien au centre de cette muraille, conférant au décor un attrait d'une majestueuse grandeur, s'élevait à hauteur de cent-vingt pieds le fameux obélisque d'Auguste dominant l'arène colorée de rouge et de vert qui donnait l'impression d'une agréable pelouse teintée subitement de fleurs de sang.

Les pauvres prisonniers de cette chasse à l'homme furent jetés dans une vaste dépendance des cachots aux premières heures de la matinée.

Un à un, les soldats les dépouillèrent des objets de valeur ou des petites sommes d'argent qu'ils portaient sur eux. Mêmes les dames n'échappèrent pas au dépouillement humiliant et furent volées de leurs bijoux les plus précieux. Seule Livia, par le respect qu'inspiraient ses vêtements, fut épargnée de l'infâme examen.

Dans un cabinet privé, Claudius Varus informait son supérieur, Cornélius Rufus, du succès de la mission qui lui avait été confiée cette nuit-là.

- Oui - s'exclama Cornélius, satisfait -, d'après ce que je vois, la fête de demain satisfera entièrement l'Empereur.

Cette première chasse aux chrétiens était essentielle au glorieux événement des grands hommages rendus aux sénateurs.

Mais écoute - continua-t-il plus discrètement en se rapportant à Livia -, qui est cette femme qui porte la toge des matrones du plus haut rang ?

Je l'ignore - répondit le centurion quelque peu pensif. D'ailleurs, j'ai été très surpris de la trouver là, mais j'ai sévèrement accompli vos ordres.

Tu as fait bien.

Néanmoins, comme s'il adoptait personnellement une nouvelle mesure, Cornélius Rufus décréta :

Nous la garderons ici jusqu'à demain et au moment du spectacle, elle pourra être remise en liberté.

Et pourquoi ne la libérons-nous pas dès maintenant ?

Dans sa noble condition, elle pourrait provoquer quelque mouvement de protestation à rencontre de la décision de César et cela nous mettrait dans une très mauvaise posture. Et comme ces créatures misérables seront jetées aux fauves en qualité d'esclaves et de condamnés à la peine finale lors des derniers divertissements de l'après-midi, il vaut mieux ne pas nous compromettre vis-à-vis de sa famille. En la retenant ici, nous satisferons les caprices de Néron et, en la libérant après, nous ne contrarierons pas ceux qui jouissent des faveurs de la situation.

Effectivement, c'est la solution la plus raisonnable. Néanmoins, pourquoi ces créatures seront-elles condamnées en tant qu'esclaves quand elles devraient mourir comme chrétiens, car en cela réside la cause de leur juste condamnation ? La raison de leur mort n'est- elle pas dans l'humiliante doctrine qu'ils professent ?

Oui, mais nous devons considérer que l'Empereur ne se sent pas encore suffisamment fort pour affronter l'opinion des sénateurs, des édiles et des nombreuses autres autorités qui voudraient certainement plaider la cause de ces malheureux, au détriment de son prestige et de ses plus proches conseillers... Mais, je ne doute pas que cette persécution des adeptes de l'odieuse doctrine du Crucifié soit prochainement officialisée (13), dès que les pouvoirs impériaux seront plus fortement centralisés.

(13) La majorité des historiens de l'Empire Romain signalent les premières persécutions du christianisme au cours de l'année 64 ; néanmoins, certains favoris de Néron entreprirent dès 58 ce mouvement criminel, sachant que les chrétiens de l'époque, avant le grand incendie de la ville, étaient conduits aux sacrifices en qualité d'esclaves misérables pour divertir le peuple. - Note d'Emmanuel

Attendons donc encore quelque temps et d'ici là, fortifions le prestige de Néron, car le détenteur du pouvoir doit toujours être notre meilleur ami.

Pendant cela, tous les chrétiens étaient divisés en groupes dans l'enceinte de la prison et échangeaient des impressions personnelles sur leur angoissante situation.

À un moment donné, une porte s'ouvrit, le personnage détestable de Claudius surgit et s'exclama ironiquement :

Chrétiens, il n'y a pas de clémence de la part de César pour ceux qui professent les dangereux principes du Nazaréen. Si vous avez quelques affaires d'ordre matériel à régler, dites-vous bien que c'est trop tard, car seules quelques heures vous séparent des fauves de l'arène du cirque.

À nouveau, la lourde porte se referma sur son passage, tandis que les pauvres condamnés furent amèrement surpris par cette nouvelle inquiétante et terrible.

À travers les grilles renforcées, ils pouvaient observer l'agitation des nombreux soldats qui les gardaient enfermés, laissant place dans les premiers instants, aux plus angoissantes conjectures. Mais rapidement, le calme revint et les prisonniers s'apaisèrent avec humilité. Quelques-uns faisaient des prières ferventes, tandis que d'autres échangeaient des pensées à voix basse.

Les geôliers ne tardèrent pas à séparer les femmes en les installant dans une dépendance contiguë. Chaque groupe de croyants se maintint l'âme tournée vers Jésus, à l'heure suprême où ils attendaient la mort.

Au petit matin,alors que le soleil venait à peine de se lever dans toute l'ampleur du beau firmament romain, Anne et Livia discutaient seules presque sereines sous une espèce de paravent comme il en existait plusieurs dans la salle spacieuse réservée aux femmes, tandis que quelques compagnes semblaient se reposer, assoupies.

Madame - s'exclama la servante un peu inquiète -, je remarque qu'ils vous traitent ici avec sympathie

et déférence. Pourquoi ne demandez-vous pas Immédiatement votre libération ? Nous ne savons pas ce qui va nous arriver de sinistre et de terrible dans les heures difficiles à venir!...

Non, ma bonne Anne - répondit Livia, tranquillement -, tu peux être sûre que mon âme est parfaitement prête au sacrifice. Et même si je ne l'étais pas, tu ne devrais pas me faire part d'un tel conseil, car Jésus, en tant que Maître de tous les maîtres et Seigneur du royaume des cieux, n'a pas plaidé sa liberté auprès des bourreaux qui le tourmentaient et l'opprimaient...

Cela est vrai, Madame. Mais, je crois que Jésus saurait comprendre votre geste, car vous avez encore un mari et une fille... - souligna sa vieille servante comme pour lui rappeler ses obligations humaines.

Un mari ? - répliqua la noble matrone avec une héroïque sérénité. - Oui, je remercie Dieu pour la paix qu'il m'a accordée en permettant que Publius me démontre sa contrition de ces jours derniers. Pour moi, seule cette tranquillité m'est essentielle et nécessaire, car mon époux vraiment, je l'ai perdu û y a vingt-cinq longues années... En vain, j'ai sacrifié toutes les impulsions de ma jeunesse pour lui prouver mon amour et mon innocence pour m'opposer à la calomnie avec laquelle mon nom fut humilié. Pendant un quart de siècle, j'ai vécu de mes prières et de mes larmes... Ma nostalgie fut angoissante et le triste exil spirituel dans lequel j'ai été reléguée sur le plan de mes amours les plus purs fut très douloureux.

Je ne crois pas que l'ancienne confiance, pleine de bonheur et de tendresse puisse revivre pour moi dans le cœur de mon vieux compagnon...

Quant à notre fille, je l'ai remise à Jésus le jour de son enfance lorsque je me suis vue contrainte à la terrible séparation de son amour. Éloignée de son âme par injonction de Publius, j'ai dû étouffer les enthousiasmes les plus doux de mon cœur maternel. Le Seigneur connaît les terribles angoisses de mes nuits silencieuses et tristes où je lui confiais mes souffrances amères. En outre, Flavia a aujourd'hui un mari qui fait en sorte de l'isoler encore davantage de mon pauvre esprit, craignant ma foi, qualifiée par tous de démence...

Et après une courte pause, dans son affligeante confidence, elle souligna avec une sereine tristesse :

Pour moi, le refleurissement des espérances ne peut être sur terre... Je n'aspire, maintenant, qu'à mourir en paix réconfortée dans ma conscience.

Mais, Madame - reprit la servante avec véhémence -, aujourd'hui c'est le jour de la plus grande victoire de votre époux...

Je ne l'ai pas oublié. Mais voilà, vingt-cinq ans que Publius suit un chemin opposé au mien et il n'y aurait rien d'étrange à ce que lui, en cherchant aujourd'hui la récompense suprême de ce monde comme triomphe final à ses désirs, à mon tour, je cherche non pas la victoire du ciel que je n'ai pas méritée, mais la possibilité de montrer au Seigneur la sincérité de ma foi, avide des bénédictions fulgurantes de son infinie miséricorde.

De plus, ma chère Anne, c'est très réconfortant de rêver à son royaume sanctifié et miséricordieux... Revoir les mains tendres du Messie bénissant nos esprits de ses grands gestes de charité et de tendresse !...

Livia avait une lueur divine dans ses yeux baignés de larmes spontanées, comme si la rosée du paradis était tombée sur son cœur.

On voyait, clairement que ses idées n'étaient pas sur terre, mais flottaient dans un monde de clarté d'une extrême douceur, plein de doux souvenirs du passé et saturé de tendres espoirs en l'amour de Jésus-Christ.

Oui - continua-t-elle comme si elle parlait toute seule, à l'intimité de son cœur -, dernièrement, j'ai beaucoup pensé au divin Maître et à ses inoubliables propos... Le fameux après-midi de ses prédications, c'était encore le crépuscule et le ciel était couvert d'étoiles comme si les lumières du firmament avaient aussi désiré l'entendre... Les vagues du Tibériade si souvent bruyantes fustigées par le vent, venaient calmement s'échouer dans un éventail d'écume contre les barques de la plage avec une douce expression de respect quand ses enseignements divins se faisaient entendre dans le paysage ! Tout doucement, tout s'apaisait ; il fallait voir le sourire angélique des enfants à la tendre clarté de ses yeux de berger des hommes et de la nature...

Dans mon ardeur, ma bonne Anne, j'aurais désiré adopter tous ces bambins affamés en guenilles, présents aux réunions populaires de Capharnaûm ; mais mon désir maternel de soutenir ces femmes délaissées et ces enfants en haillons qui vivaient à l'abandon, ne pouvait se réaliser en ce monde... Toutefois, je pourrai réaliser les idéaux de mon âme si Jésus m'accueille dans les clartés de son royaume...

Bouleversée, la vieille servante pleurait en entendant ces épanchements émouvants.

Après une longue pause, elle poursuivit comme si elle désirait profiter de ses dernières heures :

Anne - dit-elle avec une tranquillité pleine d'énergie -, toutes deux nous avons été appelées au témoignage sacré de la foi dans les heures qui passent et qui doivent être glorieuses pour notre esprit. Pardonne-moi, ma chère, si un jour j'ai offensé ton cœur par quelques propos moins dignes. Avant que Siméon ne te remette à ma garde, je t'aimais déjà tendrement comme si tu étais ma sœur ou ma propre fille !...

L'employée pleurait, émue, tandis que Livia, affectueuse, continuait :

Maintenant, j'ai une dernière demande à te faire...

Dites, Madame - murmura la servante, les yeux pleins de larmes -, avant tout, je suis votre esclave.

Anne, s'il est vrai que nous devons témoigner aujourd'hui encore de notre foi, je désirerais comparaître au sacrifice comme ces créatures désemparées qui écoutaient les consolations divines près du lac Tibériade. Si tu veux bien exhausser mon vœu, échange maintenant avec moi la toge de maîtresse contre ta tunique de servante ! Je désirerais participer au sacrifice avec les habits humbles et pauvres de la plèbe, non pas parce que Je me sens humiliée devant les gens de ma condition à l'heureux instant du témoignage, mais parce qu'en arrachant pour toujours les derniers préjugés de ma naissance, je donnerai à ma conscience chrétienne le réconfort de l'ultime acte d'humilité... Moi qui suis née dans le pourpre de la noblesse, je désirerais trouver le royaume de Jésus dans une tenue simple passée par le monde dans le tourbillon tourmenté des épreuves et des labeurs !...

Madame !... - réagit la servante, hésitante...

N'hésite pas si tu veux me procurer la dernière satisfaction.

Face aux intentions touchantes de la généreuse femme, Anne ne put refuser, et à cet instant dans la pénombre d'un coin à l'écart du regard des autres compagnes, elles échangèrent la toge et la tunique qui étaient faites d'une espèce de mante portée sur la tenue compliquée de l'époque. Livia s'était parée d'une toge en laine très fine qui revêtait à présent le corps de l'employée avec les bijoux discrets qu'elle portait habituellement. Après lui avoir donné ses deux précieuses bagues et un gracieux bracelet, il ne lui restait plus qu'une parure de valeur, mais en passant sa main sur son cou, Livia caressa un petit collier avec une immense tendresse et décréta à sa compagne :

Très bien, Anne, il ne me reste plus que ce petit camé qui porte le profil de Publius en bas relief et qui est un cadeau qu'il m'a offert à l'époque lointaine de nos noces. Je mourrai avec ce bijou comme symbole d'union entre mes deux amours que sont mon mari et Jésus- Christ...

Anne accepta sans broncher toutes les pieuses demandes de sa maîtresse, et bientôt, l'allure de l'humble servante dans sa beauté virginale était touchée d'une imposante noblesse telle une figure souveraine en vieil ivoire.

Pour tous les prisonniers dans la terrible inquiétude qui les opprimait, malgré les douces clartés intérieures de la prière qui leur prodiguait le courage moral nécessaire pour aller au sacrifice, les heures du jour étaient pesantes et longues. Avec l'héroïsme résigné de sa ferveur religieuse, Jean de Cléophas parvint à maintenir active la chaleur de la foi dans tous les cœurs. Dans l'exaltation de sa confiance en la providence divine, des compagnons plus enthousiastes ne manquèrent pas de répéter avec lui les cantiques de la gloire spirituelle pour l'instant suprême du martyre.

Au palais de l'Aventin, tous les domestiques les plus intimes croyaient que Livia était chez sa fille ; mais un peu avant midi, Flavia Lentulia vint voir son père, afin de l'embrasser avant son triomphe.

Informée par le sénateur quant à ses projets de rétablir l'ancien bonheur conjugal avec les démonstrations publiques de confiance et d'amour les plus expressives pour son épouse, Flavia, à la grande surprise de son père, cherchait sa mère pour lui exprimer sa joie bien justifiée.

Une angoissante interrogation se posa alors sur tous les visages.

Depuis vingt-cinq ans, c'était la première fois que Livia et Anne s'absentaient si subitement de la maison, provoquant les craintes les plus légitimes.

Le sénateur sentit son cœur touché d'angoissants présages, mais les esclaves étaient déjà prêts à le conduire au Sénat où les premières cérémonies allaient commencer après midi en présence de César. Observant son affliction et son regard anxieux et inquiet, Flavia Lentulia voulut le rassurer et lui dit tout en dissimulant ses propres afflictions :

Pars tranquille, mon père. Je retourne maintenant à la maison, mais je ne négligerai pas de prendre les mesures nécessaires et lorsque tu reviendras plus tard avec l'auréole du triomphe, je veux t'embrasser avec mère, entre les fleurs du vestibule, afin que nous puissions toutes deux t'accueillir avec les pétales de notre amour dévoué de tous les jours.

Oui, ma fille - répondit le sénateur, une ombre d'angoisse sur le visage -, que les dieux permettent qu'il en soit ainsi, car les rosés du foyer seront pour moi les meilleures récompenses !...

Et prenant sa litière, salué par de nombreux amis qui l'attendaient, Publius Lentulus se dirigea vers le Sénat où une foule enthousiaste explosait de joie en signe de remerciements pour l'abondante distribution de blé faite par les autorités romaines pour célébrer cet événement, et applaudissait ceux à qui il était rendu hommage dans le vacarme assourdissant des grandes manifestations populaires.

De la noble maison politique où les tournois d'art oratoire les plus notables étaient prononcés pour louer la personnalité de l'Empereur, précédés par le personnage impressionnant de César qui ne dédaigna jamais le faste retentissant des grands spectacles, tel un ancien comédien, les sénateurs se dirigèrent vers le célèbre Temple de Jupiter où ceux qui étaient récompensés allaient recevoir l'auréole de myrtes et les rosés comme les triomphateurs. Ils obéissaient ainsi à l'inspiration de Sénèque qui faisait de son mieux pour dissiper la déplorable impression du gouvernement cruel de son ex disciple qui, en fait, décréterait aussi sa mort en l'an 66. Au Temple de Jupiter, le grand artiste qu'était Domitius Néron couronna la tête de plus d'une centaine de sénateurs de l'Empire, sous la bénédiction conventionnelle des prêtres. Les cérémonies religieuses durèrent plusieurs heures de suite vu leur caractère complexe. Ce n'est qu'après trois heures de l'après-midi que l'énorme cortège sortit du temple en direction du Cirque Maximum. La longue procession, touchée d'un aspect solennel rarement vu à Rome lors des siècles postérieurs, se dirigea d'abord au Forum en traversant la masse formidable de gens avec le plus grand respect.

Conformément aux grandes cérémonies publiques de l'époque, le merveilleux cortège était composé de la façon suivante.

Devant, il y avait un superbe char magnifiquement décoré où était mollement installé l'Empereur, suivit de nombreux autres chars qui transportaient les sénateurs récompensés, ainsi que leurs auliques favoris.

Domitius Néron, aux côtés de l'un de ses plus chers favoris, passait arrogant dans son habit rouge de triomphateur avec le luxe tapageur qui caractérisait ses attitudes.

Puis, de nombreux jeunes d'une quinzaine d'années suivaient en groupe, à cheval et à pied, escortant les voitures d'honneur et ouvrant la marche.

Ensuite venaient, les cochers conduisant les biges, les quadriges ou les séjuges, qui étaient des chars à deux, quatre et six chevaux pour les folles émotions des courses traditionnelles.

Derrière les auriges, presque complètement nus, marchaient les athlètes pour effectuer les numéros de tous les grands et petits jeux de l'après-midi ; après eux, il y avait les trois chœurs classiques de danseurs, le premier était constitué d'adultes, le second d'adolescents agiles et le troisième de gracieux enfants, tous exhibaient la tunique écarlate serrée par une ceinture de cuivre, une épée sur le côté et une lance à la main, arborant un casque de bronze décoré de panaches et de cocardes qui complétaient leur tenue extravagante. Ces danseurs défilaient, suivis de musiciens qui faisaient des mouvements rythmiques en exécutant des ballets belliqueux au son des harpes d'ivoire, des flûtes courtes et de nombreux luths.

Après les musiciens, telle une bande de sinistres histrions, surgissaient les Satyres et les Silènes, personnages étranges qui présentaient des masques horripilants, couverts de peaux de bouc sous lesquels ils faisaient les gestes les plus horribles, provoquant le rire frénétique des spectateurs avec leurs contorsions ridicules et étranges. De nouveaux groupes musicaux se succédaient qui étaient accompagnés de plusieurs exécutants secondaires du culte de Jupiter et d'autres dieux, et tenaient dans leurs mains de grands récipients en guise d'encensoirs en or et en argent d'où sortaient d'enivrants nuages d'encens.

Derrière les exécutants avec leurs parures d'or et de pierres précieuses, venaient les statues de nombreuses divinités arrachées, pour l'occasion, de leurs temples somptueux et tranquilles. Chaque statue dans son expression symbolique était accompagnée par ses dévots ou par ses divers collèges sacerdotaux. Toutes les images étaient transportées en grand apparat sur des chars d'ivoire ou d'argent, tirés par des chevaux imposants, guidés délicatement par des garçons pauvres de dix à douze ans dont le père et la mère étaient vivants, et soigneusement escortés par les patriciens les plus en vue de la grande cité.

Ce n'était qu'un éblouissement de couronnes d'or, de pourpres, de luxueux tissus d'Orient, de métaux brillants, de scintillement de pierres précieuses.

Pour fermer le cortège, la dernière légion de prêtres et de ministres du culte était suivie d'une masse interminable de gens anonymes et inconnus.

La gigantesque procession pénétra dans le grand cirque dans un profond recueillement conformément aux solennités les plus élevées. Le silence était à peine entrecoupé par des acclamations partielles de différents groupes de citoyens quand passa la statue de la divinité qui protégeait leurs activités et leur profession dans la vie ordinaire.

Après un tour solennel à l'intérieure du cirque, les figures silencieuses d'ivoire furent déposées dans l'édicule, près des cachots, sous les radieux éclats du pavillon de l'Empereur et où avaient lieu les prières et les sacrifices des nobles et des plébéiens, tandis que le César et ses auliques, en compagnie des hommes politiques récompensés cet après- midi-là, faisaient de nombreuses et extraordinaires libations.

Une fois ces cérémonies terminées, le silencieux recueillement de la foule cessait également.

Les jeux commencèrent alors sous les regards avides de plus de trois cents mille spectateurs qui ne se limitaient pas aux masses compactes, comprimées dans les dimensions grandioses de la luxueuse enceinte. Les palais de l'Aventin et du Palatin, ainsi que les élégantes terrasses du Célio, servaient aussi de larges gradins pour la nombreuse assistance qui ne pouvait pas voir de plus près le formidable spectacle.

Rome se divertissait et toutes les classes étaient fascinées.

La compétition des chars était le premier numéro présenté mais les applaudissements enthousiastes ne se faisaient entendre que lorsque les premiers cochers et les premiers chevaux brisés mourraient dans l'arène.

Les joueurs se distinguaient à la couleur de leur tunique. Il y avaient ceux qui s'habillaient de rouge, de bleu, de blanc et de vert, représentant divers partis, tandis que le public se répartissait en groupes exaltés, devenus fous. Les admirateurs et les partenaires de chaque faction criaient passionnément, manifestant leur joie, leur crainte, leur angoisse ou leur impatience. À la fin des premiers numéros, de déplorables scènes de lutte avaient lieu parmi les adversaires de tel ou tel parti au sein de l'énorme assistance, donnant lieu à de sérieux tumultes qui dégénéraient immédiatement en furie criminelle, d'où étaient ensuite retirés quelques cadavres.

Après les courses, il y eut une chasse fabuleuse avec de terribles combats entre des hommes et des fauves où quelques jeunes esclaves perdaient la vie dans de tragiques circonstances, face aux acclamations délirantes des masses inconscientes.

L'Empereur souriait, satisfait, et continuait nonchalamment ses libations personnelles avec quelques proches amis. Six harpistes exécutaient ses mélodies favorites dans le pavillon, tandis que les luths faisaient aussi entendre des sons harmonieux et clairs.

Puis ce fut le tour d'autres jeux, variés, divertissants et terribles, et après quelques danses exotiques exécutées dans l'arène, on vit un aulique favori de Domitius Néron s'incliner discrètement pour lui parler à l'oreille :

L'instant est venu, Ô Auguste, de la grande surprise des jeux de cet après-midi !

Les chrétiens vont maintenant entrer dans l'arène ? - demanda l'Empereur à voix basse avec son sourire impitoyable et glacial.

Oui, l'ordre a déjà été donné pour que soient mis en liberté dans l'arène les vingt lions africains dès que les condamnés seront présentés au public.

Bel hommage aux sénateurs ! - gloussa Néron, sarcastiquement. - Cette festMté aura été un heureux souvenir de Sénèque car j'aurai l'occasion de montrer au Sénat que la loi est la force et toute la force doit être mienne.

Il ne manquait que quelques minutes pour la présentation du surprenant numéro de l'après-midi, lorsque Claudius Varus dit à l'un de ses auxiliaires de confiance :

Aton - dit-il circonspect -, tu peux maintenant faire entrer tous les prisonniers dans l'arène, mais éloigne discrètement une femme qui porte la toge du patriciat. Retiens-la en dernier, puis jette-la à la rue, car nous ne voulons pas de complications avec sa famille.

Le soldat fit un signe de la tête pour dire qu'il avait fidèlement retenu l'ordre reçu et s'apprêtait à le mettre à exécution. Quelques minutes plus tard, un groupe important de chrétiens se dirigeait impassiblement vers le sacrifice sous les injures et les huées des plus bas serviteurs du cirque...

Jean de Cléophas arrivait en premier, murmurant mentalement sa dernière prière.

Mais à l'instant où s'ouvrit la grande porte à travers laquelle on pouvait entendre les rugissements menaçants des fauves affamés, Aton s'approcha d'Anne et, remarquant sa toge en laine très fine, les joyaux discrets qui paraient son allure anoblie, ainsi que le délicat fil d'or qui retenait gracieusement ses cheveux, il s'exclama respectueusement, étonné par la noblesse de sa personne :

Madame, vous resterez ici jusqu'à nouvel ordre !

La vieille servante des Lentulus échangea un regard significatif et angoissant avec sa maîtresse, puis répondit avec une sereine fierté :

Mais pourquoi ? Prétendez-vous me priver de la gloire du sacrifice ?

Aton et ses collègues furent surpris par cette attitude de grand héroïsme spirituel, et avec un geste évasif qui exprimait l'hésitation de la réponse qu'il devait donner, il expliqua respectueusement :

Vous serez la dernière !

Cette explication sembla la satisfaire, mais Livia et Anne, à cet instant décisif de séparation, échangèrent entre elles un regard aimant, angoissé et inoubliable.

Toutefois, tout cela ne fut l'œuvre que de quelques secondes, car la sinistre porte était maintenant ouverte et les armes menaçantes des préposés de Domitius Néron obligeaient les prisonniers à avancer dans l'arène comme un bloc de condamnés à la terreur de la dernière peine.

Le vénérable apôtre d'Antioche prit la tête du groupe avec une valeureuse sérénité. Son cœur s'élevait à l'infini en des prières ferventes et sincères. Le temps d'un instant, tous les prisonniers étaient réunis à l'entrée de l'arène, remplis d'une force morale qui, jusqu'à présent, leur était inconnue. C'est que, derrière ces pourpres somptueuses et au-delà des rires stridents et des basses injures, arrivait une légion de messagers célestes pour fortifier les énergies spirituelles de ceux qui allaient succomber à une mort infamante pour arroser la semence du christianisme de leurs larmes fécondes. Un chemin lumineux, invisible aux yeux des mortels, s'ouvrit dans les clartés du firmament et, à travers lui, descendit tout une armée d'archanges du divin Maître pour auréoler des bénédictions de sa gloire les valeureux travailleurs de sa cause.

Sous les applaudissements délirants et assourdissants de la foule nombreuse, les lions affamés furent lâchés pour que se réalise l'épouvantable scène d'impiété, de terreur et de sang, mais aucun des apôtres inconnus qui allaient mourir au festin dépravé de Néron ne sentit les tortures angoissantes d'une mort aussi horrible, car le doux anesthésiant des puissances divines apaisa leur cœur endolori et déchiré en ce terrible instant.

Fustigés par l'angoisse et par l'affliction de l'ultime instant, face au public sanguinaire, les misérables sacrifiés n'eurent pas le temps de se rassembler dans l'arène de la douleur. Les fauves affamés semblèrent touchés d'une horrible anxiété. Et tandis que les pauvres corps étaient piteusement mis en pièce, Domitius Néron ordonnait que tous les chœurs de danseurs et à tous les musiciens de célébrer le spectacle avec les cantiques et les danses de la Rome victorieuse.

La considérable assistance, qui s'agglomérait dans les collines incluses et qui représentait presque un demi-million de personnes, vibrait dans des applaudissements assourdissants et choquants, tandis que deux cents créatures humaines tombaient déchiquetées... En entrant dans l'arène, Livia s'agenouilla devant le grand et somptueux pavillon de l'Empereur, où elle chercha à apercevoir la silhouette de son époux pour la dernière fois, afin de garder au fond de son âme la triste expression de cette ultime scène auprès de l'image intime de Jésus Crucifié, qui inondait d'émotions sereines son pauvre cœur brisé à la minute

suprême. Elle crut vaguement distinguer dans la douce clarté du crépuscule, la silhouette droite du sénateur couronné de rosés comme les triomphateurs et, lorsque ses lèvres s'entrouvrirent dans une dernière prière mêlée de larmes ardentes qui brouillaient ses yeux, elle se vit brusquement happée par les pattes sauvages d'un monstre. Cependant, elle n'éprouva aucune commotion violente et rude, qui signale communément la minute obscure de la mort. Il lui sembla avoir subi un léger choc, puis elle se sentit transportée par les bras d'une brume translucide qu'elle contempla fortement surprise. Elle chercha à savoir où elle se trouvait dans le cirque, mais reconnut à ses côtés la noble figure de Siméon qui lui souriait divinement, en lui donnant la silencieuse et douce certitude d'avoir franchi le seuil de l'éternité.

À cet instant, dans la loge d'honneur de l'Empereur, Publius Lentulus fut pris d'une indicible angoisse. Dans le tourbillon de ces cris assourdissants, le sénateur n'avait jamais ressenti un aussi profond découragement et un désenchantement aussi amer pour la vie. À présent, ces abominables spectacles homicides, de terreur et de mort lui faisaient horreur. Sans qu'il puisse en expliquer la raison, sa pensée se tourna vers la lointaine Galilée, et il se figura voir à nouveau, la douce figure du Messie de Nazareth qui lui affirmait : tous les pouvoirs de ton Empire sont bien faibles et toutes ses richesses bien misérables !... Publius s'inclina vers son ami Euphaline Drusus pour lui confier discrètement sa triste impression :

- Mon ami, le spectacle d'aujourd'hui m'effraie !... Je ressens d'angoissantes émotions comme jamais je n'en ai éprouvées dans toute ma vie... Est-ce que ceux qui succombent à la cruauté des fauves violents et sauvages sont bien des esclaves destinés à la peine ultime ?

Non, je n'en crois rien - répondit le sénateur Euphaline, lui confessant un secret à l'oreille. - La rumeur court que ces misérables condamnés sont de pauvres chrétiens inoffensifs, faits prisonniers dans les catacombes !...

Sans savoir expliquer la raison de sa profonde tristesse, brusquement Publius Lentulus se souvint de Livia et troublé, il se plongea alors dans les plus torturantes conjectures.

Tandis que ces faits se déroulaient, juste après l'entrée de ses compagnons dans l'arène du sacrifice, Anne qui était certaine que Jésus lui avait réservé la dernière place au douloureux instant du martyre, gardait son esprit courageux plongé dans ses prières sincères et ardentes. Son regard, néanmoins, n'abandonnait pas la silhouette de Livia qui s'éloignait dans un coin de l'arène où elle s'agenouilla, et parvint à voir le grand lion africain qui lui asséna un coup fatal à hauteur de la poitrine. À cet instant, la pauvre servante sentit comme un choc face aux terribles perspectives de témoignage, mais soudain avant qu'elle n'ait eu le temps de réfléchir, Aton et l'un de ses collègues s'approchèrent tout en lui disant :

Madame, accompagnez-nous !

Remarquant que les soldats la faisaient retourner vers l'intérieur, elle protesta énergiquement :

Soldats, je ne désire rien d'autre maintenant, sinon mourir aussi pour la foi en Jésus-

Christ !

Mais remarquant son courage indomptable, le préposé de l'Empire la saisit fortement par le bras et l'emmena vers un passage à l'intérieur de la prison qui communiquait avec la voie publique. Aton lui adressa alors la parole sur un ton presque menaçant.

Partez, femme ! Fuyez sans demeure, car nous ne désirons pas de complications avec votre famille !

Et, disant cela, il referma la grande porte, tandis que lu vieille servante de Livia saisissait tout à présent. Angoissée, elle comprit alors que l'habit de sa maîtresse lui avait sauvé la vie, à cette heure amère. Elle sentit que <l(-s sanglots coulaient abondamment de ses yeux. Ses larmes étaient mêlées d'indicibles souffrances morales et au fond elle se demandait pourquoi le Seigneur ne l'avait pas admise à la glorification des sacrifices de cet après-midi mémorable et déchirant.

Elle percevait le tumulte confus de plus de trois cents mille voix qui se concentraient dans des cris retentissants et des applaudissements, acclamant la sinistre course des fauves dans leur chasse à l'homme. Et, pas à pas, portant le poids torturant d'une angoisse sans fin, elle prit le chemin du palais de l'Aventin qui n'était pas très loin du cirque ignominieux, où elle pénétra découragée et silencieuse.

À peine quelques fidèles esclaves montaient la garde à la résidence des Lentulus comme de coutume lors des grands jours de fêtes populaires, auxquelles participaient presque tous les serviteurs. Personne ne remarqua le retour d'Anne qui parvint à se dévêtir de la toge avec le calme nécessaire. Elle ôta les précieux bijoux de sa tenue, de ses mains et de ses cheveux et, s'agenouillant dans la chambre, elle laissa libre cours à ses douloureuses larmes au flux des prières amères qu'elle élevait à Jésus sous le poids de ses angoissantes souffrances.

Elle n'aurait su dire pendant combien de temps elle était restée dans cette attitude suppliante et poignante entre de ferventes invocations et d'amères conjectures sur son éloignement inattendu des tortures du cirque, se sentant indigne de témoigner au Sauveur sa foi profonde et sincère, jusqu'à ce qu'une rumeur plus forte vînt lui annoncer le retour du sénateur.

Il faisait presque nuit et les premières étoiles brillaient dans le bleu du beau ciel

romain.

En rentrant chez lui l'esprit inquiet et découragé, Publius Lentulus pénétra dans le vestibule vide l'âme oppressée, il fut immédiatement rejoint par l'esclave Fabius Tulius, qui depuis plusieurs années avait remplacé Comenius, ravi par la mort à cette tâche de confiance.

S'approchant du sénateur qui était rentré seul car il avait dispensé la compagnie de ses amis sous prétexte que sa femme se trouvait gravement malade, le vieil employé s'exclama avec un respect très attentionné :

Seigneur, votre fille vous fait savoir par un messager qu'elle poursuit ses recherches afin que vous ayez des nouvelles de votre épouse dans les plus brefs délais.

Le sénateur le remercia d'un léger signe de tête, dénotant sa profonde inquiétude.

Toutefois, Anne dans la solitude de ses prières dans la pièce qui lui était réservée, avait constaté le retour de son maître et comprit le triste devoir qui lui incombait en cette heure inoubliable. Elle devait l'informer de tous les faits et, quelques minutes plus tard, Fabius se rendait à nouveau dans ses appartements pour lui dire qu'Anne demandait une entrevue en privé. Le sénateur accéda

Immédiatement à la demande de la vieille servante de sa maison, pris d'un indicible étonnement.

Les yeux gonflés de larmes et la voix fréquemment entrecoupée d'émotions âpres et accablantes, Anne lui exposa tous les faits sans omettre aucun détail sur les tragiques incidents, tandis que le sénateur, les yeux écarquillés, faisait tout pour comprendre ces tristes confidences dans son incrédulité et son effarement le plus complet.

À la fin de sa terrible déposition, une sueur froide coulait de son front tourmenté, tandis que ses tempes battaient violemment.

Au début, il aurait voulu écraser l'humble domestique comme il l'aurait fait à une vipère vénéneuse, pris des premiers élans de révolte propre à son orgueil et à sa vanité. Il ne voulait pas croire en cette horrible confession, mais son cœur battait rapidement et ses nerfs s'exaltaient en de lancinantes vibrations.

Publius Lentulus ressentit la douleur la plus terrible de toute sa misérable existence. Tous ses rêves, toutes ses aspirations et ses tendres espoirs s'effaçaient cruellement, irrémédiablement et pour toujours, sous la marée sombre des réalités ténébreuses.

Se sentant l'accusé le plus malheureux de la justice des dieux, au moment où il présumait accomplir son suprême bonheur, il ne vit plus rien devant ses yeux, si ce n'est la réalité écrasante de sa douleur sans fin.

Sous le regard ému d'Anne qui l'observait craintive, il se leva rigide et sans une larme, les yeux brillant de folie telle était leur expression de fermeté étrange et douloureuse, et tel un fantôme de révolte, de douleur, de vengeance et de souffrance indéfinissables, sans rien répondre à la servante immobile qui priait silencieusement Jésus d'apaiser ses angoissantes peines, comme un automate il fit quelques pas en direction de la porte qu'il ouvrit de part et d'autre et par laquelle pénétrèrent les brises douces et rafraîchissantes de la nuit...

Chancelant, pris d'une douleur sauvage, il traversa le péristyle, puis résolument, comme s'il allait disputer un duel avec les ténèbres pour défendre son épouse calomniée et trahie, martyrisée par les criminels de cette cour d'infamie, sans remarquer que ses habits étaient en désordre, il se dirigea rapidement vers le cirque où la plèbe assouvissait les passions impitoyables de son César sans âme.

Toutefois dans la solitude de sa suprême angoisse morale, un spectacle plus terrible se trouva devant ses yeux écœurés.

Enivrés par les bas instincts de leur grossièreté perverse, les soldats et le peuple avaient mis les sinistres restes du monstrueux banquet des fauves de cet inoubliable après- midi, en haut des poteaux et des colonnes improvisées telles des torches qui illuminaient tout l'extérieur de la grande enceinte par l'épouvantable embrasement des morceaux de chair humaine.

Publlus Lentulus sentit toute l'extension de son Impuissance devant cette démonstration suprême d'horreur et de cruauté, mais il avança chancelant de douleur, comme ivre ou fou, au grand étonnement de ceux qui le voyaient à pied en ce lieu à contempler bouche bée les funestes torches, faites de têtes difformes et calcinées. Il laissait libre cours à ses pensées endolories d'angoisse et de révolte, comme si son esprit n'était plus qu'un tigre enfermé dans la carcasse de sa vieille poitrine, quand il remarqua la présence de deux soldats ivres qui se battaient pour un délicat objet qui attira brusquement son attention, sans qu'il pût expliquer la raison de son intérêt inattendu.

C'était un petit collier de perles auquel pendait un camée précieux et ancien. Ses yeux fixèrent cet objet étrange et son cœur devina le reste. Il le reconnut. Ce joyau était le cadeau de mariage fait à sa femme adorée et ce ne fut qu'à cet instant qu'il se souvint de l'attachement affectueux de son épouse pour ce camée qui gardait son profil de jeune homme et lui rappelait l'unique amour de sa jeunesse.

Il se posta face à ses rivaux qui adoptèrent immédiatement une attitude respectueuse en sa présence. Interpellé avec sévérité, l'un des soldats expliqua d'une voix humble et tremblante :

Très illustre, ce bijou appartenait à l'une des femmes condamnées aux fauves, au spectacle d'aujourd'hui...

Combien en voulez-vous ? - demanda Publius Lentulus sur un ton sinistre.

Je l'ai acheté pour deux sesterces.

Donnez-le-moi ! - répliqua le sénateur sur un ton menaçant et impératif.

Humblement, les soldats lui remirent le collier et le sénateur fouilla ses vêtements pour en retirer une lourde bourse de pièces d'or qu'il jeta aux deux hommes dans un geste de dégoût et de suprême mépris.

Publius Lentulus s'éloigna de l'infâme environnement, contenant à peine les larmes qui affluaient maintenant de son cœur opprimé et brisé.

Tout en serrant contre sa poitrine la minuscule parure, il semblait pris d'une force mystérieuse. Il se figurait qu'en conservant le dernier vestige de la toilette de sa femme, il gardait auprès de lui et pour toujours un peu de sa personne et de son cœur.

Loin des lumières macabres qui illuminaient à peine la voix publique, le sénateur pénétra dans une ruelle pleine d'ombres.

Après avoir fait quelques pas, il remarqua que devant lui se dressait vers le ciel un arbre gigantesque qui embellissait le décor de la vétusté de sa frondaison majestueuse. Chancelant, il s'appuya contre le vieux tronc, avide de repos et de consolation. Il contempla les étoiles qui paraient de douces scintillations tout le firmament romain et se dit qu'à cet instant l'âme si pure de sa compagne devaient certainement reposer dans la paix sublime des clartés célestes, sous la bénédiction de dieux...

D'un geste spontané, il baisa le minuscule collier, le serra dans un délicat ravissement contre son cœur et considérant le désert aride de sa vie, il se mit à pleurer comme jamais il ne l'avait fait en toute autre circonstance douloureuse de son existence tourmentée.

Il fit une rétrospective profonde de tout son passé amer et se dit que toutes ses nobles aspirations avaient été bafouées par les dieux et par les hommes. Dans son regrettable orgueil, il avait payé au monde les plus lourds tributs d'angoisses et de larmes et, dans sa vanité d'homme, il avait reçu les humiliations les plus accablantes du destin. Il reconnaissait tardivement que Livia avait tout fait pour le rendre heureux, l'entourant toute sa vie d'un amour joyeux, simple et sans prétention. Il se souvint des moindres détails de son triste passé comme si son esprit procédait méticuleusement à l'autopsie de tous ses rêves, espoirs et illusions, dans le brouillard épais du temps.

En tant qu'homme, il avait vécu étroitement lié aux affaires d'État qui lui avaient volé les réjouissances les plus charmantes de la vie familiale et, en tant qu'époux, il n'avait pas eu suffisamment d'énergie pour s'armer contre les calomnies insidieuses. C'est en tant que père, qu'il se considérait le plus malheureux de tous. Que lui valait à présent l'auréole du triomphe, si elle s'accompagnait de l'imbuvable calice d'amertume ? À quoi bon les victoires politiques et la reconnaissance sociale des titres de noblesse, ainsi que la considérable expression de sa fortune sous la poigne implacable de son impitoyable destin en ce monde ?

Ses pensées se perdaient dans de profonds abîmes d'ombre et de doutes acerbes, lorsque surgit à son esprit tourmenté l'image suave et douce du sublime prophète de Nazareth avec la richesse indestructible de sa paix et de son humilité.

Dans la plénitude de ses souvenirs, il lui semblait entendre encore les conseils extraordinaires qu'il lui avait adressés de sa voix affectueuse et compatissante, au bord des eaux agitées du lac Tibériade. Intensément, il se souvint de Jésus et se sentit pris d'un vertige de larmes douloureuses qui, d'une certaine manière, apaisèrent le désert de son cœur. S'agenouillant sous le feuillage opulent et généreux, comme il l'avait fait un jour en Palestine, se rappelant la force morale que la doctrine chrétienne avait procurée au cœur de sa femme, la nourrissant spirituellement pour recevoir avec dignité et héroïsme toutes ses souffrances, il s'exclama tourné vers les cieux, les yeux baignés de larmes :

- Jésus de Nazareth ! dit-il d'une voix suppliante et affligée - il a fallu que je perde le meilleur et le plus cher de tous mes trésors pour que je me souvienne de la concision et de la douceur de tes paroles !... Je ne sais comprendre ta croix et je ne sais encore pas accepter ton humilité dans ma sincérité d'homme, mais si tu peux voir la gravité de mes blessures, viens secourir, une fois encore, mon cœur misérable et malheureux !...

Une déchirante crise de larmes survint à cette invocation touchée d'une grande franchise agressive et poignante.

Il eut alors l'impression qu'une énergie indéfinissable et impondérable l'aidait maintenant à traverser cet angoissant moment.

Une fois la supplique achevée qui émanait du fond de son âme lacérée, l'orgueilleux patricien nota que la présence d'une force inexplicable modifiait en cet instant inoubliable, tous ses sentiments et, toujours agenouillé, il remarqua avec la vision intérieure de son esprit qu'à ses côtés commençait à apparaître un point lumineux qui grandissait prodigieusement dans l'éprouvante sérénité de cet instant difficile de sa vie et fut surpris par le phénomène qui lui suggérait les conjectures les plus inattendues.

Finalement, le noyau de lumière prit forme et, devant lui, il vit la figure radieuse de Flaminius Sévérus qui venait lui parler dans la nuit tourmentée de son infinie amertume.

Surpris et effrayé, Publius reconnut sa présence identifiant ses traits physionomiques et ses salutations bienveillantes comme quand il s'adressait à lui sur terre. Son visage était le même dans sa douce expression de sérénité à présent touchée d'un sourire triste et amer. Il portait la même toge bordée de pourpre, mais il n'avait pas cet air martial et imposant des jours vécus sur terre. Flaminius le dévisagea comme s'il était saisi d'une pitié infinie et d'une amertume sans limite. Le regard pénétrant de son esprit scrutait les coins les plus secrets de sa conscience alors que le sénateur se calmait, révérencieux, ému et surpris.

Publius - lui dit affectueusement la voix amicale de l'Esprit -, ne te révolte pas de l'exécution des desseins divins qui aujourd'hui modifient tous les parcours de ta vie !... Ecoute-moi bien ! Je te parle avec la même sincérité et le même amour qui unit nos cœurs depuis de longs siècles !... Face à la mort, toutes nos vanités disparaissent... dans ses clartés sublimes, nos pouvoirs sur terre sont d'une fragilité extrême !... L'orgueil, mon ami, nous ouvre outre-tombe une porte de ténèbres intenses où nous nous perdons dans notre égoïsme et notre impénitence !... Retourne chez toi et bois le contenu de morosité de tes rudes épreuves avec sérénité et force spirituelle, car tu es encore loin d'avoir épuisé le calice de tes amertumes purificatrices au travers des expiations rédemptrices et suprêmes... Les grandes douleurs, sans remède en ce monde, ouvriront un nouveau chemin à ton raisonnement dans les éternels horizons de la croyance !... Nos dieux sont des expressions de foi respectable et pure, mais Jésus de Nazareth est le Chemin, la Vérité et la Vie !... Tandis que nos illusions sur Jupiter nous portent à rendre hommage aux plus puissants et aux plus forts, considérés comme favoris de nos divinités par l'expression de leurs riches sacrifices, les précieux enseignements du Messie nazaréen nous amènent à réfléchir à la pauvreté de nos faux pouvoirs sur la face du monde en soutenant les plus pauvres et les laissés pour compte, comme pour pousser toutes les créatures à aller vers son royaume, conquis par le sacrifice et grâce aux efforts de chacun en direction de l'unique vie réelle qui est celle de l'Esprit... Aujourd'hui, je sais qu'un jour, tu as perdu une sublime opportunité, mais le Fils de Dieu Tout-puissant, dans sa miséricorde et son amour infini, répond maintenant à ton appel en permettant que ma vieille affection vienne calmer les tristes blessures de ton cœur tourmenté !...

Le sénateur laissa sa pensée se perdre dans la tempête des larmes bénies de sa vie. Haletant dans les hoquets de son émoi, il demanda mentalement :

Oui, mon ami et mon maître, je veux comprendre la vérité et j'aspire au pardon de mes énormes erreurs !... Flaminius, inspiration de mon âme blessée, sois mon guide dans la nuit tourmentée de ma triste destinée !... Aide-moi avec ta sagesse et ta bonté !... Prends-moi à nouveau par la main et éclaire mon cœur sur le ténébreux chemin !... Que dois-je faire pour obtenir du ciel l'oubli de mes fautes ?!...

Et comme intensément émue à la réception de cet appel, la calme vision avait maintenant les yeux illuminés par une larme divine, pleine de pitié.

Peu à peu, sans que Publius puisse comprendre le mécanisme de ce phénomène insolite, il observa que la silhouette de son ami se diluait légèrement dans l'ombre, s'éloignant de l'écran de ses contemplations spirituelles ; mais même ainsi, il perçut que ses lèvres murmuraient charitablement un mot : - Pardonne !...

Cette douce recommandation toucha son âme comme un baume apaisant. Il sentit, alors, que ses yeux étaient à présent ouverts aux réalités matérielles qui l'entouraient comme s'il s'éveillait d'un rêve édifiant.

Il sentit quelque chose soulager ses profondes douleurs et se leva pour reprendre avec détermination le fardeau laborieux de son existence sur terre.

De retour à son foyer vers vingt-deux heures, il trouva Pline et Flavia qui l'attendaient affligés.

En voyant sa physionomie profondément abattue et défigurée, sa fille anxieuse l'étreignit dans un élan de tendresse indéfinissable et s'exclama en larmes :

Mon père, mon cher père, jusqu'à présent nous n'avons pu obtenir de nouvelles.

Publius Lentulus, néanmoins, fixa son regard triste et découragé dans celui de ses enfants, les embrassant silencieusement.

Puis, il leur demanda de le suivre dans son cabinet privé où il fit appeler aussi Anne, et tous les quatre, en conseil de famille, examinèrent très émus les inoubliables événements de ce jour fait d'amères épreuves.

Au fur et à mesure que le sénateur transmettait à ses enfants les pénibles révélations faites par Anne, qui accompagnait ces paroles extrêmement émue, Flavia et son époux traduisaient sur leur visage les émotions les plus singulières et les plus fortes, face à l'angoissante impression de ce récit.

Une fois cette histoire détaillée achevée, Pline Sévérus s'exclama dominé par son orgueil irréfléchi :

Mais, ne pourrions-nous pas imputer toute la faute de ces faits à cette infâme créature qui depuis tant d'années sert indignement votre maison ?

En se prononçant de la sorte, l'officier pointait du doigt la servante qui, la tête humblement baissée, priait Jésus de fortifier son esprit pour le témoignage qu'elle devinait cuisant pour les sentiments les plus délicats de son cœur.

Publius Lentulus sembla soutenir l'opinion de son gendre ; néanmoins, il se souvint des propos de Flaminius qui résonnaient encore au fond de sa conscience et répondit avec fermeté:

Mes enfants, oublions les jugements précipités et, si l'on reconnaît la faute d'Anne en acceptant les vêtements de sa maîtresse, je veux vénérer en cette servante la mémoire de Livia, et cela à jamais. Compagne fidèle de ses angoissantes souffrances durant vingt-cinq années, elle restera dans cette maison avec les mêmes droits qui lui furent accordés par sa bienfaitrice. J'exige à peine que son cœur sache garder les lugubres secrets de cette nuit, car je désire honorer publiquement la mémoire de ma femme, après son terrible sacrifice aux festivités de l'infamie.

Pline et Flavia observaient, surpris, la générosité spontanée envers la domestique qui, à son tour, remerciait Jésus pour la grâce de son éclaircissement.

Le sénateur semblait profondément modifié après ce choc terrible ressenti dans ses fibres spirituelles. À cet instant, Pline Sévérus intervint pour dire : - À différents amis qui sont venus pour vous féliciter, j'ai déclaré qu'étant donné le deuil de ma mère, vous ne célébreriez pas votre triomphe politique à la date d'aujourd'hui. De plus, pour justifier votre absence, je les al informés que dame Livia était gravement malade à Tibur où elle était partie pour se rétablir. Des informations qui, d'ailleurs, furent reçues avec le plus grand naturel de la part de nos amis puisque votre compagne n'a jamais plus fréquenté la société depuis son retour de Palestine, il était donc bien compréhensible que tout notre proche entourage la considère malade.

Le sénateur écouta, avec intérêt, ces explications, comme s'il avait trouvé la solution à l'angoissant problème qui l'accablait.

Au bout de quelques minutes, après avoir examiné la possibilité d'appliquer l'idée qui avait effleuré son cerveau endolori, il s'exclama plus actif :

Ton idée, mon garçon, dans le cas présent, vient de m'apporter une solution raisonnable à l'angoissante question qui me tourmentait.

Il est de mon devoir de défendre la mémoire de mon épouse - continua le sénateur les yeux humides -, et si c'était possible, je partirais combattre corps à corps la mentalité infâme du gouvernement cruel qui actuellement souille nos meilleures conquêtes sociales ; mais si j'allais clamer personnellement mon indignation et ma révolte sur la place publique, je serais pris pour un fou ; et si je défie Domitius Néron cela reviendrai à vouloir immobiliser les eaux du Tibre avec la tige d'une fleur. Puisqu'il en est ainsi, je saurai agir dans les coulisses de la vie politique pour renverser le tyran et ses partisans, même si cela demande du temps et de la patience.

Maintenant, ce que je dois faire de toute urgence, c'est prêter tous les hommages possibles aux sentiments immaculés de ma compagne emportée par les tourbillons de l'insanité et de la cruauté.

Pline et Flavia l'écoutaient silencieux et émus sans déranger le flot rapide de ses paroles, tandis qu'il continuait avec sagesse :

Voilà plus de dix ans que la société romaine voyait en ma pauvre compagne une malade et une folle. Et puisque nos amis ont été avertis que Livia se trouve à Tibur, peut-être à attendre la mort, je partirai là-bas, cette nuit même emportant Anne avec moi...

Et comme s'il était pris par une idée fixe avec cette préoccupation de rendre hommage à l'inoubliable défunte, Publius Lentulus poursuivit :

Notre maison à Tibur est inhabitée actuellement car depuis plus de vingt jours, Filopator est parti pour Pompéi, conformément à mes ordres... J'arriverai là-bas avec Anne, et j'apporterai une urne funéraire qui, à toutes fins utiles, renfermera les restes de ma pauvre Livia... Nos serviteurs devront aussi partir demain quand j'enverrai des messagers à Rome les informant des événements passés et pour satisfaire aux pragmatiques de la vie sociale !... À Tibur, nous rendrons à la mémoire de Livia tous les hommages. Je transférerai ensuite officiellement les cendres ici, où je ferai célébrer les plus solennelles obsèques pour les visites publiques, témoignant ainsi bien que tardivement, ma vénération pour la sainte créature qui a sacrifié pour nous sa vie entière...

Mais... et l'incinération ? - demanda Pline Sévérus, prudemment, alors qu'il réfléchissait au possible succès du projet.

Le sénateur n'eut pas d'hésitation pour régler la question avec l'habituelle énergie de ses décisions :

Si cette cérémonie requière la présence des prêtres, je saurai aller voir le ministre du culte de la cité, prétextant mon désir de tout faire dans le cercle le plus restreint de l'intimité familiale.

Il ne me reste plus qu'à espérer de vous qui m'écoutez, un silence tombal sur les pénibles mesures prises cette nuit, afin de ne pas blesser les susceptibilités des préjugés sociaux.

Surpris par cette énergie en des circonstances aussi difficiles, Pline Sévérus lui tint encore compagnie pour l'achat de l'urne mortuaire qui fut acquise, en quelques minutes, à un commerçant qui ne demanda rien à cet étrange client, vu sa position sociale et politique, ainsi que la généreuse importance qu'il reçut pour l'achat effectué avec des avantages significatifs.

Cette nuit-là, Publius Lentulus et Anne se dirigèrent avec quelques esclaves vers la cité de villégiature de la Rome antique. Ils traversèrent en quelques heures l'obscurité épaisse des chemins et arrivèrent dans la plus grande sérénité pour organiser les derniers hommages rendus à la mémoire de Livia.

Toutes les mesures furent adoptées à la surprise de tous les serviteurs qui n'osèrent pas discuter les ordres reçus, et même à celle des patriciens de la ville qui savaient la femme du sénateur malade, mais ignoraient le pénible épisode de son décès.

Flavia et Pline furent appelés le lendemain pour répondre à tous les impératifs d'ordre social, lors de la pénible représentation des condoléances.

Une donation plus généreuse de Publius Lentulus au culte de Jupiter lui valut la pleine autorisation du clergé tiburtin, afférent à la décision d'incinérer le cadavre de sa femme dans la stricte intimité de sa famille. Il fut rendu hommage à la mémoire de Livia avec tous les cérémonials du culte antique des dieux invoquant la protection des mânes et des divinités domestiques.

De nombreux porteurs furent envoyés à Rome et deux jours plus tard l'urne funéraire arrivait au siège de l'Empire en pénétrant pompeusement dans le palais de l'Aventin où l'attendait un majestueux catafalque.

Durant trois jours successifs, les cendres symboliques de Livia furent exposées à la visite du peuple. Le sénateur avait fait distribuer d'abondants dons en aliments et en argent à la plèbe qui venait prêter les derniers hommages à la mémoire de sa chère défunte. De longs pèlerinages visitèrent la résidence, jour et nuit, lui donnant l'aspect imposant d'un temple ouvert à toutes les classes sociales. Toute la noblesse romaine, de même que le cruel Empereur, se fit représenter aux pompes de ces obsèques qui étaient en quelque sorte une expression de remords et une tentative de réparation de la part de son époux peiné. Publius Lentulus considérait que seulement ainsi, il pouvait maintenant se repentir publiquement à l'égard de sa femme qui occupait à nouveau une place de vénération dans le large cercle des amitiés aristocratiques de sa famille.

Une fois ces cérémonies terminées, le sénateur voulut à tout prix que sa fille et son gendre, ainsi qu'Agrippa, se mettent à habiter au palais de l'Aventin en sa compagnie. Ce qui fut accepté provisoirement, conformément à ce qu'assurait Pline à sa femme, et cette nuit-là, l'âme lacérée de nostalgie et d'angoisses il transporta avec Anne, tous les objets d'utilisation personnelle de son épouse dans ses appartements privés.

Une fois cette tâche achevée, Publius Lentulus fit à la servante avec un singulier

intérêt :

Tout est là ?

Et recevant une réponse affirmative, il insista, comme s'il manquait encore quelque chose. Il faisait référence à la croix de Siméon gardée soigneusement par le dévouement d'Anne, comme si plus personne ne pouvait apprécier la signification spéciale de ce trésor :

Où est la petite croix en bois brute que ma femme vénérait tant ?

Ah ! C'est vrai !... - s'exclama l'employée satisfaite d'observer la modification de cette âme austère.

Et elle rapporta de sa chambre le modeste souvenir de l'apôtre de Samarie qu'elle remit avec une déférence affectueuse. Le sénateur le plaça alors dans l'un des meubles secrets. Néanmoins, quiconque accompagnait son existence amère, pouvait le voir toutes les nuits dans la solitude de son appartement, près du précieux symbole des croyances de sa compagne.

Lorsque les lumières du palais lentement s'éteignirent et alors que tout le monde essayait de trouver le repos dans le silence de la nuit, le fier patricien retirait du coffre-fort de ses souvenirs les plus chers, la croix de Siméon et, agenouillé comme le faisait Livia, il arrêtait la machine du conventionnalisme mondain pour méditer et pleurer amèrement.

AUBADES DU ROYAUME DU SEIGNEUR

En évoquant la douloureuse et émouvante scène du sacrifice des martyrs chrétiens dans l'arène du cirque, nous sommes amenés à suivre Livia dans son auguste parcours vers le royaume de Jésus.

Jamais les horizons de la terre ne furent gratifiés de paysages d'une si grande beauté que ceux qui s'ouvrirent dans les sphères les plus rapprochées de la planète, lors du départ en masse des premiers apôtres du christianisme, exterminés par l'impiété humaine, à l'âge d'or et glorieux de la doctrine consolatrice du Nazaréen.

En ce jour, alors que les fauves affamés déchiquetaient les adeptes sans défense des idées nouvelles, toute une légion d'Esprits sages et bienveillants, sous l'égide du Divin Maître, entourait les cœurs mortifiés de martyre et les remplissait de force, de résignation et de courage pour le suprême témoignage de leur foi.

Au-dessus des funestes passions déchaînées de cette foule ignorante et impitoyable, les pouvoirs du ciel déployaient la mante infinie de sa miséricorde, et au-delà de ce sinistre vacarme assourdissant, des voix bénissaient les martyrs du Seigneur en les abreuvant de suaves et heureuses consolations.

La nuit tombait déjà, alors que les dernières victimes s'effondraient sous les attaques violentes des lions furieux et implacables.

En ouvrant les yeux dans les bras affectueux de son vieil et généreux ami, Lwia comprit immédiatement que son angoissant supplice avait été consommé. Siméon avait sur les lèvres un sourire divin et caressait ses cheveux paternellement avec tendresse et douceur. Une étrange émotion vibrait néanmoins dans l'âme libérée de l'épouse du sénateur qui fondit en larmes. À ses côtés, elle remarqua peinée, les restes sanglants de son corps lacéré et comprit, malgré son épouvante, le doux mystère de la résurrection spirituelle dont parlait Jésus dans ses divines leçons. Elle voulut parler afin de traduire ses pensées les plus intimes, mais elle avait le cœur plein d'émotions indéfinissables et angoissantes. Petit à petit, elle remarqua que de l'arène sanglante, s'élevaient des entités qui, comme elle, essayaient maladroitement de faire des pas, soutenues néanmoins par des créatures éthérées auréolées d'une grâce incomparable, comme jamais elle n'avait pu en voir dans sa vie. À ses yeux, le scénario coloré et tourmenté du cirque de l'ignominie disparut et dans ses oreilles ne résonnaient plus les éclats de rire ironiques et pervers des spectateurs impitoyables. Elle remarqua que du firmament constellé émanait une lumière miséricordieuse et compatissante, et se figurait qu'une nouvelle clarté inconnue sur terre s'était merveilleusement allumée dans la nuit. Une immense foule d'êtres qui paraissaient ailés les entouraient tous, remplissant l'ambiance de vibrations divines.

Éblouie, elle vit alors qu'entre la terre et le ciel se formait un radieux chemin...

Le long d'un sillage de lumière indescriptible qui n'offusqua pas l'éclat caressant et tendre des étoiles qui bordaient, scintillantes, le doux bleu du firmament, elle remarqua de nouvelles légions spirituelles qui descendaient rapidement des merveilleuses régions de l'infini...

Captivés par les sonorités délicates de cet environnement ineffable, ses oreilles entendirent alors de sublimes mélodies émanant du monde invisible comme si, des fauvettes divines du paradis chantaient dans le ciel accompagnées de lyres, de flûtes, de harpes et de luths, projetant les joies sidérales dans les paysages obscurs et tristes de la terre...

Comme poussé par une énergie mystérieuse, son esprit parvint alors à manifester les émotions les plus intimes et les plus chères.

Etreignant son vieux et généreux ami de Samarie, elle put murmurer, le visage baigné de larmes :

Siméon, mon bienfaiteur et maître, prie avec moi Jésus pour que cette heure me soit moins pénible...

Oui, ma fille - répondit le vénérable apôtre en la serrant contre son cœur, comme il l'aurait fait à un enfant -, le Seigneur, dans son infinie miséricorde, réserve son affection à ceux qui font appel à sa magnanimité avec la foi ardente et sincère de leur cœur !... Calme ton esprit car tu es maintenant en route vers le royaume du Seigneur destiné aux cœurs qui ont beaucoup aimé !...

A cet instant, néanmoins, une force incompréhensible sembla pousser vers les cieux tous ceux qui se trouvaient là, dépouillés de leur lourde enveloppe terrestre...

Livia prit conscience de l'absence du sol et que tout son être voletait dans l'espace. Elle éprouva d'étranges sensations bien que fortement soutenue par les bras bienveillants de son vénérable ami.

C'était, en fait, un radieux cortège d'entités très pures qui s'élevaient conjointement à travers ce scintillant chemin tracé de lumière, en plein éther !...

Gardant l'impression d'une singulière légèreté, l'épouse du sénateur se sentit plongée dans un océan de vibrations très douces.

Tous ses compagnons, également soutenus par les messagers divins, lui souriaient et en les dévisageant, elle identifia, un à un, ceux qui avaient partagé avec elle la prison, le martyre et la mort infâme. À un moment donné, néanmoins, comme si brusquement tous les détails de la réalité environnante lui revenaient en mémoire, elle se souvint d'Anne et ressentit son absence dans ce voyage de glorification à Jésus-Christ.

Ce souvenir suffit pour que la voix de Siméon lui explique avec sa bonté proverbiale :

Ma fille, plus tard tu pourras tout savoir... Néanmoins dans ta nostalgie, plie-toi toujours aux desseins divins inspirés de sagesse et de miséricorde... Ne t'étonne pas de l'absence d'Anne à ce banquet de joies célestes, car il a plu à Jésus de la garder quelque temps encore à l'apprentissage de ses bénédictions parmi les ombres de l'exil terrestre...

Livia qui l'écoutait, se résigna silencieusement.

Elle remarqua qu'ils suivaient toujours la même route merveilleuse qui, à ses yeux, semblait relier le ciel à la terre dans un fraternel enlacement de lumière où toutes les divines composantes de la lumineuse caravane semblaient flotter dans un mouvement d'ascension en plein espace vers des régions glorieuses et inconnues. Au sein des éléments aériens, elle s'étonnait de conserver tout le mécanisme de ses sensations physiques à travers ce chemin éthéré et radieux.

Au loin, aux confins de l'infini, il lui semblait distinguer de nouveaux firmaments étoiles qui se multipliaient merveilleusement dans cette immensité où elle pouvait observer des radiations fulgurantes qui, parfois, éblouissaient ses yeux émerveillés...

D'autres fois, en regardant furtivement en arrière, elle voyait une masse d'ombres compactes et mouvantes où se trouvaient les aires de vie sur la terre lointaine.

Des deux côtés du chemin, elle constata l'existence de fleurs gracieuses et parfumées comme si les lys terrestres, bien que plus délicats, avaient été transportés aux jardins du paradis.

L'éternité se présentait à elle pleine d'enchantements et d'indicibles félicités !...

Siméon lui parlait affectueusement de son adaptation à sa nouvelle vie et des beautés sublimes du royaume de Jésus, tout en se rappelant avec joie des pénibles angoisses de la vie sur terre. À ses oreilles résonnèrent alors les voix argentines et harmonieuses des rossignols sidéraux qui fêtaient, la rédemption des martyrs du christianisme comme s'ils arrivaient aux alentours d'une nouvelle Galilée, pleine de mélodies et de parfums délicieux, érigée à la pleine lumière de l'infini comme un nid d'âmes sanctifiées et pures à se balancer au vent parfumé d'un interminable printemps sur l'arbre merveilleux et sans fin de la création...

Cet hymne doux et clair, tantôt s'élevait dans les cieux avec de prodigieuses sonorités comme l'encens subtil des âmes en quête du trône de l'Eternel dans des hosannas d'amour, de joie et de reconnaissance, tantôt descendait en de ravissantes mélodies, en direction des ombres de la terre, comme un cri de foi et une espérance en Jésus-Christ, destiné à éveiller dans le monde les cœurs les plus pervers et les plus endurcis...

Le langage humain ne traduit pas fidèlement les harmonieuses vibrations des mélodies de l'invisible, mais ce cantique de gloire doit être rappelé, au moins vaguement, comme une douce réminiscence du paradis :

- Gloire à Toi, Seigneur de l'Univers, Créateur de toutes les merveilles !...

« C'est par ton inaccessible sagesse que s'allument les constellations dans les abîmes de l'infini et c'est par ta bonté que pousse l'herbe tendre sur la croûte obscure de la terre !...

« Par ta grandeur inappréciable et par ta justice miséricordieuse, le temps ouvre ses trésors illimités aux âmes !...

« Par ton amour sacro-saint et sublime, fleurissent tous les rires et toutes les larmes dans le cœur des créatures !...

« Bénis, Seigneur de l'Univers, les espoirs sacrés de ce royaume. Jésus est pour nous ton Verbe d'amour, de paix, de charité et de beauté !... Fortifie nos aspirations à coopérer à ta Sainte Moisson !...

« Multiplie nos énergies et fais pleuvoir sur nous le feu sacré de la foi pour que se répandent sur la terre les divines graines de l'amour de ton Fils !...

« Une goutte de rosée divine de ta miséricorde suffit pour que tous les cœurs plongés dans la boue des crimes et des impénitences terrestres soient purifiés, et il suffit d'un seul rayon de ton pouvoir pour que tous les Esprits se convertissent au bien suprême !...

« Et à présent, ô Jésus, Agneau de Dieu, qui ôte le péché du monde, reçois nos supplications ardentes et ferventes !

« Bénis, ô Divin Maître, ceux qui arrivent redîmes avec le souffle créateur de tes bénédictions sacrées !...

« Victimes de la perversité humaine, tes missionnaires ont accompli courageusement toutes les obligations qui les retenaient prisonnier dans leur pénible exil !...

« Le monde, dans le tourbillon de ses inquiétudes et de ses iniquités, n'a pas compris leur cœur amoureux, mais dans ta bonté et ta miséricorde, tu ouvres aux martyrs de la vérité les portes divines de ton royaume de lumière... »

Des strophes d'une profonde beauté éparpillaient sur les routes claires et sublimes de l'éther universel, les bénédictions de la paix et des joies harmonieuses !

Les êtres inférieurs des sphères spirituelles plus proches de la planète recevaient ces effluves sacro-saints du céleste banquet réservé par Jésus aux martyrs de sa doctrine de rédemption, comme s'ils étaient aussi invités par la miséricorde du Divin Maître. Et beaucoup parmi eux, touchés par ces merveilleuses vibrations se convertissaient pour toujours à l'amour et au bien suprêmes.

Des harmonies extrêmement douces saturaient toutes les atmosphères spirituelles, renversant sur la terre des clartés augustes et souveraines.

Dans cette région de beautés inconnues et prodigieuses, indescriptibles vu la pauvreté du langage humain, Livia recouvra ses forces morales après l'austère accomplissement de sa divine mission.

Là, elle comprit toute l'extension du concept « plusieurs demeures » des enseignements de Jésus en contemplant auprès de Siméon les sphères de travail les plus diverses, localisées aux abords de la terre ou en étudiant la grandeur des mondes disséminés par la sagesse divine dans l'océan incommensurable de l'éther, dans l'immortalité. Obéissant aux tendances de son cœur, elle n'oublia pas dans les cercles spirituels ses anciennes amitiés qui se trouvaient dans les zones terrestres.

Après quelques jours d'émotions douces et chaleureuses, tous les Esprits, réunis dans ce paysage lumineux, se préparèrent à recevoir la visite du Seigneur, comme lors de sa divine présence dans le cadre bucolique de la Galilée.

Par un jour d'une rare et indicible beauté où une clarté de nuances divines versait un savoureux miel d'allégresse dans tous les cœurs, l'Agneau de Dieu descendit de la sphère supérieure de ses gloires sublimes et, prit la parole dans ce cénacle de merveilles. Il se souvint de ses inoubliables prédications près des eaux calmes de la petite « mer » de Galilée. Il serait impossible de traduire fidèlement sur terre, la beauté nouvelle de sa parole éternelle, essence de tout l'amour, de toute la vérité et de toute la vie. Mais c'est pour nous un devoir de rappeler dans cette ébauche sa sagesse illimitée, en osant reproduire bien qu'imparfaitement et légèrement l'essentiel de sa leçon divine en ce moment inoubliable.

Tous ceux qui étaient présents avaient devant eux la copie fidèle des tableaux gracieux et clairs du lac Tibériade. La parole du Maître pénétrait au fond des âmes avec des sonorités profondes et mystérieuses, tandis que de ses yeux émanait la même vibration de miséricorde et de sereine majesté.

- Venez à moi, vous tous qui avez semé des larmes et du sang dans la vigne céleste de mon royaume d'amour et de vérité !...

« Dans les demeures infinies du Père, il y a suffisamment de lumière pour dissiper toutes les ténèbres, consoler toutes les douleurs, racheter toutes les iniquités...

« Glorifiez-vous donc dans la sagesse et dans l'amour de Dieu Tout-puissant, vous qui avez déjà secoué la poussière des sandales misérables de la chair dans les sacrifices purificateurs de la terre ! Une paix souveraine vous attend, pour toujours, au royaume dilaté et sans fin, promis par les divins alléluias de la Bonne Nouvelle, car vous n'avez pas nourri d'autre aspiration au monde que celle de trouver le royaume de Dieu et de sa justice.

« Entre la crèche et le calvaire, j'ai tracé pour mes brebis, l'éternel et lumineux chemin... L'Évangile fleurit, à présent, comme la moisson immortelle et inépuisable des bénédictions divines. Néanmoins, ne nous reposons pas, mes bien-aimés, car le temps viendra sur la terre où toutes les leçons seront piétinées et oubliées... Après une longue ère de sacrifices afin qu'elle se fortifie dans les âmes, la doctrine de la rédemption sera appelée à éclairer le pouvoir transitoire des peuples ; mais l'orgueil et l'ambition, le despotisme et la cruauté renaîtront dans les abus infâmes de la liberté ! De ses ruines pompeuses, le culte antique cherchera à restaurer les temples abominables du veau d'or. Les préjugés religieux, les castes du clergé et les faux prêtres rétabliront à nouveau le marché des choses sacrées en offensant l'amour et la sagesse de Notre Père qui apaise la vague minuscule dans le désert de la mer, comme il sèche la plus petite larme de l'homme versée dans le silence de ses prières ou dans la douloureuse sérénité de son indicible amertume !...

« En enterrant l'Évangile dans l'abomination des lieux saints, les abus religieux ne pourront pas, néanmoins, ensevelir la lumière de mes vérités en les dérobant au cœur des hommes de bonne volonté !...

« Quand l'on constatera cette éclipse de l'évolution de mes enseignements, je ne cesserai pas pour autant d'aimer intensément le troupeau de mes brebis égarées de l'étable !...

« Des sphères de lumière qui dominent tous les cercles d'activités terrestres, je marcherai avec mes protégés rebelles, comme autrefois entre les cœurs Impitoyables et les endurcis d'Israël que j'ai choisi un jour pour être le messager des vérités divines parmi les tribus dispersées de l'immense famille humaine !...

« Au nom de Dieu Tout-puissant, mon Père et votre Père, je me réjouis ici avec vous des galons spirituels que vous avez conquis dans mon royaume de paix par vos sacrifices bénis et par vos renoncements purificateurs ! De nombreux missionnaires de ma doctrine tomberont encore inanimés dans l'arène de l'impiété, mais ils formeront avec vous la caravane apostolique qui jamais plus ne se dissoudra et soutiendra tous les travailleurs qui persévéreront jusqu'au bout sur le long chemin du salut des âmes !...

« Quand l'obscurité sera plus profonde dans les cœurs sur terre moyennant l'usage de tous les progrès humains pour l'extermination, pour la misère et pour la mort, je déverserai ma lumière sur toute la chair. Et tous ceux qui vibreront en syntonie avec mon royaume et qui auront confiance en mes promesses, entendront nos voix et nos appels sanctificateurs !...

« Par la sagesse et par la vérité, dans les douces révélations du consolateur, mon verbe se manifestera à nouveau auxcréatures désorientées sur le chemin escarpé à travers vos leçons qui se perpétueront dans les pages immenses des siècles à venir !...

« Oui ! Mes bien-aimés, le jour viendra où tous les mensonges humains seront confondus par la clarté des révélations du ciel. Un souffle puissant de vérité et de vie balaiera toute la terre qui paiera alors l'évolution de ses institutions, les plus lourds tributs de souffrances et de sang... Epuisée de recevoir les fluides toxiques de l'ignominie et de l'iniquité de ses habitants, la planète elle- même protestera contre l'impénitence des hommes en déchirant ses entrailles en de tristes cataclysmes... . Les impiétés terrestres formeront de lourds nuages de douleur qui éclateront, le moment opportun venu, en des tempêtes de larmes sur la face obscure de la terre et, alors, des clartés de ma miséricorde, je contemplerai mon troupeau malheureux et je dirai comme mes émissaires : « Ô Jérusalem, Jérusalem !... »

« Mais Notre Père, qui est l'expression sacrée de tout l'amour et de toute la sagesse, ne veut pas perdre une seule de ses créatures égarées sur les ténébreux sentiers de l'impiété !...

« Nous travaillerons avec amour à l'atelier des siècles à venir, nous réorganiserons tous les éléments détruits, nous examinerons soigneusement toutes les ruines cherchant le matériel passible d'être mis à profit et, lorsque les institutions terrestres auront réajusté leur vie dans la fraternité et dans le bien, dans la paix et dans la Justice, conformément à la sélection naturelle des Esprits et des convulsions rénovatrices de la vie planétaire, nous organiserons pour le monde un nouveau cycle évolutif en consolidant avec les divines vérités du Consolateur, les progrès définitifs de l'homme spirituel ».

La voix du Maître semblait remplir les confins de l'infini même, comme s'il la lançait, telle une balise divine de son amour dans les profondeurs de l'espace et du temps, au cœur radieux de l'éternité.

L'exposition de ses augustes prophéties achevée, sa figure sublime s'éleva vers les cieux, tandis qu'un océan de lumière bleutée, mêlée aux sons de mélodies divines et incomparables, envahissait ces zones spirituelles des nuances caressantes des saphirs terrestres.

Pris d'une douce émotion, tous les participants, agenouillés, pleuraient de reconnaissance et de joie, et se remplissaient de courage sanctifié pour les tâches élevées qui leur appartiendrait d'accomplir, au cours incessant des siècles à venir. Des fleurs d'un bleu céleste merveilleux pleuvaient des cieux sur toutes les têtes et se défaisaient en touchant les délicates substances qui formaient le sol de ce paysage d'une souveraine harmonie, comme des lys fluidiques de brume parfumée.

Emue, Livia pleurait. Alors avec ses généreux enseignements, Siméon l'informa des nouvelles missions sanctifiées qui attendaient son dévouement au niveau spirituel.

Mon ami - dit-elle en larmes, les agonies terrestres sont un moindre prix pour ces récompenses radieuses et immortelles !... Si tous les hommes avaient connaissance de telles joies, ils n'auraient d'autre préoccupation que de chercher le glorieux royaume de Dieu et de sa justice.

Oui, ma fille - ajouta Siméon, comme si ses yeux se posaient sereinement sur les tableaux à venir -, un jour, tous les êtres de la terre connaîtront l'Évangile du Maître, et suivront ses enseignements !... Pour cela, nous devrons nous sacrifier pour l'Agneau de Dieu autant de fois que cela sera nécessaire. Nous organiserons des postes de travail avancés parmi les ombres terrestres, nous chercherons à éveiller tous les cœurs endormis dans les pénibles réincarnations aux harmonies sublimes de ces divines aubades !...

S'il le faut, nous retournerons au monde en de sanctifiantes missions de paix et de vérité... Nous succomberons sur la croix infamante ou nous offrirons notre sang en pâture aux fauves de l'ambition et de l'orgueil, de la haine et de l'impiété qui sommeillent dans les âmes de nos compagnons de l'existence terrestre, convertissant ainsi tous les cœurs à l'amour de Jésus-Christ !...

A cet instant, néanmoins, Livia remarqua qu'un groupe gracieux d'entités angéliques distribuait les grâces du Seigneur dans ce paysage fleuri de l'infini organisé dans l'au-delà comme une ère de repos, récompensant ceux qui avaient quitté les angoisses terrestres, après l'accomplissement d'une mission divine.

Tous ceux qui avaient atteint la victoire céleste grâce à leurs efforts dans les martyres sanctifiants, recouvraient à présent des forces morales et désiraient connaître de nouvelles sphères de joie spirituelles, de nouvelles expressions de la vie dans d'autres mondes et recevoir d'autres connaissances dans les temples radieux et sublimes de l'éternité, rétablissant en même temps l'équilibre de leurs émotions.

Avec la magnanimité des messagers de Jésus, des plans sublimes furent élaborés : de nouveaux décors, de nouveaux ateliers d'étude, de nouvelles émotions lors de retrouvailles inoubliables avec des êtres aimés qui avaient précédé les missionnaires du Seigneur dans la nuit obscure et froide de la mort.

Mais quand vint son tour d'exprimer ses désirs les plus secrets, après avoir examiné ses sentiments les plus profonds, la noble compagne du sénateur répondit en larmes à l'émissaire de Jésus qui l'interpellait :

Messager du Bien - les merveilles du royaume du Seigneur auraient pour moi une nouvelle beauté, si je pouvais pénétrer leur splendeur en compagnie du cœur qui est à moitié le mien, l'âme sœur de la mienne, que la sagesse de Dieu dans ses profonds et doux mystères, a destinée à ma vie depuis l'aube des temps !...

Je ne veux pas mépriser la gloire sublime de ces régions de félicité et de paix indicibles, mais au milieu de toutes ces joies qui m'entourent, l'âme qui est le complément de ma propre vie me manque !...

Donnez-moi la grâce de retourner aux ombres de la terre et d'élever du bourbier de l'orgueil et des vanités impitoyables, le compagnon de ma destinée !... Permettez que je puisse le protéger en esprit, afin de le ramener un jour aux pieds de Jésus, de manière à ce qu'il reçoive aussi ses divines bénédictions !...

L'entité angélique sourit avec une profonde compréhension et une tendre complaisance, et s'exclama :

Oui - l'amour est le lien de lumière éternelle qui unit tous les mondes et tous les êtres de l'immensité ; sans lui, la création infinie même n'aurait pas de raison d'être car Dieu est son expression suprême... La perspective éblouissante des sphères heureuses perdraient sa beauté divine si nous ne gardions pas l'espoir de participer, un jour, à ses joies illimitées auprès de nos bien-aimés qui se trouvent sur terre ou dans d'autres cercles d'épreuves de l'Univers...

Et tout en fixant son regard lucide dans les yeux sereins et fulgurants de Livia, il poursuivit comme s'il devinait ses pensées les plus secrètes et les plus profondes :

Je connais toute ton histoire et je suis au courant de tes luttes incessantes et rédemptrices lors de tes incarnations passées qui justifient par conséquent ton souhait de continuer, en esprit, à travailler sur terre pour le perfectionnement de ceux que tu as beaucoup aimé !...

L'Agneau de Dieu aussi, a beaucoup aimé l'humanité. Il n'a pas dédaigné l'humiliation, le martyre, le sacrifice...

Va, ma fille. Tu pourras travailler librement parmi les phalanges radieuses qui opèrent sur la face sombre de la planète terrestre. Tu reviendras ici, chaque fois que tu auras besoin de nouveaux éclaircissements et de nouvelles énergies. Tu retourneras auprès de Siméon dès que tu le souhaiteras. Soutiens ton malheureux compagnon dans le long sillage de ses expiations rudes et arrières, car en effet, le malheureux Publius Lentulus n'est pas loin de son épreuve la plus angoissante dans son existence actuelle perdue, malheureusement, par son orgueil démesuré et par sa vanité froide et impitoyable !...

Livia se sentit prise d'une indicible émotion en raison de cette pénible révélation, mais simultanément, elle manifesta, au fond de son cœur sensible et aimant, toute sa reconnaissance pour la miséricorde divine.

Le même jour, en compagnie de Siméon, la généreuse créature retournait sur terre, s'éloignant provisoirement de ces splendides sphères.

Pendant son excursion spirituelle sublime et vertigineuse, elle observa les mêmes perspectives charmantes et éblouissantes du chemin, recevant en extase, des enseignements élevés de la part de son vénérable ami de Samarie.

En peu de temps tous deux s'approchèrent d'une large tache sombre.

Une fois dans l'atmosphère terrestre, Livia sentit la singulière diversité de la nature ambiante, éprouvant des chocs fluidiques très pénibles.

Bien vite, elle remarqua qu'elle se trouvait dans la même Rome de son enfance, de sa jeunesse et de ses amères épreuves.

Il était minuit. Tout l'hémisphère était plongé dans des abîmes d'ombre.

Soutenue par les bras et par l'expérience de Siméon, elle arriva à son ancien palais de l'Aventin dont elle reconnut les marbres précieux.

Une fois à l'intérieur, Livia et Siméon se dirigèrent immédiatement vers la chambre du sénateur, légèrement éclairée par une douce lumière.

A l'exception des rues où circulaient bruyamment les esclaves attachés au transport nocturne comme c'était la coutume à cette époque, toute la ville se reposait dans l'obscurité.

À genoux devant la relique de Siméon, comme il avait pris l'habitude de le faire dernièrement, Publius Lentulus méditait. Sa pensée était plongée dans les ténébreux abîmes du passé où il cherchait à revoir avec angoisse les affections inoubliables qui l'avaient précédé sur la triste route de la mort. Cela faisait plus d'un mois que sa femme aussi avait rejoint les mystères de la tombe dans de tragiques circonstances.

Plongé dans les ténèbres de sa solitude amère faite de profondes nostalgies, l'orgueilleux patricien apaisait les pénibles inquiétudes du jour, afin de mieux consulter les mystères de l'être, de la souffrance et de la destinée...

À un moment donné, alors que ses poignantes réminiscences étaient les plus profondes et les plus mélancoliques, il remarqua à travers le voile de ses larmes que la petite croix en bois semblait émettre de délicats rayons de lumière argentée, comme si elle était baignée d'un clair de lune miséricordieux et doux.

Publius Lentulus, absorbé dans les vibrations lourdes et obscures de la chair, ne vit pas la noble silhouette de son épouse qui se trouvait là, près du vénérable apôtre du Samarie, se réjouissant en notre Seigneur de constater les profondes et bénéfiques modifications spirituelles de l'âme jumelée à la sienne dans le pèlerinage itératif des incarnations terrestres.

Prise de joie et de reconnaissance envers la providence divine, Livia lui baisa le front dans un transport indéfinissable de tendresse, tandis que Siméon élevait aux cieux une prière d'amour et de remerciements.

Le sénateur ne perçut pas, directement, leur présence douce et lumineuse, mais au fond de son âme, il se sentit touché par une force nouvelle alors que son cœur lacéré fut enveloppé d'une lumière caressante d'une consolation ineffable, inconnue jusqu'à présent.

TRAMES D'INFORTUNE

L'année 58 semblait destinée à marquer les incidents les plus difficiles de la vie du sénateur Lentulus et de sa famille.

Le décès de Calpurnia et celui de Livia bien inattendu furent de pénibles événements qui imposèrent à leur foyer un deuil permanent et contraignirent Pline Sévérus à se rapprocher un peu de l'ambiance familiale. Il fit ainsi une trêve à ses extravagances d'homme encore jeune afin de vivre dans un calme relatif aux côtés de son épouse.

Mais la violence de ses prétentions ne laissait à Aurélia aucun répit. Elle avait réussi à introduire une servante astucieuse auprès de Flavia, conformément au vieux projet que sa mentalité malsaine convoitait et initia l'exécution sinistre d'un plan diabolique afin d'empoisonner lentement sa rivale réservée et malheureuse.

Au début, la fille du sénateur remarqua que quelques éruptions cutanées apparaissaient sur son visage qui, considérées comme de moindre importance, furent traitées uniquement avec de la pâte de mie de pain mélangée à du lait de jument, remède qui à l'époque était considéré spécialement efficace pour la conservation de la peau. Toutefois, l'épouse de Pline se plaignait sans cesse d'une faiblesse générale et montrait la plus grande lassitude.

Quant à Pline, reprendre la normalité de sa vie publique et se rendre à nouveau au violent amour d'Aurélia ne fut qu'une question de jours. Il retourna bien vite à la vie mondaine avec sa maîtresse mais, à présent, sa situation sentimentale était très aggravée vu les calomnieuses dénonciations de Saul concernant les sentiments d'Agrippa envers sa femme.

Bien que généreux de tempérament, Pline Sévérus était impulsif. Dans le contexte familial, son esprit était celui d'un tyran domestique qui, en adoptant une conduite des plus dépravées et incompréhensibles, ne tolérait pas la moindre erreur dans le sanctuaire de son foyer. Malgré ses actes erronés et condamnables, il se mit à surveiller constamment son frère et son épouse avec la féroce impulsivité d'un lion offensé.

Saul de Gioras, à son tour, dépité par la sublime et fraternelle affection qui existait entre Flavia et Agrippa, ne perdait aucune occasion d'empoisonner le cœur impétueux de l'officier en lui faisant part des calomnies les plus viles et les plus injustifiables.

Avec sa générosité et son sentimentalisme, Agrippa ne pouvait pas deviner les pièges qui se tramaient autour de lui et continuaient avec la précieuse attention de son amitié à l'égard de la femme qui ne pouvait l'aimer que d'un amour fraternel sublimé.

Mais l'ex-esclave des Sévérus ne perdait pas espoirs. Il se rendait souvent chez le vieux Arax dont la cupidité et l'ambition ne cessaient de grandir au fur et à mesure que les années passaient, et il attendait anxieusement le moment de réaliser son aspiration passionnelle.

Comme il remarquait que Flavia Lentulia vouait une profonde affection à Agrippa, il n'hésita pas à voir dans ses moindres gestes une preuve d'amour intense et réciproque et chercha à s'immiscer par tous les moyens possibles afin de capter également son intérêt et son attention.

Une nuit, après plus de deux mois d'expectative anxieuse pour atteindre ses ignobles objectifs, il parvint à s'approcher de la jeune femme alors qu'elle était seule à se reposer sur un large divan sur la spacieuse terrasse.

De ces hauteurs, on pouvait contempler les plus beaux panoramas de la cité, alors éclairée par la lumière des premières étoiles dans la douce langueur du crépuscule. Les brises caressantes de l'après-midi tranquille portaient le son des luths et des harpes joués dans le voisinage comme des voix harmonieuses au cœur immense de la nuit.

Saul fixa la femme convoitée, observant son beau et délicat visage de madone, pâle comme la neige, dominée par une mélancolie maladive et inexplicable !... Cette créature était l'objet de toutes ses aspirations violentes et farouches, le but de son bonheur impossible et impétueux. Dans la rudesse de ses sentiments, il ne pouvait pas l'aimer comme un frère, mais avec la brutalité de ses désirs impurs.

Madame - dit-il résolu, après avoir longuement fixé son visage -, j'attends depuis plusieurs années une minute comme celle-ci pour pouvoir vous avouer l'immense affection que je vous porte. Je vous veux pardessus tout, même de ma propre vie ! Je sais que pour moi vous êtes inaccessible, mais que faire si je n'arrive pas à dominer cette adoration, cet intense amour de mon âme ?

Flavia ouvrit démesurément ses yeux sereins et tristes, saisie d'une pénible surprise...

Seigneur Saul - objecta-t-elle courageusement, triomphant de son émoi - calmez- votre cœur... Si vous me portez une telle affection, laissez-moi suivre le chemin de mes devoirs où doit se tenir toute femme soucieuse de sa vertu et de son nom ! Faites donc taire vos sentiments car l'amour que vous m'avouez ne peut être qu'un désir violent et impur !...

Impossible, Madame ! - ajouta l'affranchi désespéré. - J'ai déjà tout fait pour vous oublier...

J'ai fait mon possible pour m'éloigner définitivement de Rome depuis le jour infortuné où je vous ai vue pour la première fois !... Je suis retourné à Massilia décidé à ne plus jamais revenir, néanmoins, plus je me séparais de votre présence, plus mon âme s'emplissait d'ennui et d'amertume ! Je me suis à nouveau installé ici où j'ai vécu de mon malheur et de mes tristes espérances !... Pendant plus de dix ans, Madame, j'ai attendu patiemment. J'ai toujours respecté vos indiscutables vertus, espérant qu'un jour vous vous lasseriez du mari infidèle que la destinée a impitoyablement mis sur votre chemin !...

Maintenant, je devine que vous avez vidé le calice des amertumes conjugales car vous n'avez pas hésité à céder à l'affection d'Agrippa... Depuis que je vous ai vue en compagnie d'un homme qui n'est pas votre époux, je tremble de jalousie, car je sens que vous avez été faite uniquement pour moi... Je brûle d'ardeur, Madame, et toutes les nuits je rêve intensément de vos caresses et à la douce tendresse de vos paroles qui remplissent toute mon âme, comme si toute la félicité de ma vie ne dépendait que de vous !...

Répondez aux appels de mon affection illimitée ! Ne me faites pas attendre plus longtemps car je pourrais en mourir !...

Flavia Lentulia l'écoutait, à présent, à la fois surprise et atterrée. Elle voulut se lever, mais elle n'en avait pas la force. Néanmoins, elle eut le courage nécessaire de lui répondre :

Vous vous trompez ! - entre Agrippa et moi, il n'existe que des sentiments fraternels tendres et purs qui s'identifient dans les épreuves et dans les luttes de la vie.

Je n'accepte pas vos insinuations acrimonieuses sur la vie privée de mon mari car même en menant l'existence que bon lui semble, je me dois d'être la sentinelle de son foyer et l'honneur de son nom...

Si vous pouviez comprendre le respect dû à une femme, vous vous retireriez d'ici, car vos projets de trahison me causent la plus profonde répugnance !

Vous laisser ? Jamais !... s'exclama Saul d'une voix terrifiante. - Attendre tant d'années et n'arriver à rien ? Jamais, j amais !...

Et avançant vers la dame sans défense qui s'était levée dans un effort suprême, il l'enlaça dans un désir passionnel la retenant dans ses bras impulsifs pendant une courte minute.

Mais dans son excitation et dans sa terrible impulsivité, Saul ne put résister à la force surhumaine avec laquelle la pauvre femme se débattait en ces tristes circonstances pour son âme sensible, et il perdit sa proie qui échappa inopinément à ses mains criminelles et descendit en courant dans ses appartements où elle se réfugia pour verser les larmes de sa dignité offensée, mais évita toute remarque scandaleuse concernant cet incident.

Pline Sévérus ne revint chez lui que le lendemain soir trouvant sa femme découragée et abattue.

Alors qu'elle censurait son absence dans l'intimité conjugale, le mari infidèle lui répondit sèchement :

Une scène de jalousie de plus ? Tu sais bien que cela est inutile !

Pline, mon chéri - dit-elle en larmes -, il ne s'agit pas de jalousie, mais de la juste sauvegarde de notre foyer !...

Et en quelques mots, la malheureuse créature lui rapporta tous les faits ; mais l'officier esquissa un sourire d'incrédulité en soulignant avec une certaine indifférence :

Si cette longue histoire est un stratagème de femme Jalouse pour me retenir dans l'insipidité du milieu familial, tout effort est inutile car Saul est mon meilleur ami. Hier encore, alors que je me trouvais dans de sérieuses difficultés financières pour racheter quelques dettes, c'est lui qui m'a prêté huit cents mille sesterces. Il vaudrait donc mieux que tu respectes davantage l'honneur de notre nom en abandonnant tes relations avec Agrippa, déjà excessivement commentées, au point de me faire avoir des doutes !

Et disant cela, il sortit à nouveau pour les plaisirs de la vie nocturne tandis que sa compagne souffrait en silence de son innommable supplice moral, se sentant abandonnée et incomprise, sans le moindre espoir.

Quelques jours amers et douloureux passèrent lentement.

En raison de sa pudeur féminine, Flavia n'eut pas le courage de confier son immense malheur à son père, déjà si accablé par les coups de la vie.

Agrippa, qui avait remarqué son abattement, cherchait à consoler son cœur avec de généreuses paroles lui faisant convoiter des jours meilleurs à venir.

Cependant la pauvre femme maigrissait à vue d'œil sous le joug de maux inexplicables qui dominaient ses centres vitaux et sous la torture profonde de ses lamentables secrets.

Et comme si tous ses instincts avaient été excités par cette minute où il avait tenu la femme de ses désirs impulsifs entre ses bras impétueux, Saul de Gioras s'était juré de la posséder à tout prix et élaborait sans cesse les plus terribles projets de vengeance contre le fils aîné de Flaminius. Il continua donc ainsi à fréquenter le palais de l'Aventin, animé des plus sinistres intentions.

Respectant les traditions de la famille Sévérus qui avait toujours traité l'affranchi comme un ami intime, Publius Lentulus, en dépit du peu de sympathie qu'il lui inspirait, lui accordait la plus grande liberté dans sa demeure, sans avoir le moindre doute sur ses desseins blâmables. A présent, Saul ne cherchait plus à côtoyer l'intimité de la famille ni n'aspirait à entrevoir la femme de Pline ou même son père, il restait en compagnie des serviteurs de la maison ou dans les appartements privés d'Agrippa ou de son frère qui ne lui avaient jamais nié la plus sincère confiance.

Dans l'ombre, il cherchait néanmoins à observer les moindres gestes du frère de Pline qui, étant donné l'abattement de Flavia Lentulia, passait très souvent des heures durant en compagnie du vieux sénateur dans ses appartements privés, tantôt à soutenir ses tristes espoirs d'avenir quant à la possible compréhension de son frère, tantôt à lui faire découvrir les vers les plus appréciés de la cité en commentant sur un ton fraternel les charmantes bagatelles de la vie mondaine.

Quotidiennement, néanmoins, le fourbe Saul allait voir le mari de Flavia, pour l'informer de faits injustifiables et invraisemblables concernant la vie privée de sa femme.

Pline Sévérus donnait tout son crédit aux déraisonnements de son faux ami, ce qui enflammait chaque fois davantage sa dévotion pour Aurélia qui ravissait son cœur, assiégé et aveuglé par les plus obscènes tentations de la vie matérielle.

Empoisonné par les intrigues criminelles et réitérées de Saul, l'officier s'absenta pour réaliser un voyage en Gaules avec sa maîtresse et satisfaire les désirs capricieux qu'elle manifestait depuis longtemps.

Le jour de son départ pour Massilia d'où il prétendait continuer vers l'intérieur de la province, Saul vint le voir à la résidence d'Aurélia qui était près du Forum, et débordant d'une haine fiévreuse, il entendit les plus terribles diffamations qui s'achevaient par cette perfide suggestion :

Si tu veux te rendre compte par toi-même de la trahison d'Agrippa et de ton épouse, retourne ce soir discrètement chez toi et essaie de pénétrer à l'improviste dans ta chambre. Tu n'auras pas besoin alors des faveurs de mon amicale dévotion car tu trouveras ton frère dans une attitude éloquente.

A cette heure, Pline Sévérus finissait ses préparatifs de voyage et avait le matin même fait ses adieux à ses proches. Pour justifier les impératifs de son absence, il allégua des ordres express du quartier général de ses activités militaires, bien que les véritables et inavouables motifs de son départ fussent tout autres.

Mais en entendant ces graves dénonciations, l'officier se prépara à affronter toute éventualité et se dirigea, cette nuit-là, vers le palais de l'Aventin, l'esprit tourmenté par des sentiments féroces.

L'impitoyable et terrible affranchi qui avait prévu de mettre à exécution ses projets criminels avec la complicité naturelle de tous les serviteurs de la maison, se posta dans la soirée dans les appartements privés d'Agrippa, faisant en sorte que les esclaves eux-mêmes ne puissent soupçonner sa présence sur les lieux.

La nuit venue, inopinément Pline Sévérus se rendit chez lui à la surprise de quelques domestiques qui étaient au courant de son départ et, sans dire un mot, aveuglé par les calomnies injurieuses de son faux ami, il pénétra avec précaution dans le cabinet de son épouse où il entendit la voix insouciante de son frère, bien qu'il ne parvînt pas à savoir ce qu'il disait.

En ouvrant un peu le rideau soyeux et délicat, il vit Agrippa manifester des gestes d'affection profonde et fraternelle en caressant les mains de Flavia avec un léger et doux sourire.

Pendant longtemps, il observa anxieusement leurs moindres gestes et surprit leurs démonstrations réciproques de douce estime fraternelle que ses yeux aveugles de haine et de jalousie voyaient comme les signes les plus évidents de prévarication et d'adultère.

Au comble du désespoir, il ouvrit le rideau d'un geste brusque, pénétrant dans la chambre conjugale comme un tigre enragé.

Infâmes ! - prononça-t-il d'une voix basse et énergique, cherchant à éviter l'assistance scandaleuse des domestiques. - Alors, c'est de cette façon que vous manifestez le respect dû à la dignité de notre nom ?

Flavia Lentulia, dont les souffrances physiques s'étaient grandement aggravées, devint pâle comme la neige, tandis qu'Agrippa affrontait le terrible regard de son frère, singulièrement surpris.

Pline, de quel droit m'insultes-tu ainsi ? - demanda-t-il énergiquement. - Sortons d'ici, immédiatement. Nous discuterons de tes outrageantes interpellations dans ma Chambre. Il y a ici une pauvre créature malade et abandonnée par son époux qui humilie son nom et ses Susceptibilités par la vilenie d'un comportement criminel Injustifiable, une femme qui requiert notre soutien et» notre respect !...

Les yeux de Pline Sévérus le fusillaient de haine, • tandis que son frère se leva sereinement, se retirant pour se rendre dans ses appartements, accompagné de l'officier qui tremblait de colère, aggravée par l'humiliation que lui infligeait le calme supérieur de son adversaire.

Une fois dans les appartements d'Agrippa, l'officier impulsif, après avoir fait de nombreuses accusations et reproches, explosa en des propos de cet ordre :

Allons ! Explique-toi, traître !... Alors, tu jettes la boue de ton ignominie sur mon nom et tu te trahis par cette sérénité incompréhensible ?!

Pline - dit prudemment Agrippa, en obligeant son interlocuteur à se taire pendant quelques instants -, il est temps de mettre un terme à tes incartades.

Comment pourrais-tu prouver pareille calomnie contre moi qui t'ai toujours souhaité le plus grand bien ? Tout commentaire indigne concernant la conduite de ta femme est un crime impardonnable. Je te parle, en cette heure grave de nos destins, et j'invoque la mémoire irréprochable de nos parents et de notre passé de sincérité et de confiance fraternelle...

L'impétueux officier resta presque figé comme un lion blessé en entendant ces pondérations supérieures et calmes, tandis qu'Agrippa continuait à exprimer ses impressions les plus profondes et les plus sincères :

Et maintenant - poursuivit-il avec sérénité -, puisque tu réclames un droit que tu n'as jamais cultivé, vu la succession interminable de tes frasques dans la vie mondaine, je dois t'affirmer que j'ai adoré ta femme pardessus tout, toute ma vie !... Alors que tu gaspillais ta jeunesse auprès de l'esprit turbulent d'Aurélia, nous avons vu Flavia dans son jeune âge, et pour la première fois à son retour de Palestine, j'ai découvert dans ses yeux la clarté affectueuse et tendre qui aurait dû illuminer la tranquillité du foyer que j'avais idéalisé dans le passé !... Mais, tu as découvert simultanément la même lumière et je n'ai pas hésité à te reconnaître les droits qui revenaient à ton cœur car elle répondait à l'intensité de ton affection.

Il me semblait qu'elle était unie à toi par les liens Indéfinissables d'un mystère sanctifié!... Flavia t'aimait comme elle t'a toujours aimé, et à moi il ne me restait plus qu'à l'oublier en cherchant à cacher mes anxiétés torturantes !...

À l'occasion de ton mariage, je n'ai pu supporter de la voir partir à ton bras et, après avoir écouté les conseils de mère, aimante et sage, je suis parti vers d'autres contrées, le cœur déchiré ! Pendant dix années amères et tristes, j'ai fait l'aller et retour entre Massilia et notre propriété d'Avenio dans des aventures folles et criminelles. Jamais plus, je n'ai pu caresser l'idée de constituer une famille, tourmenté sans cesse par les souvenirs de ma malchance

Silencieuse et irrémédiable.

Récemment, je suis revenu à Rome avec les derniers vestiges de mon illusion pénible et déçue...

Je t'ai trouvé plongé dans l'abîme des amours illicites et je ne t'ai pas reproché tes dérapages injustifiables.

Je sais que tu as dépensé les trois quarts de nos biens en satisfaisant la folle prodigalité de tes aventures malheureuses et dégradantes, et je n'ai pas censuré ton comportement insolite.

Et ici, dans cette maison, sous ce toit qui est pour nous deux le prolongement affectueux du toit paternel, je n'ai été pour ta noble femme qu'un frère dévoué et un ami !...

Se voyant clairement accusé de ses fautes et se sentant blessé dans sa vanité d'homme,

Pline

Sévérus réagit avec plus de férocité, et dans son désespoir, exalté, il s'exclama :

Infâme, il est inutile de feindre cette supériorité inconcevable ! Nous sommes égaux dans les mêmes sentiments, et je ne crois pas en ton dévouement désintéressé dans cette maison. Il y a longtemps que tu vis avec Flavia, ostensiblement, des aventures criminelles, mais nous résoudrons à présent toute cette affaire par l'épée car l'un de nous doit disparaître!...

Et, arrachant l'arme qu'il portait pour toute éventualité, il avança décidé vers son frère qui croisa les bras, serein, à attendre le coup implacable.

Et alors, où se trouvent donc ton honneur ? -s'exclama Pline, exaspéré. - Cette sérénité exprime bien ta lâcheté... Défends ta vie, car lorsque deux frères se disputent la même femme, l'un des deux, doit mourir !

Néanmoins, Agrippa Sévérus sourit tristement et répliqua :

Ne tarde pas davantage à accomplir ton geste, car tu me prêteras le bien suprême de la sépulture puisque ma vie avec ses tortures de chaque jour, n'est rien de plus qu'un chemin scabreux et long vers la mort.

Reconnaissant sa noblesse et son héroïsme, mais croyant fermement en l'infidélité de son épouse, Pline rangea son épée et lui fit :

Très bien ! Je pourrais t'éliminer mais je ne le fais pas par considération pour la mémoire de nos parents inoubliables ; néanmoins, en continuant à croire en ton infamie, je partirai d'ici pour toujours en gardant l'intime certitude que tu es le plus grand traître et mon pire ennemi.

Sans plus un mot, Pline se retira à grand pas tandis que son frère, s'avançant jusqu'à la porte, lui lançait un dernier appel affectueux pour qu'il ne s'en aille pas.

Toutefois quelqu'un accompagnait la scène dans ses moindres détails. C'était Saul qui, en sortant de sa cachette et éteignant soudainement la lumière de la chambre, bondit sur Agrippa par les côtés, et lui affligea un coup violent. Le pauvre jeune homme tomba lourdement dans une énorme flaque de sang, sans pouvoir articuler un mot. Après cet acte criminel, l'affranchi s'enfuit, feignant l'insouciance, sans que personne ne puisse soupçonner ses tristes méfaits.

Dans sa chambre, Flavia Lentulia était surprise par le retard du dénouement d'une affaire où elle se trouvait Impliquée et qu'elle considérait aussi, à première vue, comme un événement sans importance.

Avec beaucoup d'effort, elle se leva et se dirigea vers la porte qui faisait communiquer les appartements d'Agrippa avec le péristyle, mais surprise par l'obscurité et le silence régnants, elle entendit à peine, venant de l'intérieur, un léger bruit, semblable aux sons rauques d'une respiration fatiguée et oppressée.

Dominée par de terribles pressentiments, la malheureuse créature sentit battre son cœur intensément.

L'absence de lumière, ce bruit de respiration râleuse et, surtout, ce silence profond et effrayant, la firent reculer. Elle alla chercher l'aide et l'expérience d'Anne qui avait également conquis son cœur par son dévouement et son humilité durant tous les jours de cette âpre période de son existence.

Jouissant du respect et de l'estime de tous, la vieille servante de Livia était, à présent, presque la gouvernante de la maison à qui, par décision de ses maîtres, tous les esclaves du palais de l'Aventin devaient obéissance.

Appelée par Flavia dans ses appartements privés, la vieille servante des Lentulus, après avoir entendu la confidence précipitée de sa maîtresse, partageant ses craintes, l'accompagna dans la chambre d'Agrippa où elle s'arrêta devant la porte d'entrée et réfléchit. Mais la respiration oppressée, observée quelques minutes auparavant par la femme de Pline ne se faisait plus entendre.

Madame - dit-elle affectueusement -, vous êtes fatiguée et vous avez encore besoin de repos. Retournez dans votre chambre ; si quelque chose justifie vos craintes, je chercherai à résoudre le problème en allant voir votre père dans son cabinet privé pour l'informer de ce qui se passe.

Merci, Anne - répondit-elle, visiblement émue -, je suis d'accord avec toi, mais j'attendrai ici dans le péristyle le résultat de tes observations.

La vieille servante fit une prière et pénétra dans la chambre où elle fit un peu de lumière et figea son regard, presque terrifiée.

Sur le tapis, le cadavre d'Agrippa Sévérus, tombé à la renverse, gisait dans une flaque de sang qui coulait encore de la profonde blessure ouverte par l'arme homicide de Saul.

Anne dut mobiliser toute la sérénité de sa foi, pour ne pas hurler et alarmer la maison entière. Elle, qui avait vécu tant de souffrances dans sa vie, n'eut pas beaucoup de difficulté à ajouter une note angoissante de plus au palmarès de ses amertumes, toujours supportées avec résignation et sérénité.

Toutefois, sans pouvoir dissimuler son trouble et sa profonde pâleur, elle retourna à nouveau dans le péristyle, et dit inquiète à Flavia Lentulia qui observait ses moindres gestes avec anxiété :

Madame, ne soyez pas effrayée mais le seigneur Agrippa est blessé...

Et devant le premier mouvement de curiosité de la fille du sénateur qui se rappelait du profond désespoir de son mari un peu plus tôt, Anne la calma avec ces mots :

Nous n'avons pas de temps à perdre ! Allons chercher le sénateur pour les premières dispositions à prendre ; cependant, j'estime devoir nie charger seule de cette tâche, et je vous conseille de regagner la tranquillité de votre chambre.

Et silencieuses et inquiètes, toutes deux se dirigèrent rapidement vers le cabinet de Publius, absorbé par de nombreux procès politiques en cette nuit tranquille.

Agrippa, blessé ?! - fit le sénateur fortement surpris, après avoir pris connaissance des faits rapportés par Anne. - Mais qui serait l'auteur d'un tel attentat dans cette maison ?

Mon père - répondit Flavia en larmes -, il y a peu, Pline et Agrippa ont eu une sérieuse altercation dans mes appartements !...

Publius Lentulus comprit le danger des propos confidentiels de sa fille en de telles circonstances, et comme il ne pouvait pas croire que les fils de Flaminius, toujours aussi unis et généreux, en soient arrivés aux armes, il souligna avec détermination :

Ma fille, je ne crois pas que Pline et Agrippa se soient laissés aller à de telles extrêmes.

Et comme ils étaient en présence d'Anne, bien qu'il lui vouait à présent une plus grande confiance, Publius ne pouvait changer la teneur de ses rigides traditions familiales, il ajouta alors comme pour prémunir sa fille de toute révélation gênante qui pourrait mêler son nom à d'irrémédiables scandales mondains :

D'ailleurs, tes souvenirs ne me semblent pas très exacts puisque Pline a pris congé ce matin avant de partir en voyage pour Massilia. Nous ne pouvons oublier une telle circonstance.

N'a-t-on pas vu un inconnu dans cette maison ?

Seigneur - répondit Anne, avec humilité -, il y a quelques minutes de cela, j'ai vu seigneur Saul quitter précipitamment la chambre du blessé. D'après mes observations et étant donné sa familiarité avec vos amis, je suppose que c'est la personne indiquée pour clarifier la situation.

Les yeux du vieux sénateur brillèrent étrangement comme s'il avait trouvé la clé de l'énigme.

A cet instant, tandis qu'il rangeait ses papiers avec empressement pour aller prêter les premiers secours au blessé, Flavia Lentulia éclata en sanglots comme si les commentaires d'Anne avaient suscité en elle de nouvelles explications, et dit :

Mon père, mon père, ce n'est que maintenant qu'il me vient à l'esprit que j'aurais dû vous tenir informé de choses très graves !...

Ma fille - réagit-il résolument -, tu es malade et fatiguée. Repose-toi dans ta chambre, je chercherai à remédier à tout !... Il est trop tard pour de quelconques considérations. Les choses graves sont toujours mauvaises et le mal que l'on ne coupe pas à la racine avec les éclaircissements opportuns, est toujours une graine de calamité gardée dans notre cœur qui éclate en larmes d'amertume aux heures inopinées de la vie !... Nous en reparlerons plus tard. Il faut à présent prendre les mesures les plus urgentes et nécessaires.

Il se retira précipitamment avec la servante et se dirigea vers les appartements du jeune homme, tandis que Flavia obéissait sans discuter à sa volonté en regagnant sa chambre.

En pénétrant dans la chambre d'Agrippa, en compagnie de sa vieille employée, Publius Lentulus mesura toute l'extension de la tragédie qui s'était déroulée là, sous son toit respectable.

Le sénateur ferma la porte d'entrée et constata que le fils aine de son inoubliable Flaminius était mort. Il restait à découvrir les moindres détails de ce triste drame dont la fin sanglante était la scène qui se trouvait là devant ses yeux.

Il s'agenouilla auprès du cadavre, ainsi que sa servante et loyale amie et dit pris d'émotion :

Anne, il est trop tard !... Mon pauvre Agrippa n'est déjà plus en vie, il n'aurait même pas été possible de le sauver avec une blessure de cette nature !... Il semble avoir expiré il y a peu de temps !...

Levant ses yeux plein de larmes vers le ciel, il s'exclama amèrement :

Ô mânes de mon malheureux fils, recevez nos suppliques pour le repos éternel de son âme!...

Mais cette prière resta évanouie au fond de son âme. La voix oppressée se perdit. Ce spectacle hideux l'avait profondément ébranlé. Il aurait voulu parler, sans y parvenir, car sa gorge était comme brisée et insoumise sous la force des sanglots de son cœur qui mouraient secrètement dans la solitude de son impérieuse force spirituelle.

Affligée, Anne le contemplait car elle ne l'avait jamais vu dans une attitude aussi intime, pendant toutes ces années au service de cette maison.

À ses yeux, Publius Lentulus était toujours l'homme froid et impitoyable qui avait un cœur de fer qui battait dans sa poitrine et qui ne pouvait vibrer que pour les folles vanités mondaines.

A cet instant, néanmoins, à la fois effrayée et émue, elle remarqua que le sénateur pouvait aussi verser des larmes. De ses yeux toujours hautains, coulaient des larmes ardentes qui roulaient, silencieuses et tristes, sur la tête inerte du jeune homme qu'il considérait aussi comme un fils, dont il ne lui restait rien de plus que la consolation suprême d'étreindre affectueusement sa dépouille au travers du voile obscur de ses doutes angoissants.

Anne, qui était profondément touchée par la tristesse de cette scène, dit avec humilité, désireuse de consoler la douleur immense de ce mal irrémédiable :

Seigneur, soyons courageux et gardons notre calme. Dans mes secrètes prières, je demande toujours au prophète de Nazareth que le ciel vous soutienne, en consolant votre cœur souffrant et découragé !

La pensée du sénateur errait dans le dédale de ses doutes ténébreux. Comparant les commentaires de sa fille et les paroles d'Anne, il cherchait à découvrir la raison à la culpabilité d'un tel délit. Auquel des deux, Pline ou Saul, devait-il imputer la responsabilité de l'infâme attentat ? Lui qui avait statué sur tant de procès difficiles dans sa vie, lui qui était sénateur et qui ne perdait pas non plus l'occasion de participer aux efforts de l'édilité romaine, sentait à présent la douleur suprême d'exercer la justice dans sa propre demeure, face à la perspective de détruire le bonheur de ses enfants bien-aimés !...

En écoutant les propos réconfortants de la servante, il se souvint alors de l'image extraordinaire de Jésus le Nazaréen, dont la doctrine de pitié et de miséricorde avait fortifié tant d'autres pour affronter les situations les plus difficiles de la vie, ou pour mourir héroïquement comme sa propre épouse. Il s'adressa alors à Anne avec une intimité soudaine, dans un geste émouvant d'une simplicité généreuse qu'elle ne lui avait jamais remarqué, et dit:

Anne, de toute ma vie, je n'ai pas jamais cessé d'être un homme énergique, mais il arrive toujours un moment où notre cœur se sent prostré face à la rudesse des luttes que le monde nous présente avec ses désillusions amères et pénibles ! Si tu n'es qu'une servante, je sais aujourd'hui apprécier tes qualités de cœur, bien que tardivement !...

Une larme spontanée saisit sa voix, mais le vieux patricien poursuivit :

Toute mon existence, j'ai jugé d'innombrables procès de toutes natures, relatifs à la justice du monde ; mais depuis quelque temps, il me semble que je suis jugé par les forces incoercibles d'une justice suprême dont les tribunaux ne sont pas sur terre !...

Depuis le décès de Livia, je sens mon cœur modifié, en voie à une sensibilité qui m'était jusqu'à présent inconnue.

L'approche de la vieillesse semble être un présage de la mort à tous nos rêves et espérances !...

Devant ce cadavre qui va certainement augmenter l'ombre de nos secrets de famille, je sens ô combien est douloureuse la tâche de disculper les êtres que nous aimons ; et puisque tu te rapportes au Maître de Nazareth dont la doctrine de paix et de fraternité a appris à tant d'autres à mourir avec résignation et héroïsme suprême par la victoire de la croix sur les souffrances terrestres, comment procéderait-il dans un cas comme celui-ci, où les plus grands doutes planent dans mon cœur quant à la culpabilité d'un fils bien-aimé ?

Seigneur - répondit Anne, avec humilité, profondément émue par cette preuve de considération et d'affection -, plusieurs fois Jésus nous a enseigné que nous ne devions jamais juger, pour ne pas être jugés à notre tour.

Le sénateur fut surpris d'entendre une créature aussi simple et aussi inculte à ses yeux, professer cette merveilleuse synthèse de la philosophie humaine, revoyant mentalement son douloureux passé.

Mais - avança-t-il comme pour se justifier des erreurs profondes de son passé d'homme public - ceux qui ne jugent pas, pardonnent et oublient ; et si les lois de la vie nous demandent d'être reconnaissants du bien qui nous est fait, nous ne pouvons pardonner le mal que l'on nous fait en chemin !...

Anne ne rata pas alors l'occasion d'affirmer les enseignements évangéliques en ajoutant avec douceur :

Même dans mon pays, la Loi antique ordonnait de répondre œil pour œil et dent pour dent, mais Jésus de Nazareth, sans détruire l'essence des enseignements du Temple, a révélé que ceux qui commettent le plus d'erreur au monde sont les plus malheureux et les plus nécessiteux de notre soutien spirituel, et recommanda, dans sa doctrine d'amour et de charité, de ne pas pardonner une fois seulement, mais soixante-dix fois sept fois.

Publius Lentulus était admiratif d'apprendre ces généreux concepts de sa domestique, concernant les principes du pardon sans limites.

Pardonner ? Jamais, il ne l'avait fait dans les luttes acharnées de ce monde. Son éducation n'admettait pas la pitié ou la commisération pour les ennemis, et tout pardon et toute humilité signifiaient, pour ceux de sa classe, trahison ou lâcheté.

Ilse souvenait pourtant à présent que dans de nombreux procès politiques il aurait pu pardonner et que dans de nombreuses circonstances de sa vie, il aurait pu fermer les yeux de sa sévérité dans un affectueux oubli.

Sans en connaître la raison comme si une énergie inconnue reconduisait sa pensée en arrière, ses souvenirs se transportèrent à la période lointaine de son voyage en Judée, revoyant avec les yeux de son imagination la scène où, avec rigueur, il avait impitoyablement asservi un misérable jeune garçon. Oui, il s'appelait aussi Saul et son cerveau était à présent rongé par des doutes atroces entre ce Saul, affranchi par ses amis, et Pline, qu'il voyait toujours dans un halo d'amour et de générosité.

Pardonner ?

Et la pensée du sénateur resta figée dans des méditations amères et très difficiles pendant ces longues minutes d'angoisse. C'était, peut-être, l'une des rares fois dans sa vie où son esprit doutait, craignant de faire tomber l'austérité de son jugement sur la tête d'un très cher fils.

Mais, sortant de cette apathie passagère, il dit avec résolution :

Anne, le prophète nazaréen devait être effectivement un être divin ici sur terre !... Moi, néanmoins, je suis humain et je manque de forces nouvelles pour vivre une existence hors de mon temps... Je veux pardonner et je ne le peux... Je veux juger ce cas et je ne sais pas comment faire... Mais je saurai prendre une décision et trouver la solution à ce terrible problème ! Je ferai mon possible pour suivre les règles de ton maître en gardant le silence jusqu'à ce que je parvienne à connaître le vrai coupable, alors je chercherai à ne pas juger comme les hommes, mais je demanderai à cette justice divine de se manifester en soutenant mes pensées et en éclairant mes actes...

Et comme s'il reprenait son énergie habituelle pour les luttes de la vie, le vieux patricien décréta :

Maintenant, occupons-nous de la vie et de ses dures réalités.

Il plaça le cadavre d'Agrippa sur le lit et recommanda à la servante de préparer sa fille en soutenant son cœur en cet instant déchirant. Il ouvrit alors les portes des appartements, requis la présence de tous les domestiques de la maison, puis informa les autorités des faits et procéda simultanément à une rigoureuse enquête afin de tirer au clair l'origine du crime, même si un épisode de cette nature était considéré comme très banal à l'époque tourmentée de la Rome de Domitius Néron.

Quelques domestiques dirent avoir vu Pline Sévérus avec son frère pendant la nuit ; mais la parole du sénateur contredisait ces informations en affirmant que le frère de la victime était parti dans la journée en direction du port de Massilia.

Par conséquent, Saul était tout naturellement indiqué pour donner des renseignements et, avant que ne se réalisent les cérémonies funèbres, le sénateur, l'interrogea en privé supposant avoir des raisons de croire en sa culpabilité. Il remarqua qu'il fit des réponses évasives et des allusions sans fondement qui ne satisfaisaient pas les exigences de son enquête psychologique. Ses affirmations et sous-entendus ne coïncidaient pas avec les affirmations incisives d'Anne, dont il connaissait bien la droiture de sa parole. A un moment donné, il avait nié être présent dans les appartements d'Agrippa et cela suffisait pour que le sénateur sache qu'il mentait.

Quant à Pline, effectivement, il ne fut pas trouvé, on obtint seulement le laconique témoignage de son départ pour Massilia, ce qui se produisit réellement la nuit même de la tragédie après l'altercation décisive avec son frère au palais de l'Aventin.

Et c'est ainsi, qu'en compagnie d'Aurélia, il se dirigeait vers les Gaules dans une somptueuse galère, parcourant les eaux calmes de l'ancienne mer romaine.

Mais le sénateur voulut connaître les confidences que sa fille avait à lui faire pour arracher la confession suprême du misérable affranchi de Flaminius dont il n'avait plus de doute sur la culpabilité.

Il chercha, malgré tout, à réaliser dans la plus grande discrétion l'enterrement du fils de son inoubliable ami auquel Saul de Gioras eut l'impudence d'assister avec toute la sérénité empoisonnée de son esprit mesquin.

Sous l'effet pernicieux des poisons mortels administrés par Athée, la traître esclave à la solde d'Aurélia, qui dans son inconscience empoisonnait tous les cosmétiques utilisés par sa maîtresse et destinés au traitement de la peau et des cils, Flavia Lentulia voyait à présent toutes ses souffrances physiques singulièrement aggravées, en plus de la terrible situation morale face aux événements, accablée par le poids de doutes insolubles.

Le mal de son enfance semblait renaitre, car son corps se couvrait à nouveau de douloureuses plaies tandis que ses yeux semblaient sérieusement attaqués par une maladie implacable.

Trois jours après les obsèques d'Agrippa, Publius Lentulus, très peiné, entendit sa déposition intime et angoissante avec beaucoup d'amour et un très grand intérêt. Une fois l'histoire minutieuse de sa fille terminée dont les malheurs conjugaux touchaient profondément son cœur, le vieux sénateur exigea un nouvel interrogatoire de Saul, en sa présence. Mais quand il envoya un émissaire à la recherche de l'affranchi de Flaminius, il resta stupéfait par une nouvelle surprise.

Après avoir répondu aux accusations personnelles de Publius Lentulus, alors que l'enterrement d'Agrippa Sévérus n'avait pas encore eu lieu, Saul de Gioras qui avait perçu clairement l'attitude mentale de ce dernier envers lui, se dit qu'il ne pourrait duper l'habileté psychologique du vieux sénateur.

Et deux jours après les cérémonies funèbres, l'affranchi alla voir Arax dans son misérable refuge de l'Esquilin, l'esprit exacerbé et inquiet.

Croyant sincèrement en l'intervention merveilleuse du mage, au vu de ses facultés divinatoires, exploitées d'ailleurs par des forces ténébreuses de l'au-delà liées à ses sinistres ambitions financières, Saul remarqua que le devin le recevait avec son mystérieux flegme de toujours. Il laissa bien en vue sa volumineuse bourse bien remplie pour acquérir le talisman de son bonheur, comme pour lui montrer les riches possibilités financières qui s'offraient à lui.

Ridé par l'âge, le vieux sorcier, qui reconnut ses dispositions généreuses, le comblait de sourires d'une bienveillance ambitieuse et énigmatique, semblant percer son regard craintif et soucieux de ses yeux inconstants et pénétrants.

Arax - lui fit Saul, d'une voix presque suppliante -, je suis fatigué d'attendre l'amour de la femme que j'adore ! Je suis affligé et inquiet... J'ai besoin que tu calmes mes pénibles afflictions. Ecoute-moi ! Je veux de tes mains le talisman de la félicité pour mon amour malheureux !...

Le vieux devin garda pendant quelques minutes sa tête entre ses mains dans un geste qui lui était propre, puis il répondit d'une voix presque étouffée :

Seigneur, les voix de l'invisible me disent que vos afflictions ne sont pas le résultat d'un amour incompris et désespéré...

Mais l'affranchi de Flaminius qui souffrait du plus profond désespoir de sa conscience pour avoir éliminé un ami et bienfaiteur en pleine jeunesse, lui coupa la parole en lui disant sur un ton incisif :

Comme oses-tu me contredire, infâme sorcier ?

Toutefois, avec une lueur étrange dans son regard vif, Arax répondit promptement :

Alors, vous pensez que je suis un infâme sorcier ? Je ne cesserai pas pour autant de dire la vérité, si cela me convient.

Je soutiens ce que j'ai dit, car à quelles vérités mystérieuses fais-tu allusion dans tes vagues affirmations ? - fit l'affranchi, vraiment exaspéré.

La vérité, mon ami - fit le mage, avec une sérénité presque sinistre -, c'est que si vous êtes aussi perturbé c'est tout simplement parce que vous êtes un criminel. Vous avez assassiné, froidement, un bienfaiteur et un ami, et la conscience du scélérat craint l'action implacable de la justice !

Tais-toi, misérable ! Comment le sais-tu ? -s'exclama Saul, extrêmement excité, alors même qu'il tirait un poignard d'entre les plis de sa mante.

Et avançant vers le vieux sans défense, il ajouta sur un ton funeste :

Puisque tes sciences occultes te procurent des connaissances pernicieuses pour la tranquillité d'autrui, tu dois aussi disparaître !...

Arax comprit que le moment était décisif. Cet homme emporté était capable de l'éliminer d'un seul coup. En un clin d'œil, il mesura la situation et faisant preuve de toute son argutie pour sauver sa vie, il esquissa un sourire sournois et complaisant, et lui fit :

Allons, allons, si j'ai dit la vérité, c'est uniquement pour que vous puissiez évaluer mes pouvoirs spirituels, et puisque c'est votre désir, je peux immédiatement vous remettre l'indispensable talisman. Grâce à lui, vous serez profondément aimés par la femme de votre préférence... Avec lui, vous modifierez les sentiments les plus personnels de cette créature que vous adorez et qui vous rendra heureux toute votre vie. Quant au reste, vous n'êtes pas le premier à ôter la vie d'un de vos semblables, car tous les jours apparaissent ici des clients dans votre situation pour frapper à ma porte. De plus, entre nous il doit y avoir une grande confiance car vous êtes mon client depuis plus de dix ans.

En entendant ces paroles bienveillantes et calmes, l'affranchi de Flaminius rengaina son arme et face aux nouvelles perspectives de son bonheur, il accepta tout ce que lui disait le devin qui le fit asseoir et retint son attention pendant plus d'une heure sur la description de faits identiques à ceux qu'il vivait, démontrant théoriquement l'efficacité miraculeuse de ses amulettes. La conversation allait bon train quand Saul lui demanda de lui donner le talisman immédiatement car il désirait l'expérimenter le jour même, ce à quoi Arax répondit empressé :

Votre talisman est prêt. Je peux vous livrer cette préciosité sur le champ, cela ne dépend que de vous car vous devrez boire le filtre magique qui vous placera dans la situation spirituelle requise à ces fins.

Saul ne refusa pas de se soumettre aux impositions du vieil Égyptien dans ses pratiques étranges et mystérieuses, et il pénétra dans une pièce, décorée de plusieurs symboles extravagants qui lui étaient totalement inconnus.

Arax faisait les mises en scène les plus suggestives. Il l'habilla d'une toge ordinaire, d'une grande tunique comme la sienne et, feignant les gestes d'une magie incompréhensible, il se rendit dans un petit laboratoire où il prit un violent poison, tout en se disant : - « Tu vas recevoir le talisman qui te convient le mieux en ce monde ».

Il versa quelques gouttes de la dangereuse potion dans un gobelet de vin et, avec de larges gestes spectaculaires comme s'il obéissait à un rituel inconnu, il lui fit boire le contenu tout en continuant avec des gestes exotiques qui étaient bien les expressions pittoresques et sinistres d'une extravagante magie de mort.

Absorbant le vin afin de garder l'amulette de son bonheur, le dangereux affranchi sentit que ses membres se relâchaient sous l'emprise d'une force inconnue et destructrice, alors que sa voix lui faisait défaut pour exprimer ses émotions. Il voulut crier, mais il n'y parvint pas, et tous ses efforts furent inutiles pour se relever. Peu à peu, ses yeux se révulsèrent lugubrement comme embrumés par des ombres épaisses et indéfinissables. Il voulut manifester sa haine au mage meurtrier, se défendre

dans cette angoisse qui étouffait sa gorge, mais sa langue était raide et un froid pénétrant envahit ses centres vitaux. Il laissa tomber sa tête sur ses coudes appuyés sur la grande table qui se trouvait là et compris que la mort violente détruisait toutes les forces vives de son organisme.

Arax ferma tranquillement la pièce, comme si de rien n'était et retourna dans son magasin pour répondre avec sollicitude à sa nombreuse clientèle, sans perdre son habituelle sérénité.

Avant la nuit, néanmoins, il pénétra dans la chambre mortuaire et vida la bourse du cadavre, conservant discrètement les pièces parmi ses abondantes réserves d'avare.

Après vingt-trois heures, alors que la cité dormait, le vieux sorcier de l'Esquilin se mêla aux esclaves qui faisaient le service nocturne des transports, il conduisait une petite charrette dans laquelle il y avait un gros volume.

Après un long trajet, il regagna les environs du forum entre le Capitole et le Palatin, où il se reposa en attendant le dernier quart de l'aube, quand il versa le chargement dans un coin obscur de la voie publique, et retourna tranquillement à son sommeil de chaque nuit.

Dans la matinée, le cadavre de Saul fut facilement Identifié et, quand le sénateur envoya chercher l'affranchi pour faire des déclarations, il fut surpris par cette nouvelle, se demandant quelles pouvaient être les raisons de ce décès inattendu et étrange. Abasourdi par l'engrenage des mécanismes de la justice divine, il demanda à sa propre conscience si Saul ne serait pas de ces criminels immédiatement jugés par la loi des compensations sur le chemin infini des destinées.

Son cœur, plus que jamais incliné à l'examen des profondes questions philosophiques, se perdait dans un abîme de conjectures et se rappela la recommandation de l'esprit de Flaminius et les leçons élevées d'Anne, calquées sur l'Évangile : il cherchait avec la meilleure bonne volonté du monde à résoudre le problème du pardon et de la pitié. Désireux de satisfaire sa propre conscience dans les activités quotidiennes, il contraria ses traditions et ses habitudes face à cet événement, et se dirigea à la résidence du bourreau de ses fils pour prendre toutes les mesures pour que la décence et le respect ne lui fassent pas défaut lors des cérémonies funèbres. Quelques esclaves et serviteurs de confiance furent habilités à résoudre tous les problèmes concernant les affaires laissées par le défunt, et en participant aux obsèques, Publius Lentulus se sentit satisfait de vaincre son aversion personnelle, rendant hommage en même temps à la mémoire de Flaminius.

Se trouvant avec sa nouvelle compagne dans l'Avenio, Pline Sévérus apprit, par l'intermédiaire d'amis, la tragédie qui s'était déroulée à Rome la nuit de son absence, et fut également informé des funestes doutes qui planaient à son respect. Profondément touché dans ses sentiments en se souvenant de son frère qui, tant de fois, lui avait témoigné les plus grandes preuves d'affection, il désira retourner à Rome pour éclaircir correctement l'affaire et venger sa mort. Mais les bras d'Aurélia le firent faiblir et se méfiant du jugement du vieux sénateur respecté comme un père, outre les soupçons que lui causaient la nouvelle de l'inexplicable maladie de sa femme, il se laissa aller à sa vie incompréhensible à travers l'Avenio, Massilia, Arelate14, Antipolis15 et Nice, cherchant à oublier dans le vin des plaisirs, les grandes responsabilités qui lui incombaient.

Aujourd'hui Arles. (NDT)

Antibes (NDT)

Auprès d'Aurélia, la vie de l'officier s'écoula pendant trois longues années dans une tranquillité répréhensible quand un beau jour, il eut la pénible surprise de trouver sa compagne perfide et insensible dans les bras du musicien et du chanteur Sergius Acerronius, arrivé à Massilia avec les bruyantes joies de la capitale de l'Empire.

En ce jour amer de son existence, l'arme à la main, le fils de Flaminius saisit la femme traîtresse, disposé à lui ôter sa vie criminelle et décadente. Pourtant à l'instant de sa vengeance, il pensa qu'assassiner une femme, bien que diaboliquement perverse, ne devait pas faire partie de sa vie, et il se dit que la laisser vivre le chemin scabreux de ses cruautés serait la meilleure vengeance de son cœur trahi et malheureux.

Il abandonna, alors, pour toujours, cette misérable créature qui fut éliminée plus tard à Anzio, par le poignard implacable de Sergius qui ne put tolérer son infidélité et son obstination dans le vice.

Se sentant alors seul, Pline Sévérus réfléchit amèrement aux tapageuses erreurs de sa vie. Il revit son passé fait de futilités condamnables et d'attitudes folles. Presque pauvre, il était à présent trop misérable pour retourner à Rome où tant de fois il avait brillé dans sa jeunesse dans des aventures prodigues et heureuses.

En vain le sénateur lui avait envoyé des appels affectueux. Blessé dans son honneur par les douloureuses leçons de sa destinée et soutenu par quelques amis à Rome, l'officier préféra s'efforcer de se réhabiliter dans des villes en Gaules où il demeura pendant de longues années à réaliser un travail silencieux et rude pour redresser l'honneur de son nom devant ses parents et ses amis les plus proches.

Alors qu'il entrait déjà dans l'âge mûr des profondes réflexions, il fit un gros effort de réhabilitation, loin des êtres qui lui étaient les plus chers.

Quant au vieux sénateur, il résista avec énergie aux coups durs du destin grâce à sa forte structure spirituelle. Il faisait des luttes de chaque jour un véritable chemin d'élucidation et vit ainsi passer les années sans découragement et sans oisiveté.

Depuis les tragiques événements où Agrippa et Saul avaient perdu la vie mystérieusement et avec l'abandon définitif de son mari, Flavia Lentulia avait la santé à jamais ébranlée. Sur son épiderme, les marques

provoquées par les poisons d'Athée avaient disparues, vaincues par les substances médicamenteuses appliquées, mais la lumière de ses yeux s'était éteinte pour toujours. Découragée et aveugle, elle trouva néanmoins dans le cœur généreux d'Anne, l'affection maternelle qui lui manquait en de si pénibles circonstances.

Quant au sénateur, sa constitution physique résistait à tous les choques et malheurs.

Entre les efforts aimants pour assister sa fille et les combats politiques qui lui demandaient la plus grande attention, les jours calmes et tristes s'écoulaient comme toujours pleins de luttes ingrates. Il avait maintenant à l'esprit les meilleures dispositions qui soient et les plus sincères pour appréhender l'essence sacrée des enseignements du christianisme et c'est ainsi que son cœur pénétra le crépuscule de la vieillesse comme si les ombres étaient éclairées par des étoiles caressantes et douces. Au fond de lui, il gardait une sérénité imperturbable, mais dans sa vie d'homme du monde, il était animé du souffle inquiet de l'effort pour les réalisations de son temps. Son cœur était résigné face aux fâcheuses désillusions de la destinée, mais au pouvoir suprême de l'Empire il y avait un tyran qui devait tomber au profit de l'édification du droit et de la famille ; et c'est ainsi qu'avec de nombreux compagnons, il se livra au travail subtil de la politique interne pour arriver à la chute de Domitius Néron qui continuait à assujettir la cité avec les odieux spectacles de son règne infâme.

Caius Pisan, Sénèque, ainsi que d'autres personnalités vénérables de l'époque, plus exaltées de patriotisme et d'amour pour la justice, tombèrent entre les mains criminelles du scélérat qui ceignait la couronne. Mais Publius Lentulus, aux côtés d'autres frères d'idéal qui travaillaient en silence et dans l'ombre de la diplomatie secrète auprès des militaires et du peuple, guettait la mort ou le bannissement du tyran, en attendant les clartés de l'avenir survenues avec le règne éphémère de Sergius Sulpicius Galba qui, aux dires de Tacite, aurait été par tous considéré comme digne du gouvernement suprême de l'Empire, s'il n'était pas devenu Empereur.

LA DESTRUCTION DE JÉRUSALEM

Depuis l'an 58, plus de dix années silencieuses et tristes s'étaient écoulées dans la vie quotidienne des personnages de cette histoire.

Ce ne fut qu'en 68, que la politique conciliante d'un grand nombre de patriciens, dont Publius Lentulus, réussit à obtenir l'éloignement définitif de Domitius Néron et ses infâmes cruautés. Toutefois, l'ascension de Galba ne dura que quelques mois et en l'an 69, la vie de l'empire allait être marquée par de grands événements.

De nombreuses luttes frappèrent la cité de terreur et de sang.

Le terrible conflit entre Othon et Vitellius avait divisé toutes les classes de la société romaine en factions hostiles qui se haïssaient à l'extrême.

Finalement, la fameuse bataille de Bédriac donna le trône à Vitellius qui instaura un nouveau cycle de cruautés dans tous les milieux politiques.

Toutefois, la diplomatie interne veillait dans l'ombre et examinait attentivement la situation, afin d'empêcher de nouvelles vagues d'extermination et d'infamie.

Vitellius ne conserva le gouvernement que pendant huit mois et huit jours car en cette année 69, les légions du territoire africain manipulées par l'orientation subtile de ceux qui avaient renversé Néron et ses partisans, proclamèrent Vespasien à la suprême investiture de l'empire. Le nouvel empereur, qui se trouvait encore sur le champ de bataille engagé dans la pacification de la Judée lointaine satisfaisait les plus grandes exigences de toutes les classes civiles et militaires, fut reçu en triomphe au poste suprême, initiant ainsi l'ère prestigieuse des Flaviens.

Vespasien faisait partie de ce groupe de patriciens laborieux qui avaient contribué, sans vanité, à la chute des tyrans.

Ami personnel de Publius Lentulus, l'empereur s'était rendu célèbre, non seulement par ses victoires militaires, mais également par son judicieux apprentissage de la politique, remarqué à Rome depuis l'époque des jours turbulents de Caligula.

Sous sa direction administrative, une trêve dans les immoralités gouvernementales allait s'instaurer, une nouvelle période de compréhension des besoins populaires allait commencer et, dans le cadre de ses plans économiques et financiers, l'empire allait vers les jours régénérateurs d'une ère nouvelle.

Soixante-sept années de luttes et de fortes expériences de la vie faisaient que Publius vivait tous ces événements avec une joie relative. Mais à la clarté sereine de la vieillesse, sa fibre morale et sa résistance physique étaient toujours les mêmes.

Face aux perspectives de jours meilleurs dans le cadre des réalisations patriotiques, il considérait à présent que tout le temps volé à sa fille aveugle pour répondre aux travaux du bien collectif avait bien été employé ; et ce fut dans cet état d'esprit, la conscience satisfaite du devoir accompli, conformément à ses idées, qu'il se rendit au palais pour répondre à l'appel personnel de l'empereur qui, à de nombreuses reprises, n'avait pas hésité à recourir aux conseils de ses plus anciens compagnons d'idéal.

Sénateur - lui dit Vespasien dans l'intimité tranquille d'un des magnifiques cabinets de la résidence Impériale -, je vous ai fait appeler pour me soutenir avec votre dévouement habituel à l'empire, et trouver la solution à une affaire que je juge de la plus haute Importance.16

Dites, Auguste !... - répondit Publius, touché.

(16) Vespasien se trouvait à Rome juste après sa proclamationNote d'Emmanuel.

Mais l'empereur, courtoisement, lui coupa la parole :

Non, mon cher, parlons-nous avec la vieille intimité d'autrefois. Laissons de côté les protocoles, pour l'instant.

Et voyant que le sénateur esquissait un sourire de reconnaissance face à sa parole naturelle et généreuse, il continua à exposer la question qui l'intéressait :

Appelé à Rome à la charge suprême, je n'ai pas osé désobéir aux injonctions sacrées qui m'astreignaient à l'accomplissement de ce grand devoir, et j'ai été obligé de laisser mon fils œuvrer à la pacification de la Judée mutinée. Un travail que je considérerai toute ma vie comme le plus grand effort pour la vitalité de l'empire dans le développement de ses glorieuses traditions.

Il se trouve, néanmoins, que le siège de Jérusalem dure depuis trop longtemps, causant les plus sérieuses conséquences à mes projets économiques dans le programme de restauration que je me suis proposé de réaliser au sein du gouvernement.

Je pense que mon valeureux Titus a besoin d'un conseil de civils, en plus des assistants militaires qui l'accompagnent dans cette audacieuse entreprise, et j'ai pensé le constituer avec mes amis les plus proches parmi ceux qui connaissent Jérusalem et ses alentours.

Lors de mes premières incursions dans l'édilité, j'ai pris connaissance de vos procédures de réforme administrative en Judée, et j'ai appris que vous avez séjourné à Jérusalem il y a plus de vingt ans.

Je manifeste donc le souhait que vous acceptiez avec quelques autres compagnons, la charge de mieux orienter la tactique militaire de mon fils. Titus a besoin de la coopération politique de ceux qui connaissent la ville dans ses moindres recoins, ainsi que sa langue populaire, de manière à vaincre la situation qui devient de plus en plus difficile.

Publius Lentulus pensa un instant à sa fille malade, mais sesouvenant du dévouement absolu d'Anne qui pourrait parfaitement substituer ses soins pendant quelque temps, il répondit avec décision et énergie :

- Mon noble empereur, votre parole auguste est la parole de l'empire. L'empire ordonne et j'obéis, je m'honore d'accomplir vos décisions et je réponds à l'élan généreux de votre confiance.

Merci beaucoup ! - dit Vespasien en lui tendant la main, extrêmement satisfait. Tout sera prêt, de manière à ce que votre départ, et celui de deux ou trois de nos amis, se fasse dans deux semaines, au plus tard.

Et il en fut ainsi.

Après les poignants adieux de sa fille qui restait aux soins de la dévouée servante au palais de l'Aventin, le sénateur monta sur une somptueuse galère qui, en quittant Ostie, prit rapidement le large en route vers la Judée.

Le vieux patricien revécut avec une pénible sérénité, les péripéties du voyage de sa jeunesse heureuse en compagnie de son épouse et de ses deux enfants, à l'époque où il ne savait pas donner au bonheur sa vraie valeur.

Oui, la petite figure de Marcus, son fils disparu, semblait ressurgir à ses yeux, sous une auréole d'enchantement radieux et sanctifié.

Un jour, à Capharnaum, porté par les propos calomnieux de Sulpicius Tarquinius, il avait douté de l'honorabilité de sa femme, croyant plus tard que l'enlèvement de son fils fut une conséquence de son infidélité. Mais Livia était à présent rédimée de toutes ces accusations au tribunal de sa conscience. Ses sacrifices familiaux et sa mort héroïque au cirque étaient la plus grande preuve de la pureté sublime de son cœur. Dans ces instants de réflexion, il se figurait revenir au passé avec ses souffrances interminables, se heurtant toujours à l'ombre accablante du mystère lorsqu'il essayait de relire les pages de ce pénible chapitre de son existence.

Dans quels abîmes insondables et inconnus avait été emporté le petit qui aurait perpétué sa noble lignée ?

Ses émotions paternelles semblaient s'alarmer à nouveau, après tant d'années et tant de souffrances en famille.

Et même si les plus pénibles doutes planaient dans ses pensées, dans la rigidité de sa fibre morale, le sénateur préférait croire au fond que Marcus Lentulus avait été assassiné par de vulgaires malfaiteurs, adonnés au vol et aux malveillances pour n'avoir jamais fait appel à ses sentiments paternels.

Ainsi voulait-il le croire, mais ce voyage lui semblait être une analyse de ses souvenirs les plus chers et les plus poignants.

Dans l'après-midi, à la douce lueur du crépuscule sur la Méditerrané, il croyait encore voir la silhouette de Livia berçant le petit ou parlant à son cœur en ternies affectueux de consolation. Il pensait également distinguer la figure de Comenius, son fidèle serviteur, parmi les subalternes et les esclaves.

En compagnie de trois autres conseillers civils, il arriva sans embûches à destination. Le conseil restreint des amis intimes de l'empereur se mit immédiatement à la disposition de Titus, qui sut tirer profit de leur avis, utilisant avec succès leurs suggestions issues d'une longue expérience de la région et de ses coutumes.

Le fils de l'empereur était généreux et loyal envers tous ses compatriotes qui le considéraient comme un bienfaiteur et un ami. Mais pour ses adversaires, Titus était d'une cruauté sans nom.

Autour de sa personnalité ardente et intrépide se déployaient d'innombrables légions de soldats qui combattaient avec acharnement.

Le siège de Jérusalem qui s'acheva en 70, fut l'un des plus impressionnants de l'histoire de l'humanité.

La ville fut assiégée, justement lorsqu'une foule Interminable de pèlerins venus de tous les coins de la province, s'était réunie près du célèbre Temple pour les fêtes des pains azymes. D'où le nombre colossal de victimes et les luttes acharnées de la célèbre résistance.

Le nombre de morts dans les terribles affrontements s'éleva à plus d'un million. Les Romains firent presque cent mille prisonniers, dont onze mille furent massacrés par les légions victorieuses, après la sélection des hommes valides lors des pénibles scènes de sang et de sauvagerie commises par les soldats.

Le vieux sénateur se sentait affligé par ces spectacles effroyables de carnage, mais il avait donné sa parole et c'était avec le plus grand courage qu'il accomplissait pleinement son mandat.

Ses conseils et ses connaissances furent de nombreuses fois utilisés avec succès, et il devint le conseiller personnel du fils de l'empereur.

Quotidiennement, en compagnie d'un ami, le sénateur Pompilius Crassus, il visitait les postes les plus avancés des forces attaquantes pour vérifier l'efficacité de la nouvelle orientation observée par la stratégie militaire de ses compatriotes. À plusieurs reprises face à leur attitude intrépide, les chefs d'opérations les mirent en garde pour qu'ils n'avancent pas trop, mais Publius Lentulus ne manifestait pas la moindre crainte, réalisant à son âge, les minutieux services de reconnaissance topographique de la célèbre cité.

Enfin, à la veille de la chute de Jérusalem, on luttait déjà presque corps à corps dans tous les points de pénétration, après avoir effectué des incursions de part en part dans les camps ennemis avec des cruautés réciproques contre tous ceux qui avaient le malheur de se faire capturer.

Malgré la surveillance qui les entouraient et en vertu du courage dont ils témoignaient, Publius et son ami tombèrent entre les mains du camp adverse qui, lorsqu'ils remarquèrent les habits de hauts dignitaires de la cour impériale, les conduisirent immédiatement à l'un des chefs de la résistance désespérée, installé dans une grande maison qui servait de caserne près de la tour Antonia.

En observant les scènes de sauvagerie et de sang de la plèbe anonyme et rebelle qui exterminait de nombreux citoyens romains sous ses yeux, Publius Lentulus se souvint du terrible après-midi du Calvaire, où le miséricordieux prophète de Nazareth avait succombé sur la croix, sous le vacarme terrifiant de la foule enragée. Et tandis qu'il marchait impressionné par la brutalité et la rudesse alentour, le vieux sénateur se dit aussi que si ce moment était celui de sa mort, il devait mourir héroïquement comme sa propre femme, en holocauste à ses principes, bien qu'il y ait une différence fondamentale entre le royaume de Jésus et l'empire de César. L'idée de laisser Flavia Lentulia orpheline de son affection l'inquiétait ; néanmoins il estimait que sa fille aurait au monde le dévouement généreux et assidu d'Anne, ainsi que le soutien matériel de sa fortune.

Ce fut dans cet état d'esprit que, surpris par la succession des événements, il traversa de longues rues pleines d'agitation, de cris, d'injures et de sang.

Jérusalem, prise de panique, mobilisait ses dernières énergies pour éviter une ruine complète.

En bout de quelques heures, exténués de fatigue et de soif, Publius et son ami furent introduits dans le sombre cabinet d'un chef juif qui expédiait les ordres de supplice les plus impitoyables et la mort pour tous les Romains arrêtés, en réponse aux atrocités de l'ennemi.

Il suffit à Publius de poser son regard sur ce vieil Israélite aux traits caractéristiques pour chercher, avidement, une figure semblable parmi tous ses souvenirs les plus intimes et les plus lointains.

Néanmoins, il ne parvint pas à identifier immédiatement ce personnage.

Le vieux chef posa sur lui son regard intrigant et, faisant un geste de satisfaction, s'exclama avec une étincelle de haine qui transparaissait à chacun de ses mots :

Très illustres sénateurs - souligna-t-il avec ironie et mépris -, je vous connais de longue date...

Et, tout en fixant Publius, il soutint avec malice :

Mais par-dessus tout, je m'honore de la présence de l'orgueilleux sénateur Publius Lentulus, ancien légat de Tibère et de ses successeurs dans cette province persécutée et flagellée par les imprécations romaines. Heureusement que les forces de la destinée ne m'ont pas permis de partir pour l'autre vie, dans ma vieillesse laborieuse, sans m'être vengé d'une injure inoubliable.

Et s'avançant vers le vieux patricien qui le dévisageait extrêmement surpris, il répétait avec une insistance irritante :

Vous ne me reconnaissez pas ?...

Le sénateur portait sur son visage les signes d'un pénible abattement physique, face à cette rude épreuve de sa vie ; en vain, il dévisageait la figure maigre et machiavélique d'André de Gioras qui assumait à présent un poste élevé au sein des travaux du célèbre Temple, vu la fortune qu'il avait réussi à accumuler.

Constatant l'impossibilité d'être identifié par le prisonnier dont la présence, en ces lieux, l'intéressait au plus haut point et qui répondait à toutes ses questions d'un silencieux geste négatif, le vieux juif lui fit sarcastiquement :

Publius Lentulus, je suis André de Gioras, le père que tu as insulté un jour avec l'excès de ton autorité orgueilleuse. Tu te souviens de moi à présent ?

Le prisonnier fit un signe affirmatif de la tète.

Voyant que son impertinence ne l'intimidait pas, le chef de Jérusalem insista exaspéré:

Et pourquoi ne t'humilies-tu pas maintenant devant mon autorité ? Ignores-tu, par hasard, que je peux aujourd'hui décider de ton sort ?... Pourquoi ne me demandes-tu pas de faire preuve de commisération ?

Publius était exténué. Il se souvint de ses premiers jours à Jérusalem, de la visite de cet agriculteur intelligent et insurgé. Silencieusement, il chercha à se souvenir des mesures qu'il avait prise en sa capacité d'homme public afin que le fils du juif retournât au foyer paternel, mais ne se rappelait pas avoir distillé tant de fiel dans ce cœur révolté. Il décida de ne rien dire face à sa figure exaspérée et truculente, répondant ainsi à ses dispositions spirituelles, mais en raison de son audacieuse insistance, sans abdiquer de ses anciennes traditions d'orgueil et de vanité qui le caractérisaient en d'autres temps, et comme s'il désirait montrer son courage en de si rudes circonstances, il répliqua finalement avec énergie :

Si vous jugez devoir accomplir ici une obligation sacrée, au-dessus de tout sentiment personnel et moins digne, n'attendez pas que je vous demande de la commisération si de fait vous accomplissez votre devoir.

André de Gioras fronça les sourcils, exaspéré par cette réponse inattendue, et marchant de long en large dans le grand cabinet, il cogitait le meilleur moyen d'exécuter sa terrible vengeance.

Après quelques instants d'un funeste silence, comme s'il était arrivé à une solution à la hauteur de ses projets implacables, il appela d'une voix lugubre un des nombreux gardes, et lui ordonna :

Pars immédiatement et dis à Italus, de ma part, qu'il doit être ici demain, à la première heure, afin d'exécuter mes ordres.

Et tandis que l'émissaire sortait, il s'adressa aux deux prisonniers en ces termes :

La chute de Jérusalem est imminente, mais je donnerai la dernière goutte de sang de ma vieillesse pour exterminer les vipères de votre peuple. Votre race maudite est venue s'engraisser dans la cité élue, mais j'exulte à l'idée de ma vengeance sur vous deux, orgueilleux dignitaires de l'empire de l'impiété et du crime ! Quand les portes de Jérusalem s'ouvriront, j'aurai exécuté mes implacables desseins !

Puis il se tut et un geste de lui suffit pour que les deux amis fussent jetés dans un cachot sombre et humide où ils passèrent une nuit terrible de conjectures pénibles à échanger des confidences amères.

Le lendemain matin, ils étaient appelés à l'épreuve suprême.

On entendait déjà dans la cité les premières rumeurs des forces romaines victorieuses qui se livraient à la terreur et au pillage de la population humiliée et terrorisée.

De toute part, c'était l'exode précipité de femmes et d'enfants dans des cris infernaux et angoissants, mais dans cette grande demeure aux murs épais en pierre, un nombre considérable de chefs et de combattants s'étaient réfugiés pour la résistance suprême.

Publius et Pompilius furent conduits dans une vaste salle d'où ils pouvaient entendre le bruit grandissant de la victoire des armes impériales, après les actes dramatiques et cruels en ces temps de terreur, de pillages et de combat ; pourtant, là, dans cette pièce spacieuse et fortifiée, ils avaient devant eux des centaines de guerriers armés et quelques chefs de la résistance Israélite qui les observaient.

Face à l'avancée victorieuse des légions romaines, l'inquiétude et la terreur dominaient tous les visages, mais il y avait un intérêt général pour les deux prisonniers importants de l'Empire, comme s'ils représentaient tout ce qui leur restait pour assouvir leur haine et leur vengeance.

Mettant fin à cette situation, André de Gioras prit la parole sur un ton sinistre et étrange qui résonna dans tous les coins de la demeure :

Messieurs ! Notre défense désespérée touche à sa fin, mais nous avons la consolation de garder deux grands chefs de cette maudite politique de rapine de l'Empire romain !... L'un d'eux est Pompilius Crassus qui a commencé sa carrière d'homme public dans cette malheureuse province, en initiant une longue période de terreur parmi nos malheureux compatriotes ! L'autre, Messieurs, est Publius Lentulus, l'orgueilleux émissaire de Tibère et de ses successeurs dans la Judée humiliée de tous les temps, qui réduit à l'esclavage nos fils encore jeunes et instaura des procès criminels dans toutes les provinces, fomentant la terreur chez nos frères persécutés et flagellés, de sa résidence seigneuriale de Galilée !... Par conséquent ! Avant que les maudits soldats du pillage impérial ne nous emprisonnent et ne nous exterminent, accomplissons nos desseins !...

Tous ceux qui étaient présents l'écoutaient comme s'il s'agissait des ordres suprêmes d'un chef à qui ils devaient obéir aveuglément.

Les deux sénateurs furent alors attachés avec de lourdes chaînes en fer aux poteaux du supplice, sans aucune liberté de mouvement, leur mobilité se limitait à leurs yeux silencieux et sereins dans ce sacrifice.

Notre vengeance - reprit l'odieux Israélite - doit obéir aux critères de l'Antiquité. Pompilius Crassus devra mourir le premier pour être le plus vieux et pour que le vaniteux sénateur Publius Lentulus comprenne notre volonté d'éliminer la force de son maudit empire.

Pompilius fixa longuement son ami, comme s'il lui faisait des adieux angoissants et muets, en cette heure extrême.

Nicandre, cette tâche t'appartient - s'exclama André, en se tournant vers l'un de ses compagnons.

Et donnant au vigoureux soldat une épée menaçante, il ajouta avec une profonde

ironie:

Arrache-lui le cœur pour que son ami conserve à jamais dans sa mémoire la scène d'aujourd'hui.

Les yeux du condamné brillèrent d'une intense angoisse, tandis que ses joues palissaient à l'extrême, accusant les émotions douloureuses qui le blessaient au fond de l'âme. Tous deux échangèrent alors un regard inoubliable.

Quelques minutes après, Publius Lentulus assistait au déroulement de l'opération abominable.

La tête blême du supplicié tomba au premier coup d'épée et de son vieux thorax fut arraché violemment son cœur sanglant encore palpitant.

Le sénateur survivant entendait en même temps le tumulte des patriciens victorieux qui approchaient laissant croire qu'ils combattaient déjà corps à corps, aux portes de cette turbulente assemblée de vengeance et de crime. La monstrueuse scène terrifiait son âme, lui qui était toujours optimiste et déterminé, mais il ne perdit pas la posture hautaine et rigide qu'il s'imposait à lui-même, en cette heure angoissante.

Une fois l'exécution de Pompilius achevée, rapidement réalisée, car tous les participants avaient conscience de l'horrible situation qui les attendait face aux triomphateurs, André de Gioras éleva à nouveau la voix :

Mes amis - affirma-t-il sur un ton lugubre -, le plus vieux a reçu la peine miséricordieuse de la mort, mais à ce patricien infâme qui nous écoute, nous accorderons la peine arrière de la vie dans la tombe de ses illusions délirantes, de vanité et d'orgueil !... Publius Lentulus, l'ancien émissaire des empereurs devra vivre !... Oui, mais vivre sans les yeux qui ont éclairé le chemin de son égoïsme suprême sur nos grands malheurs !... Nous le laisserons en vie pour que dans les ténèbres de sa nuit, il cherche à voir avec les yeux des esclaves qu'il a piétines au cours de son existence.

Il y eut un lourd silence même si, là dehors, on entendait le trépignement des chevaux et le tintement des armures, alliés à la rumeur sinistre des voix menaçantes à l'attaque, face à la résistance désespérée du dernier bastion.

Néanmoins, André de Gioras semblait ivre de la volupté de sa vengeance et, retenant l'attention de l'assistance à cette heure tragique du destin qui les attendait tous, de sa voix magnétique et persuasive, il s'exclama énergiquement :

Italus, c'est à tes mains que revient la tâche de cet instant.

De l'assistance compacte et inquiète, sortit un homme, presque dans la quarantaine qui surprit le sénateur par ses traits fins de patricien. Leurs regards se rencontrèrent et il lui sembla découvrir dans cette âme un lien d'affinité étrange et incompréhensible.

Italus ? Ce nom ne lui rappelait-il pas quelque chose des environs de sa Rome inoubliable ? Pour quelle raison cet homme qui, de toute évidence avait le sang noble, serait-il là à combattre aux côtés des juifs mutinés et remplis de haine ? Quant au bourreau indiqué par la voix autoritaire d'André, il semblait enclin au respect et à la pitié pour cet homme vieux et serein, aux mains et aux pieds attachés au poteau de l'injure, et qui semblait hésiter à exécuter l'ordre sinistre et impitoyable de son chef.

Mais brusquement surgit d'une large porte sombre, un guerrier Israélite avec un grand plateau en bronze et une lame en fer incandescente dont la pointe aiguisée reposait parmi des braises ardentes.

Contemplant avec intérêt l'énigmatique figure d'Italus dans la vitalité de l'âge adulte, le sénateur silencieux ne pouvait dissimuler sa curiosité face à cette silhouette droite et délicate.

André, quant à lui, jouissait du tableau et, percevant l'évidente attention du condamné, il l'arracha de cet état de conjecture et de surprise, et fit ironiquement :

Alors, sénateur, vous admirez l'allure noble d'Italus ?... Sachez que si les patriciens se paient le luxe de posséder des esclaves Israélites, les seigneurs de Judée apprécient aussi les esclaves de type romain. D'ailleurs, je dois dire que c'est toujours dangereux de garder un esclave comme celui-ci dans la cité, vu l'imprécation du patriciat aujourd'hui excessive de toute part ; mais, j'ai réussi jusqu'à présent à maintenir cet homme travailleur dans le milieu agricole...

Publius Lentulus pouvait à peine deviner le sens caché de ces paroles ironiques, le temps de l'introspection était révolu. Il remarqua qu'André se tut, face à l'urgence avec laquelle l'opération à suivre devait être mise à exécution pour ne pas perdre le rouge incandescent de la lame fatidique. Devant tous ces regards stupéfaits et désespérés qui ne savaient plus s'ils devaient fixer la scène macabre ou s'ils devaient s'occuper de la bruyante pénétration des forces de Titus qui brisait à cet instant même les obstacles du dernier bastion, le bourreau implacable remit à Italus le terrible instrument du sacrifice.

Italus - recommanda-t-il avec le maximum d'énergie -, cette minute est précieuse...

Nous allons luibrûler les pupilles afin de le rendre aveugle tout en le laissant en vie.

Mais le pauvre homme ému jusqu'aux larmes en raison du supplice qu'il devait infliger de ses propres mains, semblait indécis et titubant.

Seigneur.... - dit-il suppliant, sans réussir à formuler d'objection.

Pourquoi hésites-tu?... - rétorqua André, sur un ton tyrannique en lui coupant la

parole.

Devrais-je utiliser le fouet pour que tu m'obéisses ?

Italus prit alors la lame avec humilité. Il s'approcha lentement du condamné plein de résignation et de force intérieure. Avant l'instant suprême, leurs regards se croisèrent, échangeant les vibrations d'une sympathie réciproque. Publius Lentulus observa à nouveau cette silhouette touchée d'une incontestable noblesse, brisé dans ses lignes les plus caractéristiques par les travaux les plus impitoyables et les plus rudes ; et fixé devant ses yeux en pleine lumière pour la dernière fois, l'attraction qu'il éprouva pour cet homme fut si grande, qu'inexplicablement, il en vint à se souvenir de son petit Marcus, se disant que s'il était encore en vie dans un milieu aussi hostile, il devrait avoir cette allure et cet âge.

Les mains d'Italus, tremblantes et hésitantes, s'approchèrent de ses yeux exténués comme si elles le faisaient dans une douce attitude de tendresse ; mais le fer incandescent, avec la rapidité de l'éclair, blessa ses pupilles orgueilleuses et claires, les plongeant pour toujours dans les ténèbres.

A cet instant, la victime poussa un cri infernal qui résonna dans toute la salle.

Une douleur indéfinissable émanait de ses brûlures lui faisant ressentir d'atroces souffrances.

Il ne voyait plus rien si ce n'est les ombres épaisses qui couvraient son esprit, mais pouvait deviner que les forces victorieuses arrivaient tardivement pour le libérer.

Au milieu des bruits assourdissants, André de Gioras s'approcha encore du condamné, et lui dit à l'oreille :

Je pourrais vous tuer, infâme sénateur, mais je veux que vous viviez. Maintenant, je vais vous révéler qui est Italus, votre bourreau du dernier instant !...

Mais un violent coup d'épée, brandie par un légionnaire romain, fit tomber par terre le vieil Israélite, évanoui, tandis qu'un coup de poignard mortel atteignait Italus, indécis dans sa stupéfaction et qui tomba lourdement auprès du supplicié, étreignant ses pieds dans un geste symbolique et suprême.

Des voix amicales entourèrent alors Publius Lentulus, dans cet entourage agité. On lui détacha immédiatement les pieds et les mains, lui restituant sa liberté de mouvements, pendant que d'autres légionnaires retiraient le cadavre de Pompilius Crassus, la poitrine vidée, dans un tableau affreux de sauvagerie sanguinaire.

Une fois les premiers tumultes apaisés et gardant pour lui les doutes les plus poignants concernant les paroles réservées de son ennemi implacable, avant d'être emmené par les bras de ses compagnons au poste de commandement des forces en action où il allait recevoir les premiers secours, Publius Lentulus recommanda que l'on traitât avec le plus grand respect le cadavre d'Italus qui gisait à côté d'un tas de dépouilles sanglantes, ce en quoi il fut exaucé. Mais un compagnon lui fit alors remarquer :

Sénateur, avant tout, n'oubliez pas que votre état réclame les soins les plus urgents.

Et comme s'il voulait provoquer une explication spontanée du blessé sur l'intérêt qu'il portait au défunt, il ajouta délicatement :

N'est-ce pas cet homme qui vous a infligé l'horrible supplice ?

Face à cette question inopinée et devant justifier son attitude à ses compatriotes qui l'écoutaient, Publius s'exclama d'une voix poignante :

-Vous vous trompez, mon ami. Cet homme dont je ne vois pas le cadavre à présent, était des nôtres, prisonnier de longue date de la fureur vindicative d'un puissant seigneur de Jérusalem... Observez ses traits nobles et vous serez d'accord avec moi !...

Et tandis qu'il se retirait soutenu par ses amis, afin de recevoir les premiers secours indispensables, il sentit avoir accompli un devoir en prononçant ces mots car des voix mystérieuses parlaient à son cœur de ce regard généreux qui s'était posé dans ses yeux pour la dernière fois.

Pendant plusieurs jours, Jérusalem fut livrée au pillage et au désordre perpétrés par les soldats de l'empire, assoiffés de plaisirs et empoisonnés du vin sinistre du triomphe. Tous les chefs de la résistance Israélite furent emprisonnés afin de comparaître à Rome pour l'ultime sacrifice, en hommage aux fêtes commémoratives de la victoire. Parmi eux se trouvait André de Gioras qui, rétabli des excoriations reçues, était l'un de ceux qui devaient être exterminés pour réjouir l'assistance festive dans la capitale de l'empire.

Après la tuerie de onze mille prisonniers blessés ou invalides, massacrés par les légions victorieuses ; après les affreux spectacles de la destruction et du pillage du Temple magnifique qu'Israël jugeait être son œuvre éternelle et divine pour toutes les générations de sa postérité prolifique, la grande caravane des vaincus et des vainqueurs prit le chemin du retour, pleine de richesses illicites et de trophées merveilleux, afin d'exhiber à Rome tous les ornements qui illustraient la victoire, au milieu des vibrations tumultueuses et des chants triomphateurs.

Publius Lentulus voyagea dans une galère confortable et paisible, résigné dans la nuit noire de sa cécité, entouré d'amis prévenants qui faisaient tout pour diminuer ses souffrances morales.

Avant d'arriver à Rome, plusieurs fois, il avait réfléchi à la meilleure manière de s'adresser directement à André pour lui arracher la vérité et apaiser ses doutes personnels quant à l'identité de l'esclave de type romain qui lui avait à jamais ôté le précieux don de la vue. Mais à présent, il était aveugle et pour réaliser ce désir, il devait prendre un grand nombre de dispositions, demander la collaboration d'autrui et, même ainsi, il n'avait pas trouvé la meilleure manière d'entendre le juif sans offenser les traditions de sa dignité conservée pendant toute la durée dans sa vie publique.

Ce fut ainsi que devant cette impasse, il arriva à nouveau au palais de l'Aventin en compagnie de nombreux confrères du milieu politique, et surprit amèrement le cœur de sa fille avec la nouvelle tragique et pénible de sa cécité.

Anne, tel un ange fraternel, valeureuse sœur de tous les malheureux, disciple sincère du christianisme, avait attendu affectueusement son Maître auprès de Flavia qui s'exclama pleine d'un incoercible découragement :

- Mon père, mon père, mais quel malheur !...

Néanmoins, avec son optimisme, le vieux patricien réconforta son esprit en lui disant :

- Ma fille, ne te fatigue pas trop à réfléchir aux problèmes de la destinée. Dans tous les événements de la vie, nous devons louer les desseins souverains des cieux et j'espère que tu reprendras courage car il n'y a que comme cela que je vivrai à présent, auprès de toi, dans cette tendre consolation réciproque ! C'est le destin lui-même qui m'a éloigné des affaires d'État, afin de vivre désormais uniquement pour toi.

Dans leur infortune commune, fondant en baisers, ils s'étreignirent alors avec effusion comme deux âmes vibrant d'une même émotion en proie aux mêmes souffrances.

Mais en dépit d'un repos bien nécessaire et malgré la cécité qui l'empêchait de prendre toutes initiatives, Publius Lentulus n'avait pas perdu l'espoir d'entendre son ennemi implacable, une fois encore, et pour cela, il attendait le jour angoissant des festivités souveraines du triomphe que le peuple romain convoitait impatiemment.

Il convient de souligner que le vieux sénateur avait été immédiatement reconduit à la cité, vu sa situation très particulière ; tandis que le vainqueur et ses multiples légions entrèrent dans Rome avec tous les fastes des protocoles des triomphateurs, conformément aux nombreux règlements de l'ancienne République.

Le jour prévu, toute la capitale avec sa population d'un million et demi d'habitants, approximativement, attendait les magnifiques commémorations de la victoire.

Dès les premières heures du jour, commencèrent à s'agrouper aux portes de la ville les légions victorieuses, sans armes, vêtues de délicates tuniques de soie, exhibant de superbes couronnes de lauriers. Une fois les portes de la cité franchies sous les bruyants applaudissements de la foule sans fin, un splendide banquet leur fut offert, présidé par l'empereur lui-même et son fils.

Puis juste après les cérémonies du Sénat, au portique d'Octavie, Vespasien et Titus se dirigèrent vers la porte Triomphale où ils offrirent un sacrifice aux dieux et portèrent les symboles du triomphe aux somptueuses festivités impériales. Une fois cette cérémonie achevée, le grand cortège se mit en route. Publius Lentulus ne manqua pas d'être là car il avait la secrète intention d'entendre les propos révélateurs du chef prisonnier dont le cadavre, après les sacrifices de ce jour, serait jeté aux eaux du Tibre conformément aux traditions en vigueur.

Tous les trophées des batailles sanglantes et tous les vaincus, en nombre considérable, étaient également présents à la procession de cette fête indescriptible.

Devant l'immense cortège, défilait une quantité incalculable d'œuvres en or pur, décorées de couleurs vives et variées, et juste après venaient des pierres précieuses en nombre considérable non seulement posées sur des couronnes d'une beauté fulgurante, mais aussi sur des pièces d'étoffes qui émerveillaient les spectateurs par leur variété. Tous ces trésors étaient portés par de jeunes légionnaires vêtus de tuniques en pourpre avec de gracieux ornements dorés.

Après l'exhibition des trésors conquis par le triomphateur, venaient par centaines, les statues des dieux, de tailles prodigieuses, sculptées dans le marbre, en or ou en argent.

Derrière les dieux, tout un régiment d'animaux, d'espèces les plus variées parmi lesquelles on pouvait distinguer de nombreux dromadaires et des éléphants couverts de magnifiques pierreries.

Les animaux étaient suivis par une foule compacte et affligée de prisonniers abattus qui exhibaient leur misère et leur regard triste, cherchant à cacher aux spectateurs impitoyables et irrévérencieux les lourds fers qui les enchaînaient.

Après les prisonniers éreintés, c'était au tour des simulacres des cités vaincues et humiliées, confectionnés avec soin, portés par les épaules de nombreux soldats, semblables aux chars allégoriques modernes des fêtes carnavalesques. Il y avait des représentations de toutes les villes détruites et pillées, des batailles victorieuses, sans oublier le ravage des champs, la chute des murailles et les incendies dévastateurs.

Après ces symboles, venaient les richissimes butins des peuples vaincus et des villes conquises, principalement ceux de Jérusalem exhibés avec beaucoup d'attention par les légionnaires. Sous les applaudissements bruyants et moqueurs de la foule qui se serrait de toute part, paradaient les statues représentant les personnages d'Abraham et de Sarah, ainsi que toutes les personnalités royales de la famille de David, en plus de tous les objets sacrés du fameux Temple de Jérusalem, tels que la table des Pains de Proposition17, en or massif, les trompettes du Jubilé, le chandelier à sept branches en or, les ornements essentiels d'une grande valeur, les voiles sacrés du Temple, et finalement, la Loi des Juifs qui suivait derrière tous les butins matériels pillés par les forces triomphantes. Chaque objet était posé sur des socles précieux et bien décorés sur les épaules des légionnaires romains couronnés de lauriers.

17 Les pains de proposition, adoptés par les Hébreux pour leurs sanctuaires représentaient, comme idée première, la nourriture du dieu. NDT

Après les textes de la Loi, suivait Simon, l'infortuné chef suprême de tous les mouvements de la résistance de Jérusalem, accompagné de ses trois auxiliaires directs, dont André de Gioras. Tous les chefs de cette résistance longue et désespérée étaient vêtus de noir et marchaient solennellement au sacrifice, après avoir été exhibés à toutes les commémorations festives du triomphe.

Ensuite, venaient les magnifiques chars des triomphateurs. Après le passage éblouissant de Vespasien, paradait Titus dans un océan de pourpre, de soieries et de vermillon, symbolisant Jupiter lui-même dans l'ivresse de sa victoire.

Dans la suite d'honneur, il y avait également le sénateur valétudinaire et aveugle, non plus par plaisir pour les hommages, mais avec la secrète intention d'entendre les révélations d'André, avant le moment tragique où son corps serait jeté dans les eaux boueuses du Tibre, à l'heure de l'ultime supplice, sous les applaudissements délirants du peuple.

L'armée compacte venait après les chars impériaux des vainqueurs et leurs auliques les plus proches, faisant retentir les hymnes de la victoire, tandis que toutes les rues et places, les forums et les portiques, les terrasses et fenêtres regorgeaient d'une foule incalculable de curieux.

Le cortège se déplaçait solennellement depuis la porte Triomphale jusqu'au Capitule, à travers ce sinueux chemin, ce qui prit plusieurs heures, d'autant que la fête était organisée de façon à porter ses splendeurs au travers des quartiers les plus aristocratiques du patriciat romain.

Cependant à un moment donné, avant de monter la colline, tout le cortège s'arrêta et les regards anxieux de la foule convergèrent vers Simon et ses trois compagnons, auxiliaires directs de son personnel d'encadrement dans la résistance de la célèbre cité.

Bien qu'aveugle, mais accoutumer à la tradition de ces cérémonies, Publius Lentulus comprit que l'instant suprême était venu.

En raison de son cas très particulier et considérant la déférence que l'autorité jugeait lui devoir, l'empereur s'inquiéta de sa situation au sein du cortège et recommanda à son fils, Domitien, de pourvoir à ses éventuels besoins en de telles circonstances.

À ce moment-là, sous les bruyantes vibrations du délire populaire, on procéda à la flagellation de Simon devant la Rome toute entière ivre et victorieuse, tandis qu'André de Gioras et ses deux compagnons étaient conduits à la prison Mamertine où ils devaient attendre leur chef après la flagellation pour mourir ensemble. Puis, leurs cadavres seraient tramés à travers les Gémonies et, à la vue du peuple, jetés dans les courants du Tibre.

L'âme anxieuse, mais prêt à réaliser ses desseins, le sénateur fit appeler le prince dont l'assistance lui avait été recommandée, et il lui exprima son souhait de parler à l'un des prisonniers en privé et dans des conditions secrètes, ce en quoi il fut immédiatement exaucé.

Domitien lui prit le bras avec attention et le conduisit dans une dépendance de la sinistre prison, puis il ordonna de faire venir André dans un cachot isolé et secret, selon le désir de Publius, et dès que le condamné pénétra pour l'interrogatoire de l'ancien homme politique du Sénat, il attendit la fin de l'entretien dans une salle voisine en compagnie de quelques gardes.

Face à face, les deux ennemis eurent une étrange sensation de malaise. Publius Lentulus ne pouvait plus le voir, mais si ses yeux, dont les pupilles claires et énergiques étaient à jamais brûlées, n'avaient plus d'expression, son profil droit manifestait les émotions qui le dominaient.

- Seigneur André - s'exclama le sénateur, profondément ému - contrairement à mes habitudes j'ai provoqué cette rencontre secrète afin d'éclaircir mes doutes sur vos paroles réticentes prononcées à Jérusalem, le jour où vous avez consommé vos impitoyables résolutions à mon égard. Je ne veux pas, à présent, entrer dans des détails concernant votre attitude, mais seulement vous informer, à cette heure où la justice de l'empire se charge de vous, que j'ai tout fait pour vous rendre votre fils captif en accomplissant ce qui était pour moi un devoir d'humanité après avoir reçu vos suppliques. Je déplore que mes dispositions tardives n'aient pas eu l'effet escompté et qu'ainsi une haine aussi violente ait fermenté dans votre cœur. Cependant à présent, je n'ai plus ce pouvoir. Un aveugle ne peut décider de mesures d'aucune nature, face aux pénibles injonctions de sa propre vie, mais je sollicite votre explication sur la personne de l'esclave qui m'a ôté la vue à jamais !...

André de Gioras aussi était très abattu dans sa décrépitude maladive. Ému par l'attitude de ce père humilié et malheureux qui faisait une rétrospective sur ses actes criminels en ces heures suprêmes de sa vie, il répondit extrêmement touché :

Sénateur Lentulus, l'heure de la mort est différente de toutes les autres que le destin accorde à notre existence sur la face de ce monde... C'est pour cela, peut-être, que je sens ma haine maintenant transformée en pitié en mesurant votre souffrance amère et rude. Depuis que j'ai été fait prisonnier, je suis poussé à réfléchir aux erreurs de ma vie criminelle... J'ai travaillé au Temple et j'ai vécu pour le culte de la Loi de Moïse, et ce n'est qu'aujourd'hui que je reconnais que Dieu concède la liberté d'action à tous ses fils, principalement à ses prêtres, mais touche leur conscience au moment de la mort, lorsqu'il ne reste plus rien que la présentation d'une âme en faillite devant un tribunal auquel personne ne peut mentir ou qui ne peut être suborné !... Je sais que, face au chemin parcouru, il est trop tard pour réagir et reformuler nos actes ; mais un sentiment nouveau me pousse à vous parler ici avec la sincérité du cœur qui, incité par le jugement divin, ne peut plus tromper personne.

Il y a presque quarante ans de cela, votre austérité orgueilleuse a décidé de l'emprisonnement de mon fils unique en l'envoyant impitoyablement aux galères, et en vain j'ai imploré pour mon âme désemparée votre clémence d'homme public... Malgré cela, des galères, mon pauvre Saul a été envoyé à Rome où il fut vendu pour un prix dérisoire sur un marché d'esclaves au Sénateur Flaminius Sévérus...

A cet instant, l'aveugle, qui écoutait attentivement, fortement ému en identifiant dans ce récit le bourreau de sa fille, l'interrompit en demandant :

Flaminius Sévérus ?

Oui, comme vous, c'était un sénateur de l'Empire.

Profondément bouleversé alors qu'il faisait le rapprochement entre les douloureux faits qui liaient sa famille à la personne de l'ancien affranchi, le sénateur eut besoin de toutes ses énergies morales pour se dominer et retint en son for intérieur son amertume, tout en gardant le silence, tandis que le condamné continuait :

Toutefois, Saul fut chanceux... Il retrouva sa liberté et fit fortune, puis revint de temps en temps à Jérusalem où avec le temps il m'aida à prospérer. Mais, je dois vous révéler que, malgré les textes de Loi que j'ai prêches tant de fois et qui nous demande de désirer à notre prochain ce que nous désirerions pour nous-mêmes, je n'ai pas croisé les bras face à votre conduite arbitraire criminelle, et J'ai juré de me venger à n'importe quel prix. Pour cela, par une nuit tranquille, j'ai volé votre petit Marcus dans votre résidence de Capharnaûm avec la complicité d'une de vos servantes que j'ai dû empoisonner plus tard pour qu'elle n'en vienne pas à révéler le secret et gêner mes Sinistres intentions quand votre anxiété paternelle institua, à Jérusalem, le prix du grand sesterce offert à Celui qui découvrirait l'endroit où se trouvait l'enfant...

Vous vous souvenez certainement de la domestique Sêmélé qui est brusquement décédée dans votre maison...

Tandis qu'André de Gioras s'attardait sur la triste confession qui touchait les fibres les plus intimes de son âme, dont chaque mot était une dague d'amertume à lui meurtrir le cœur, Publius Lentulus prenait tardivement connaissance de tous ses faits, se rappelant les angoissants martyres de sa compagne en tant qu'épouse calomniée et en mère aimante.

Impressionné par son silence affligé, André continua :

En effet, sénateur, obéissant à mes sentiments condamnables, j'ai enlevé votre petit garçon qui a grandi humilié dans les plus rudes travaux du labour... j'ai annihilé son intelligence... j'ai facilité son accès aux vices les plus méprisables pour le plaisir diabolique d'humilier un Romain ennemi, jusqu'à ce que je culmine dans ma vengeance lors de notre rencontre inattendue ! Mais maintenant, je suis face à la mort et je ne peux entrevoir notre situation que comme deux pères malheureux... Je sais que je vais comparaître bientôt devant le tribunal des juges les plus intègres et, si cela vous était possible, je désirerais que vous m'accordiez un peu de paix avec votre pardon !

Le vieux sénateur de l'Empire n'aurait su expliquer ses profondes douleurs en écoutant ces révélations angoissantes et amères. En entendant André, il ressentait l'envie de le questionner sur son fils encore enfant, sur ses tendances, sur les aspirations de sa jeunesse; il aurait voulu connaître ses travaux, ses prédilections, mais chaque mot de cette confession arrière était un coup de poignard dans ses sentiments les plus chers. Telle une statue muette de malheur, il entendit à nouveau le prisonnier répéter, presque en larmes, l'arrachant à ses sombres divagations tourmentées :

Sénateur - insistait-il, le suppliant tristement -, pardonnez-moi ! Je veux comprendre l'esprit de ma Loi, malgré l'instant suprême !... J'ai avoué mon crime, donnez-moi la force de comparaître devant la lumière de Dieu !...

Publius entendait sa voix suppliante, tandis qu'une larme d'une indicible douleur coulait de ses yeux tristes et éteints.

Pardonner ? Mais, comment ? N'était-ce pas lui, Publius, l'offensé et la victime d'une vie entière ? De singulières émotions l'ébranlaient intérieurement alors que des sanglots mouraient dans sa gorge oppressée.

Devant lui, se trouvait l'ennemi implacable qu'il avait cherché en vain, pendant de longues années consécutives de malheur. Mais dans son introspection, il savait reconnaître, également, ses propres erreurs, se rappelant des excès de sa sévérité vaniteuse. Lui aussi était là comme un cadavre ambulant, entouré d'ombres épaisses. A quoi bon les honneurs et l'orgueil effréné ? Tous ses espoirs de bonheur étaient morts. Tous ses rêves anéantis. Seigneur d'une fortune considérable, il ne vivrait plus au monde que pour porter le lourd poids de ses illusions brisées. Et pourtant, au fond de lui, il se refusait à pardonner à l'heure extrême. A cet instant, il se souvint de Jésus et de sa doctrine d'amour et de miséricorde pour les ennemis. Le Maître de Nazareth avait pardonné tous ses bourreaux et avait enseigné à ses disciples que l'homme doit pardonner soixante-dix fois sept fois. Il se souvint également que pour Jésus, son épouse immaculée était morte dans les horreurs du cirque infâme ; pour Jésus, Flaminius était revenu du royaume des ombres pour l'inciter, un jour, au pardon et à la pitié...

Les bruits de l'extérieur annonçaient que la dernière heure d'André était proche. Simon lui-même marchait déjà vacillant et ensanglanté après le fouet vers l'intérieur de la prison pour la fin de son supplice.

C'est alors que Publius Lentulus, abandonnant toutes ses traditions d'orgueil et de vanité, sentit qu'au fond de son âme jaillissait une source d'eau cristalline. De copieuses larmes coulèrent des orbites sans expression de ses yeux morts sur ses joues ridées et blêmes et, comme s'il désirait regarder son ennemi avec ses yeux spirituels afin de lui montrer sa commisération, il dit d'une voix ferme :

- Vous êtes pardonné...

Et il retourna immédiatement dans la salle contiguë sans attendre une quelconque réponse, sachant que la dernière heure de son ennemi était venue.

Quelques minutes plus tard, le cadavre d'André de Gioras était traîné aux Gémonies pour être ensuite jeté au Tibre silencieux.

Le sénateur ne perçut plus rien du reste des nombreuses cérémonies au Temple de

Jupiter.

Le cortège était à présent illuminé par la clarté de mille torches fixées par les esclaves sur quarante éléphants, conformément aux ordres de Titus, à la tombée des premières ombres de la nuit, mais le sénateur, affligé par ses souffrances morales dans sa litière, retournait au palais de l'Aventin où il s'enferma dans ses appartements privés, prétextant une grande fatigue.

Tâtonnant dans sa nuit, il baisa la croix de Siméon que la croyance de son épouse lui avait laissée, la mouillant des larmes de son malheur.

Dans de profondes et pénibles méditations, il put alors comprendre que Livia avait vécu pour Dieu et lui pour César, recevant tous deux des compensations différentes sur la route de la destinée. Et tandis que le joug de Jésus était doux et léger pour sa femme, son cœur hautain était prisonnier du terrible joug du monde, enseveli dans ses douleurs irrémédiables, sans clarté et sans espoirs.

SOUVENIRS AMERS

Juste après les poignants événements de l'an 70, conformément aux souhaits de Flavia, le sénateur s'installa dans la confortable résidence qu'il possédait à Pompéi, loin du tumulte de la capitale. Là, il pouvait mieux se livrer à ses méditations.

Le vieil homme politicien y fit donc transporter toutes ses volumineuses archives, ainsi que les souvenirs les plus tendres et les plus importants de sa vie.

Deux affranchis grecs, extrêmement cultivés, furent engagés pour les travaux d'écriture et de lecture et c'est ainsi que dans sa retraite, il se tenait au courant de toutes les nouveautés politiques et littéraires de Rome.

En ces temps reculés, alors que l'homme était encore loin des précieux avantages apportés par l'invention de

Gutenberg, les manuscrits romains étaient rares et très disputés par les élites intellectuelles de l'époque. Une maison d'édition disposait, presque toujours, d'une centaine d'esclaves calligraphes intelligents qui confectionnaient plus ou moins un millier de livres par an.

De plus, Publius avait à Rome des amitiés sincères et de nombreuses relations à son service, il recevait ainsi à Pompéi tous les échos des événements de la cité qui avaient absorbé les meilleures énergies de sa vie.

Fréquemment, il recevait aussi des nouvelles de Pline Sévérus par l'intermédiaire d'amis dévoués. Il se réjouissait de sa conduite, à présent digne, d'autant que pour ses mérites conquis en Gaules, il avait été transféré à Rome, après l'an 73, où en vertu de son bon comportement, bien que tardivement, il avait acquis un poste respectable et brillant, poursuivant les traditions de la probité paternelle aux fonctions administratives de l'Empire.

Toutefois, Pline ne retourna pas voir sa femme, ni celui que le destin l'astreignait à considérer comme un père dévoué et affectueux, bien qu'il n'ignorât pas la grande infortune de sa famille. Au fond, l'ancien officier romain ne rejetait pas l'idée de revenir auprès de ses êtres chers ; cependant, il désirait le faire dans des circonstances qui dissiperaient tous les doutes quant au considérable effort de sa régénération. En accédant à des postes de confiance dans l'administration des Flaviens, il voulait atteindre une position aux plus hautes prérogatives morales afin d'apporter à ses proches la certitude de sa réhabilitation spirituelle.

Dans le calme des beaux paysages de Campanie, l'an 78 se déroulait tranquillement. Et si Tibur était une station de cure et de repos régénérateur pour les Romains les plus riches, Pompéi était bien la ville des Romains les plus sains et les plus heureux. Sur ses voies publiques, à chaque pas, on pouvait contempler les marbres magnifiques et le bon goût des plus belles constructions de la capitale aristocratique de l'Empire. Dans ses temples somptueux, se réunissaient de brillantes assemblées de patriciens éduqués et cultivés qui s'installaient dans la belle cité peuplée de chanteurs et de poètes au pied du Vésuve et illuminée par un ciel merveilleux, plein d'un soleil rayonnant ou brodé d'étoiles scintillantes.

À présent, Publius Lentulus appréciait beaucoup la parole simple et convaincante d'Anne qui vieillissait aux côtés de Flavia, telle une belle figure d'ivoire ancien. Il fallait voir son attention, son émotion et sa joie à l'entendre parler de l'excellence des principes chrétiens quand ils évoquaient les souvenirs de la Judée lointaine.

Lors de ces aimables conversations entre eux trois, peu après le dîner, ils parlaient de la personnalité du Christ et des sublimes enseignements de sa doctrine qui par la force des circonstances amenaient le sénateur à méditer plus longuement sur les postulats grandioses de l'Évangile, encore fragmentaires et presque inconnus, pour rapprocher les principes généreux et sacrés du christianisme à la personnalité de son divin fondateur.

Pendant de longues heures, ils s'attardaient sur la vaste terrasse sous la douce lumière des étoiles jouissant des brises caressantes de la nuit qui étaient comme des bouffées d'inspirations célestes pour ces trois créatures marquées par les expériences des années.

Parfois, Flavia jouait quelques notes qui s'échappaient de sa harpe comme un gémissement vibrant de douleur et de nostalgie qui touchait le cœur de son père plongé dans l'abîme des réminiscences douloureuses. Il se trouve que la musique des aveugles est toujours plus spiritualisée et plus pure car dans son art, l'âme parle en profondeur, sans les émotions éparses des sens physiques.

Un soir, obéissant à une habitude qu'ils avaient depuis plusieurs années, ils se trouvaient tous trois assis sur la spacieuse terrasse de la villa de Pompéi à évoquer de doux souvenirs.

Depuis plus de sept ans presque tous leurs entretiens tournaient autour de la personnalité du Messie et de la sublime pureté de sa doctrine, mais ils observaient la plus grande discrétion car les adeptes du christianisme ne cessaient d'être persécutés, bien qu'avec moins de cruauté.

C'était invariablement à chaque fois, une conversation d'infirmes et de vieillards qui ne suscitait pas l'intérêt de leurs amis les plus jeunes et les mieux nantis.

Après quelques souvenirs et commentaires émis par Anne, concernant l'angoissant après-midi du Calvaire, le sénateur s'exclama sur un ton convaincu :

J'ai au fond de moi la certitude que Jésus restera toujours au monde le symbole le plus élevé de consolation et de force morale pour tous les souffrants et tous les affligés !...

Depuis les premiers jours de ma cécité physique, je cherche au fond de moi à comprendre sa grandeur et je n'arrive pas à appréhender toute l'extension de son excellence et de ses enseignements.

Je me rappelle, comme si c'était hier, du beau crépuscule où je l'ai vu pour la première fois, au bord du lac Tibériade...

Moi aussi - murmura Anne - je ne parviens pas à oublier ces après-midi délicieux et clairs où tous les serviteurs et souffrants de Capharnaûm se rassemblaient au bord du grand lac en attendant le doux ravissement de ses paroles.

Pensive, comme dans un songe elle voyait défiler ses souvenirs les plus chers et continua :

Le Maître appréciait la compagnie de Simon et des fils de Zébédée et, c'était presque toujours dans une de leurs barques qu'il arrivait, empressé de répondre à nos sollicitations...

Ce qui me surprend le plus - dit Publius Lentulus, impressionné - c'est que Jésus n'était pas, que l'on sache, un docteur de la Loi ou un prêtre formé par les écoles humaines. Et pourtant, sa parole était comme ointe d'une grâce divine. Son regard serein et indéfinissable pénétrait au fond des âmes et son sourire généreux avait la complaisance de celui qui, tout en détenant toute la vérité, savait comprendre et pardonner les erreurs humaines. Ses enseignements, sur lesquels j'ai quotidiennement médités ces dernières années, sont révolutionnaires et nouveaux car ils rasent tous les préjugés de race et de famille, unissant les âmes dans un grand rapprochement spirituel de fraternité et de tolérance. La philosophie humaine ne nous a jamais dit que les affligés et les pacifiques sont bienheureux au ciel ; et voilà que grâce à ses leçons rénovatrices, nous modifions notre concept de vertu qui, pour le Dieu souverain et miséricordieux des cieux, n'est pas en l'homme le plus riche et le plus puissant du monde, mais en celui qui est le plus juste et le plus pur, bien qu'humble et pauvre.

Sa parole compatissante et aimante a semé des enseignements que je ne peux comprendre qu'aujourd'hui dans l'ombre épaisse et triste de mes souffrances...

Mon père - demanda Flavia Lentulia, extrêmement intéressée par la conversation -, avez-vous vu le prophète de nombreuses fois ?...

Non, ma fille. Avant le jour sinistre de son infâme décès sur la croix, je ne le vis qu'une fois, à l'époque tu étais petite et malade. Cela suffit, néanmoins, pour que je reçoive dans ses paroles sublimes les lumineuses leçons de toute une vie. Et ce n'est qu'à présent que j'appréhende ses exhortations amicales et que je comprends que mon existence a bien été une opportunité perdue !... D'ailleurs, déjà en ce temps-là, à la minute de notre rencontre, sa profonde parole me disait que j'étais face à la merveilleuse occasion de toute mon existence, et sans qu'il me soit possible d'appréhender le sens symbolique de ses paroles, il ajouta dans son extraordinaire bienveillance que je pouvais en profiter à cette époque ou d'ici des millénaires...

Toutes les concessions de Jésus s'étayaient dans la vérité sanctifiée et consolatrice - ajouta Anne, jouissant maintenant de toute l'intimité avec ses maîtres.

Oui - répondit Publius Lentulus, concentré dans ses souvenirs -, mes réflexions m'autorisent à le croire aussi.

Si j'avais profité de l'exhortation de Jésus, ce jour-là, peut-être me serais-je déchargé de plus de la moitié des épreuves arriéres que la terre me réservait... Si j'avais cherché à comprendre ses leçons d'amour et d'humilité, je serais personnellement allé voir André de Gioras pour réparer le mal que je lui avais fait en ordonnant l'emprisonnement de son fils ignorant, je lui aurais ainsi démontré mon intérêt personnel, sans m'en remettre uniquement aux fonctionnaires irresponsables qui se trouvaient à mon service... Ainsi guidé, j'aurais facilement retrouvé Saul car Flaminius Sévérus qui, à Rome, aurait été le confident de mes désirs de réparation, m'aurait alors évité la pénible tragédie de ma vie de père.

Si j'avais vraiment compris toute sa charité manifestée à l'occasion de la guérison de ma fille, j'aurais mieux apprécié le trésor spirituel du cœur de LMa, j'aurais vibré avec son esprit dans la même foi ou je serais tombé à ses côtés dans l'arène ignominieuse du cirque, ce qui aurait été doux, en comparaison aux lentes agonies de mon destin ; j'aurais été moins vaniteux et plus humain si j'avais convenablement compris sa leçon de fraternité...

Mon père - lui dit sa fille pour consoler les aigreurs de son cœur -, si Jésus est la sagesse et la vérité, il saura de toute façon comprendre les raisons de votre attitude, sachant que vous avez été forcé par les circonstances à respecter tel ou tel principe dans votre vie.

Ma fille, ces dernières années - répondit Publius posément - j'ai le pressentiment d'être arrivé aux déductions les plus déterminantes concernant les problèmes de la douleur et de la destinée...

De par mon expérience, je crois à présent que les pénibles activités du monde m'ont surtout appris que nous contribuons à aggraver ou à atténuer dans les tâches de cette vie les rigueurs de notre état spirituel. En admettant, maintenant, l'existence d'un Dieu Tout-puissant, source de toute miséricorde et de tout amour, je crois que sa Loi est celle du bien suprême pour toutes les créatures. Ce code de solidarité et d'amour doit régir tous les êtres et selon ses préceptes divins, toutes les âmes sont prédestinées au bonheur conformément aux desseins du ciel. Chaque fois que nous tombons le long du chemin, en favorisant le mal ou en le pratiquant, nous effectuons une intervention indue pour la Loi de Dieu du fait de notre liberté relative, contractant ainsi une dette avec tout le poids de ses conséquences...

Sans me référer à mes actes personnels qui ont aggravé mes angoissantes douleurs, et considérant Jésus comme médiateur parmi nous et Celui que ses profondes paroles appelait Notre Père, je me demande aujourd'hui si je n'ai pas commis une erreur en forçant sa miséricorde avec ma supplique paternelle pour que tu restes à vivre en ce monde dans l'amour de notre famille quand tu étais petite !...

Flavia Lentulia et Anne qui suivaient les réflexions du sénateur depuis plusieurs années, écoutaient ses conclusions morales, profondément surprises, vu la facilité qu'il avait à rapprocher les leçons laborieuses de sa destinée aux principes prêches par le prophète nazaréen.

En vérité, mon père - dit Flavia Lentulia après une longue pause -, si l'on considère les tristes douleurs qui m'attendaient sur la route scabreuse de ma malheureuse destinée, j'ai l'impression que les forces divines avaient décidé de m'arracher au monde...

Oui - ajouta le sénateur, en lui coupant la parole -, c'est une chance que tu me comprennes. La vie et la souffrance nous enseignent à mieux comprendre les desseins d'ordre divin.

Les initiés des religions mystérieuses de l'Egypte et de l'Inde croient que nous revenons à plusieurs reprises sur terre, dans d'autres corps !...

A cet instant, le vieux patricien fit une pause.

Il se souvint de ses rêves du passé alors qu'il portait l'habit de Consul à l'époque de Catilina, il infligeait à ses ennemis politiques le supplice de la cécité au fer incandescent lorsqu'il s'appelait Publius Lentulus Sura.

Surgit alors à son esprit un avalanche de conséquences nouvelles et sublimes comme des inspirations rénovatrices de la sagesse divine.

Mais, après quelques instants, comme si l'horloge de l'imagination s'était arrêtée quelques minutes pour que son cœur pût écouter le flot des souvenirs dans le désert de son monde subjectif, il murmura réconforté, bien que tardivement en possession du tracé de son amère destinée :

Vois-tu ma fille, je crois à présent que si les sages énergies du ciel avaient décidé de ton décès dans ton enfance - résolution que j'ai peut-être contrariée par ma supplique angoissante de père, découverte en silence par le Messie de Nazareth au plus profond de mon cœur orgueilleux et malheureux - ce devait être pour te libérer de la prison où tu te trouvais, de sorte à mieux te préparer à la résignation, à la force et aux souffrances, tu serais certainement née plus tard dans les mêmes circonstances et tu aurais trouvé les mêmes ennemis, mais ton organisme aurait été plus fort pour résister aux pénibles heurts de l'existence terrestre.

Nous reconnaissons donc aujourd'hui qu'il y a une loi souveraine et miséricordieuse à laquelle nous devons obéir, sans interférer sur son mécanisme fait de miséricorde et de sagesse...

Quant à moi, qui ai eu un organisme résistant et la fibre spirituelle saturée d'énergie, je sens que, dans d'autres vies, j'ai mal agi et j'ai commis des crimes abominables.

Mon existence actuelle devait être un immense rosaire d'amertumes infinies, mais je vois tardivement que si j'avais parcouru le chemin du bien, j'aurais racheté quantité de péchés de mon passé obscur et délictueux. Maintenant, je comprends la leçon du Christ en tant qu'enseignement immortel d'humilité et d'amour, de charité et de pardon - des chemins garantis pour toutes les conquêtes de l'esprit, loin des cercles ténébreux de la souffrance !

Et se souvenant de son rêve raconté à Flaminius dans le passé, il finit par conclure :

L'expiation ne serait pas nécessaire au monde pour perfectionner l'âme si nous comprenions le bien en le pratiquant par des actes, des paroles et des pensées. S'il est vrai que je suis né condamné au supplice de la cécité dans des circonstances aussi tragiques, peut-être aurais-Je évité la consommation de cette épreuve si j'avais abandonné mon orgueil pour devenir un homme humble et bon.

Un geste de générosité de ma part aurait modifié les dispositions d'André de Gioras ; mais la réalité est que, malgré toutes les précieuses suggestions des cieux, j'ai continué dans mon égoïsme, ma vanité et mon impénitence criminelle.

J'ai aggravé de cette manière mes débits fracassants face à la justice divine, et je ne peux pas espérer la magnanimité des juges qui m'attendent...

Le vieux Publius Lentulus avait une larme pleine de douleur au coin de ses yeux éteints. Anne écoutait anxieusement ses propos et suivait ses idées, tout en se réjouissant intimement de constater que l'orgueilleux seigneur était arrivé aux plus justes conclusions d'ordre évangélique, conséquences qu'elle avait aussi appréhendées dans les méditations de sa vieillesse. Elle lui dit alors avec bonté comme si ses affirmations simples et incisives arrivaient au bon moment pour la consolation de tous :

Sénateur - tous vos commentaires sont sensés et justes. J'accepte complètement cette loi des vies multiples pour notre apprentissage dans les luttes laborieuses du monde. En effet dans ses leçons divines, Jésus assure que personne ne pourra pénétrer dans le royaume des cieux sans renaître à nouveau. Néanmoins, malgré votre cécité physique et vos souffrances que je peux comprendre dans toute leur angoissante intensité, je présume que vous devez avoir l'âme pleine d'espoirs en l'avenir spirituel car le Christ nous a aussi assuré que Notre Père ne veut perdre aucune de ses brebis !...

Publius Lentulus sentit qu'une force inexplicable jaillissait du fond de son âme comme une source abondante et inconnue d'un étrange réconfort, le préparant à affronter dignement toutes les amertumes.

Oui - murmura-t-il doucement -, toujours Jésus !... Toujours Jésus !... Sans lui et sans les enseignements de ses paroles qui nous remplissent de courage et de foi pour atteindre un royaume de paix pour l'avenir de l'âme, je ne sais pas bien ce qu'il adviendrait des créatures humaines enchaînées dans le cachot des souffrances terrestres... Sept ans de tourments infinis dans la solitude de mes yeux morts, me paraissent sept siècles d'apprentissage cruel et douloureux ! Mais il n'y avait qu'ainsi que je pouvais parvenir à comprendre la leçon du Crucifié !

En prononçant le mot « crucifié », la pensée du vieux patricien fut renvoyée à Jérusalem, à la Pâques de l'an 33. Il se souvint qu'il avait eu en main le procès de l'Émissaire divin et ce n'était qu'à présent qu'il réfléchissait à l'énorme responsabilité où il s'était trouvé impliqué en ce jour inoubliable et terrible, s'exclamant après une longue pause :

Et quand on pense que pour un esprit comme celui-là, il n'y eut pas le moindre geste décisif de défense de notre part à l'angoissant moment de la croix infamante... Pour moi qui à présent ne vis que de mes souvenirs amers, il me semble le voir encore devant mes yeux portant les tristes stigmates de la flagellation !...

En lui, se concentrait tout l'amour suprême du ciel pour la rédemption des misères de la terre et, pourtant, je ne vis personne œuvrer pour sa liberté ou agir efficacement en sa faveur !...

Sauf quelqu'un... - lui fit Anne d'un seul coup.

Qui donc a eu ce geste noble ? - demanda le vieil aveugle, admiratif. - Je n'ai pas eu connaissance d'un tel fait.

C'est parce que vous ignorez, aujourd'hui encore, que votre digne compagne et mon inoubliable bienfaitrice, répondant à nos prières, s'est immédiatement adressée à Ponce Pilate, dès que le triste cortège fut sorti de la cour provinciale romaine pour intercéder en faveur du Messie de Nazareth injustement condamné par la foule furieuse. Une fois reçue par le gouverneur dans son cabinet privé, ce fut en vain que la noble dame a imploré sa compassion et sa pitié pour le divin Maître.

Alors Livia en est arrivée à s'adresser à Pilate pour le supplier d'aider Jésus ? - demanda le sénateur intéressé et perplexe, se souvenant de l'angoissant après-midi de sa vie et se rappelant les calomnies de Fulvia concernant sa femme.

Oui - répondit la servante -, pour Jésus, son cœur magnanime méprisa toutes les conventions et tous les préjugés, n'hésitant pas à répondre à nos suppliques, faisant tout pour sauver le Messie de la mort infamante !...

Publius Lentulus eut alors beaucoup de difficulté à exprimer ses pensées, car sa gorge était nouée d'émotion et ses yeux morts étaient baignés de larmes, vu ses amers souvenirs...

Anne, qui se souvenait de tous les détails de cette douloureuse journée, relata ses émotions passées, tandis que le sénateur et sa fille écoutaient ses paroles, saisis de larmes sur le chemin de la douleur, de la gratitude et de la mélancolie.

Et ce fut ainsi qu'à la fin de chaque jour, sous le ciel brillant et parfumé de Pompéi, les trois âmes se préparaient aux réalités consolatrices de la mort dans les clartés douces et tristes des leçons amères du destin sur le sillage des souvenirs affectueux.

LES DERNIERS JOURS DE POMPEI

Par une radieuse matinée de l'an 79, tout Pompéi fut éveillée par des rumeurs de fête.

La ville recevait la visite d'un illustre questeur de l'empire et en ce jour toutes les rues étaient prises d'une bruyante ferveur en attendant, quelques heures plus tard, les fêtes prodigieuses de l'amphithéâtre où, à la joie générale, l'administration de la ville avait souhaité célébrer cet événement.

Pour le vieux sénateur Publius Lentulus, cet événement avait une importance particulière car l'hôte distingué de Pompéi lui apportait des messages notoires, ainsi que les illustres déférences de Titus Flavius Vespasien, alors empereur, puisqu'il avait succédé à son père.

De plus, dans le cortège de l'illustre magistrat, il y avait également Pline Sévérus dans la plénitude de la maturité, totalement régénéré et se jugeant à présent rédimé aux yeux de son épouse et de celui que son cœur considérait comme un père.

Ce jour-là, dans le cadre de ses activités domestiques, Anne donnait des ordres aux esclaves et aux nombreux serviteurs afin de préparer la réception, pendant que Publius et sa fille s'étreignaient émus en raison de la surprise que le destin leur avait réservée, bien que tardivement. Avertis par des messagers de l'escorte des illustres patriciens, ils laissaient libre cours à leurs émotions les plus reconnaissantes dans la douce expectative d'accueillir le fils prodigue, éloigné durant tant d'années de leurs bras affectueux.

Avant midi, quantité de véhicules, de chevaux richement harnachés et de joyaux étincelants sur de brillants accoutrements, s'arrêtèrent aux portes de la villa paisible et gracieuse, suscitant l'admiration et l'intérêt des curieux du voisinage. Puis ce fut un tourbillon d'accolades, d'échanges affectueux et de paroles réconfortantes et généreuses.

Presque tous les patriciens, en excursion à travers la Campanie, connaissaient le sénateur et sa famille, cet événement était donc la douce rencontre de cœurs fraternels.

Publius Lentulus étreignit longuement Pline comme il l'eut fait à un fils bien-aimé qui revenait de loin et dont l'absence avait été excessivement prolongée. Il ressentait au fond des élans de tendresse que son cœur dominait pour ne pas provoquer l'étonnement injustifié de l'assistance.

Mon père, mon père ! - dit le fils de Flaminius sur un ton discret et presque imperceptible à ses oreilles alors qu'il baisa sa tête blanchie par les années - m'avez-vous déjà pardonné ?

Ô mon fils, comme tu as tardé ?!... Je te veux comme toujours et que le ciel te bénisse !... - répondit le vieil aveugle, ému.

Quelques instants plus tard, après la douce rencontre de Pline et de sa femme, et une fois que le silence général fut fait, le questeur s'exclama :

Sénateur, j'ai l'honneur de vous apporter un précieux souvenir de César, accompagné d'un message de reconnaissance de la haute administration politique de l'Empire qui est l'une des raisons les plus importantes et les plus justes de mon séjour à Pompéi, et je charge notre ami Pline Sévérus de vous remettre, à présent, ces reliques qui représentent un des hommages les plus significatifs de l'Empire à l'effort d'un de ses plus dévoués serviteurs !...

Publius Lentulus ressentit toute l'émotion d'une telle heure.

L'hommage de l'empereur, l'affectueuse présence de ses amis, le retour de son gendre à ses bras paternels, inondaient son cœur d'une joie grisante.

Cependant ses yeux ne pouvaient rien voir. Du plus profond de sa nuit, il entendait ces appels généreux comme un exilé de la lumière dont les souvenirs les plus chers et les plus doux étaient exhumés.

Amis - dit-il, en séchant une larme furtive dans ses yeux éteints -, tout cela est pour moi la plus grande récompense d'une vie entière. Notre empereur est extrêmement généreux car en vérité je n'ai rien fait pour mériter la reconnaissance de la patrie. Et mon âme exulte avec vous, mes chers compatriotes, car notre réunion dans cette maison est un symbole d'union et de travail aux tâches élevées de l'Empire !...

A cet instant, néanmoins, quelqu'un prit ses mains ridées, les porta à ses lèvres humides et laissa dans les ridules de sa peau, deux larmes ardentes.

D'un geste spontané, Pline Sévérus s'était agenouillé et lui baisait les mains, laissant libre cours à son affection et à sa reconnaissance, en même temps qu'il lui remettait le message impérial que le vieux sénateur ne pouvait plus lire.

Publius Lentulus pleurait, sans pouvoir prononcer un seul mot, si forte était l'émotion qui l'opprimait intérieurement tandis que l'assistance observait ses réactions, les yeux pleins de larmes.

Dans cet intervalle, le fils de Flaminius ne put plus se contenir et confirmant sa régénération spirituelle, il s'exclama attendri :

Mon cher père, ne pleurez pas, car nous sommes tous ici pour partager votre joie ! Devant tous nos amis romains et avec les hommages de l'Empire, je vous livre mon cœur à jamais régénéré !... Si vous êtes aveugle àprésent, mon père, vous ne l'êtes pas en esprit car vous avez toujours cherché à dissiper les ombres et écarter les écueils de notre chemin !... Vous ne cesserez de guider mes pas, ou mieux, nos pas avec vos anciennes traditions de sincérité et d'effort dans l'équité de vos actes !... Vous reviendrez avec moi à Rome et auprès de votre fils réhabilité, vous dirigerez à nouveau le palais de l'Aventin... Je serai, alors pour toujours, une sentinelle de votre esprit pour vous aimer et vous protéger !... Je prendrai mon épouse à mon entière charge et, jour après jour, je tisserai pour nous trois avec les miracles de mon éternelle affection, une auréole de bonheurs nouveaux et infinis ! Dans notre maison de l'Aventin fleurira une joie nouvelle, car je pourvoirai toutes vos heures de l'amour grand et sanctifié de celui qui, connaissant toutes les dures expériences de la vie, sait à présent valoriser ses propres trésors !...

Voûté par les années et par les plus rudes souffrances, le vieux sénateur restait debout à caresser les cheveux de son gendre, également argentés par les hivers de la vie, tandis que de lourdes larmes rompaient l'enceinte de sa nuit pour attendrir le cœur de tous ceux qui étaient présents dans une émotion angoissante et infinie. Flavia Lentulia pleurait aussi, dominée par de profondes sensations de bonheur au terme d'espérances si longues et si décourageantes !... Quelques amis auraient souhaité briser la solennité de ce tableau imprévu, mais le questeur lui-même, qui commandait la caravane de patriciens illustres, s'était caché dans un coin, ému jusqu'aux larmes.

Toutefois, comprenant que lui seul pouvait modifier les dispositions de ce touchant tableau, Publius Lentulus réagit aux émotions et dit :

Lève-toi, mon fils !... Je n'ai rien fait pour que tu me remercies à genoux... Pourquoi me parles-tu ainsi ?... Oui, dans quelques jours nous reprendrons la route de Rome car tous tes désirs sont les nôtres... nous retournerons à notre maison de l'Aventin où, ensemble, nous vivrons pour évoquer le passé et vénérer la mémoire de nos ancêtres !

Et après une pause, il continua sur un ton presque optimiste :

Mes amis, je suis ému et reconnaissant de la gentillesse et de l'affection que vous me témoignez ! Mais, voyons ? Vous êtes tous silencieux ? Souvenez-vous que je ne vous vois qu'au travers des mots. Et la fête d'aujourd'hui ?...

Les propos du sénateur rompirent le silence général et les bruits intenses du début revinrent. Le courant des conversations se mariait au tintement des lourdes coupes de vin de l'époque.

Pendant que les visiteurs se réunissaient dans le spacieux triclinium pour de légères libations, Pline

Sévérus et sa femme échangeaient de tendres confidences sur les projets en perspective pour les années qui leur restaient encore à vivre ou évoquaient les souvenirs des jours lents et amers du lointain passé.

D'insistants appels requéraient la présence du magistrat et de son entourage sur les lieux des festivités.

Le cirque avait dûment été préparé et ils n'avaient pas lésiné sur les moyens pour réaliser cet événement dans les moindres détails propres aux grandes fêtes romaines.

Pendant que tout le monde prenait congé du sénateur et de sa fille dans une profusion de joie mondaine, après avoir tendrement embrassé sa compagne, Pline Sévérus s'adressa à Publius en ces termes :

Mon père, en raison des circonstances, je dois accompagner le questeur aux festivités populaires, mais je serai de retour dans quelques heures et je resterai auprès de vous pendant un mois afin de préparer notre départ pour Rome.

Très bien, mon fils - lui répondit le sénateur plus serein -, accompagne nos amis et représente-moi auprès des autorités. Transmets à tout le monde mon émotion et mes sincères remerciements.

A nouveau seul, le sénateur eut la sensation que ces douces et joyeuses émotions étaient peut-être les dernières de sa vie. Dans sa vieille poitrine, son cœur battait fortement, comme si un lourd nuage de sombres pensées l'enveloppait. Oui, le retour de Pline à ses bras paternels était la joie suprême de sa désolante vieillesse. Il savait maintenant que sa fille pourrait compter sur son époux sur la route de sa destinée tourmentée et qu'à lui, Publius, il ne lui restait plus qu'à attendre la mort avec résignation. En réfléchissant aux paroles affectueuses du fils de Flaminius et se remémorant le lointain passé, Publius Lentulus se dit qu'il était trop tard pour regagner l'Aventin et que son retour à Rome devait uniquement signifier pour son esprit réprouvé le symbole de sa sépulture.

En plein spectacle, Pline Sévérus, déjà à l'automne de sa vie, faisait des projets d'avenir. Il chercherait à racheter toutes ses fautes du passé envers ses chers et tendres parents ; il assumerait la direction de toutes les affaires du vieux père de son cœur en le déchargeant de toutes les angoissantes préoccupations de la vie matérielle.

De temps en temps, les applaudissements de la foule interrompaient ses pensées. La majeure partie de la population de Pompéi était là en grande fête, ovationnant les triomphateurs. Des gens de tous les alentours et plus particulièrement d'Herculanum étaient accourus, empressés d'assister au divertissement favori de ces temps reculés. Des musiciens, des chanteurs et des danseurs se trouvaient parmi les athlètes et les gladiateurs. Tout n'était que bruissement de soie dans un délicieux tintamarre de joies retentissantes au son des flûtes et des luths.

Toutefois, à un moment donné, l'attention générale fut attirée par un fait étrange et incompréhensible. Du sommet du Vésuve s'éleva une épaisse pyramide de fumée, sans que personne ne comprenne la cause de ce phénomène insolite.

Néanmoins, les jeux se poursuivirent avec animation. Mais bientôt, au centre de la colonne fumante qui s'élevait en de capricieuses spirales ascendantes, surgirent des flammes impressionnantes...

Comme tous ceux qui étaient présents, Pline Sévérus fut surpris par ce phénomène étrange et inexplicable.

En quelques minutes, la confusion et la terreur s'installèrent dans l'amphithéâtre.

Au beau milieu de ce soudain affolement général, le fils de Flaminius qui eut encore le temps de s'approcher du questeur, alors entouré de ses parents qui résidaient en ville, lui dit feignant l'optimisme, réussissant à peine à dissimuler ses profondes inquiétudes :

Mon ami, gardons notre calme ! Par la barbe de Jupiter !... Eh bien, où sont notre courage et notre fibre ?

Mais quelques instants plus tard, des vibrations sourdes et inconnues faisaient trembler la terre sous leurs pieds. Quelques colonnes tombèrent lourdement sur le sol tandis que de nombreuses statues roulaient de leurs niches improvisées recouvertes d'or et de pierreries.

Etreignant alors sa fille et entouré de nombreuses dames, le magistrat fit extrêmement

inquiet:

- Pline, rejoignons les galères, sans plus attendre !...

Mais, l'officier romain n'entendit plus ses appels. Pris d'anxiété, il céda à l'impulsion de fendre la cohue qui cherchait à fuir en niasse le cirque piétinant les enfants et les personnes âgées.

Au terme d'un effort surhumain, il parvint à atteindre la rue mais de toutes parts les gens étaient pris de panique et fuyaient leur maison en criant « au feu, au feu!... le Vésuve... ».

Pline remarqua que toutes les voies publiques étaient pleines de gens désespérés, de véhicules et d'animaux terrifiés.

Avec beaucoup de difficultés, il surmonta tous les obstacles mais le Vésuve crachait à présent vers le ciel, un brasier indescriptible et immense comme si la terre avait incendié ses entrailles les plus profondes.

Une pluie de cendres, presque imperceptible au début, se mit à tomber, tandis que le sol continuait à trembler avec des bruits sourds, effrayants.

De temps à autre, on entendait le grondement terrifiant de colonnes qui s'effondraient ou d'édifices qui s'écroulaient sous les secousses sismiques, en même temps que la fumée du volcan éclipsait petit à petit la réconfortante clarté solaire.

Plongée dans une pénombre épaisse et pris d'une indicible terreur, Pompéi assistait à ses derniers instants dans une affliction désespérée (18)...

(18) Ce passage éveille l'intérêt et l'attention du lecteur curieux et éclairé par la similitude qu'offre cette description avec un autre roman

A la villa des Lentulus, les esclaves comprirent immédiatement le danger qui approchait. Dans les premiers instants, les chevaux s'étaient mis à hennir étrangement et les oiseaux effrayés fuyaient désespérément.

Après la chute des premières colonnes qui soutenaient l'édifice, tous les serviteurs du sénateur abandonnèrent précipitamment leur poste, désireux de sauver leur vie. Seule Anne resta auprès de ses maîtres, les informant des horreurs environnantes.

Tous trois, pris d'une inquiétude bien justifiée, écoutaient la rumeur horrible de l'inoubliable catastrophe de l'Empire. La villa était déjà à moitié détruite, les cendres pénétraient par les mansardes ouvertes par la chute des toitures et commençaient leur œuvre de lente suffocation. Tous attendaient anxieusement le retour immédiat de Pline afin de décider des mesures à prendre, mais le vieux sénateur dont le cœur ne se laissait pas abuser par ses amers pressentiments s'exclama sur un ton presque résigné :

Anne, apporte la croix de Siméon et faisons la prière qui t'a été enseignée par les disciples du Messie !... Mon cœur me dit que la fin de notre périple sur terre est arrivée !

Tandis que la servante empressée allait chercher la relique du vieillard de Samarie, affrontant le danger des murs qui oscillaient, Publius Lentulus entendait le bruit sourd de la terre qui tremblait et les cris effrayants et sinistres du peuple, mêlés aux explosions terribles du volcan qui, transformé en une immense fournaise indescriptible, remplissait toute la cité de cendres et de lave bouillante. Le sénateur se souvint alors des affirmations du Christ en ces jours passés de la Galilée, lorsqu'il lui avait assuré que toute la grandeur romaine était bien peu de chose et qu'en une minute l'Empire pouvait être réduit à une poignée de poussière. Son cœur battait désespérément à cette heure extrême. Mais la vieille servante était déjà revenue et s'était agenouillée, sereine, portant dans ses mains le souvenir de Siméon et de Livia tout en priant d'une voix émouvante et profonde :

« Nôtre Père, qui êtes aux deux... Que Votre nom soit sanctifié... Que Votre règne arrive... Que Votre volonté soit faite... Sur la terre comme au ciel... »

Mais à cet instant, la voix de la servante se tut brusquement tandis que son corps roulait sous de nouveaux décombres. Elle se sentit spirituellement soutenue par le vénérable samaritain qui l'a conduisit, immédiatement, vers les sphères spirituelles les plus élevées, telle était la nature de son cœur illuminé par les douleurs et les témoignages les plus angoissants de l'apprentissage terrestre.

Anne !... Anne !... - s'exclamèrent Publius et Flavia, en larmes, sentant tous deux pour la première fois le malheur de l'isolement suprême sans lumière et sans guide, dans un complet abandon !

Néanmoins, quelqu'un réussit à vaincre les décombres et arriva rapidement jusqu'à la chambre où ils se trouvaient et, étreignant Publius et sa fille, il cria d'une voix oppressée : - « Flavia ! Mon père ! Je suis là... »

Pline arrivait enfin au dernier moment. Flavia Lentulia le serra affectueusement dans ses bras, tandis que le vieux sénateur à moitié asphyxié prenait les mains de son fils et qu'ils s'embrassaient tous les trois dans une ultime étreinte.

Flavia et Pline voulurent parler, mais une épaisse couche de cendres pénétrait l'intérieur par les énormes fissures de la villa à moitié détruite...

Puis le sol trembla à nouveau et les colonnes qui étaient encore debout s'abattirent sur eux trois, leur dérobant leurs dernières énergies et les faisant tomber ainsi enlacés pour toujours sous un tas de décombres...

Mais dans les épaisses ténèbres planaient des créatures ailées et légères en prière ou réconfortant activement le cœur abattu des misérables condamnés à la destruction.

Sur les trois corps ensevelis veillait l'entité radieuse de Livia auprès de nombreux compagnons qui coopéraient avec dévouement et précision aux services de détachement total des moribonds.

Posant ses mains lumineuses et pures sur le front abattu de son compagnon épuisé et agonisant, Livia leva ses yeux au firmament obscurci et pria avec la douceur de sa foi et de ses précieux sentiments.

Jésus, tendre et divin Maître - cette heure angoissante est bien le symbole de nos erreurs et de nos crimes à travers les ténébreux avatars ; niais vous, Seigneur, vous êtes tout espoir, toute sagesse et toute miséricorde !... Bénissez nos esprits en ce dur et douloureux instant !... Apaisez les tourments de l'âme jumelée à la mienne en lui accordant à cette heure le droit à la liberté !... Soulagez, magnanime Sauveur du monde, toutes ses poignantes meurtrissures, ses désolantes amertumes !... Accordez le repos à son cœur angoissé et douloureux avant son nouveau retour au sombre trame des réincarnations sur la planète de l'exil et des larmes angoissées... Seigneur, ce n'est plus maintenant le vaniteux despote d'autrefois, mais un cœur incliné au bien et à la pitié prêches par votre doctrine d'amour et de rédemption. Sous le poids des épreuves amères et salvatrices, ses penchants se sont spiritualisés sur le chemin de votre Vérité et de votre Vie !...

Et tandis que Livia priait, le sénateur étreignait ses enfants qui n'étaient plus que des cadavres et poussa un dernier gémissement, une lourde larme scintillant dans ses yeux éteints...

De nombreuses légions d'êtres spirituels voletèrent pendant plusieurs jours, dans les cieux ténébreux et tristes de Pompéi.

Après de longues perturbations, Publius Lentulus et ses enfants s'éveillèrent sur le tombeau fumant de la cité en ruine.

En vain le sénateur invoqua la présence d'Anne ou celle d'autres serviteurs dans la pénible illusion de la vie matérielle alors que persistait dans son organisme psychique les impressions de sa cécité matérielle qui représentait le long supplice de ses dernières années dans l'enveloppe charnelle.

Néanmoins, après les premières lamentations, il entendit une voix qui lui dit doucement :

Publius, mon ami, ne fais plus appel au recours du plan terrestre, car tous tes pouvoirs ont pris fin avec ta dépouille sur la face sombre et triste de la terre ! Fait appel à Dieu Tout-puissant dont la miséricorde et la sagesse nous sont données par l'amour de son Agneau qui est Jésus-Christ !...

Publius Lentulus ne put distinguer son interlocuteur, mais il avait identifié la voix de Flaminius Sévérus, soulageant alors son cœur dans un torrent de prières, fondant en larmes.

Malgré les dévouements constants de Livia, cela faisait déjà quelques jours que son esprit se trouvait prisonnier d'angoissants cauchemars aux premiers instants de sa vie dans l'au-delà, bien qu'assisté continuellement par Flaminius et d'autres compagnons dévoués qui l'attendaient sur le plan spirituel.

Mais après ces suppliques sincères qui émanaient du plus profond de son cœur, il sentit que son monde intérieur s'éclairait... Auprès de ses chers enfants, il recouvrit la vue et reconnut les êtres chers avec des larmes d'amour et de reconnaissance aux portes de l'au-delà.

Il y avait là de nombreux personnages de cette histoire, comme Flaminius, Calpurnia, Agrippa, Pompilius Crassus, Emilien Lucius et bien d'autres ; mais en vain les yeux angoissés de l'ex-sénateur cherchaient quelqu'un dans l'assemblée affectueuse et amicale.

Après toutes les effusions de tendresse et de joie, intentionnellement, Flaminius lui fit:

Tu trouves étrange que Livia soit absente - fit-il d'un regard complaisant et généreux -, mais tu ne pourras la voir que lorsque tu te seras débarrassé par la bonne volonté et par la prière de toutes les impressions pénibles et nocives de la terre. Elle est restée près de ton cœur, en prières sincères et ferventes pour ta régénération, mais notre groupe est encore très attaché à la sphère terrestre, et nous attendions le retour de ses derniers membres, encore sur terre, pour pouvoir ensemble établir un nouveau parcours de réincarnations futures. Des siècles de travail et de douleur nous attendent sur le chemin de la rédemption et du perfectionnement, mais nous devons, avant tout, chercher la force nécessaire en Jésus, source de tout amour et de toute foi pour les réalisations élevées de notre pensée !...

Publius Lentulus pleurait, saisi d'émotions étranges et indéfinissables.

Mon ami - continua Flaminius affectueusement -, pour nous tous, demande à Jésus la miséricorde de cette clarté d'un jour nouveau !...

Alors, Publius s'agenouilla et baigné de larmes, il concentra son cœur sur Jésus dans une prière ardente et silencieuse... Là dans la solitude de son âme courageuse et sincère, il présenta à l'Agneau de Dieu son repentir, ses espoirs pour l'avenir, ses promesses de foi et de travail pour les siècles à venir !...

Tous ceux qui étaient présents accompagnèrent sa prière en proie à l'émoi et plongés dans des vibrations de consolation ineffable.

Ils virent, alors, s'ouvrir un chemin lumineux et fleuri dans les cieux tristes et obscurs de la Campanie, et sur ce chemin, comme descendant des jardins fulgurants du paradis, Livia et Anne apparurent se tenant le bras, comme si Jésus envoyait là encore un enseignement symbolique à ces âmes prisonnières de la terre, pour leur révéler qu'en toute circonstance, une âme incarnée peut trouver son royaume de lumière et de paix, de vie et d'amour, tant dans la tunique humble de l'esclave que dans la pompeuse tenue vestimentaire des seigneurs.

Le vieux patricien dévisagea la figure radieuse de sa compagne et, en extase, il ferma ses yeux baignés de larmes de regrets et de repentir ; mais tout de suite, deux lèvres éthérées se posèrent sur son front, telle la légère caresse d'un lys divin. Et tandis que son cœur émerveillé se lavait dans ses larmes de joie et de reconnaissance à Jésus, sous l'impulsion puissante des ferventes prières de ces deux âmes rédimées, toute la caravane s'élevait vers des sphères plus élevées pour trouver le repos et l'apprentissage avant de nouvelles étapes de régénération et de travaux purificateurs, tel un groupe merveilleux de lumineuses phalènes venues de l'infini !...

Francisco Candido Xavier

(2 avril 1910 - 30 juin 2002),

Francisco Candido Xavier (2 avril 1910 - 30 juin 2002), alias Chico Xavier, est le médium brésilien le plus célèbre2 et le plus prolifique du XXesiècle. Sous l'influence des « Esprits », il produisit plus de quatre cent livres de sagesse et de spiritualité, dont une centaine édités dans plusieurs langues. Il popularisa grandement la doctrine spirite au Brésil. Chico Xavier reçu d'innombrables hommages tant du peuple que des organismes publics3. En 1981, le Brésil proposa officiellement Chico Xavier comme candidat au Prix Nobel de la paix. En 2000, il fut élu le « Minéro du XXe siècle », à la suite d'un sondage auprès de la population de l'état fédéré brésilien où il résidait4. Après sa mort, les députés de l'assemblée nationale brésilienne ont officiellement reconnu son rôle dans le développement spirituel du pays5.

Enfance

Francisco Cândido Xavier est né le 2 avril 1910 dans la municipalité de Pedro Leopoldo, dans l'État du Minas Gerais (Brésil). La famille compte neuf enfants, ses parents, tous deux analphabètes, sont vendeurs de billets de loterie pour son père et blanchisseuse pour sa mère. Il raconte que c'est après avoir perdu sa mère, à l'âge de cinq ans, qu'il commence à entendre des voix. Il travaille dès neuf ans, comme tisserand, tout en continuant l'école primaire. À douze ans, il rédige en classe une rédaction remarquable et explique à sa maîtresse que ce texte lui a été dicté par un Esprit qui se tenait près de lui. À la suite de la guérison de l'une de ses sœurs qui souffrait d'obsession, Chico ainsi que toute sa famille adhère aux théories du spiritisme.


Centre spirite 'Luis Gonzala', à pedro leopoldo, en 2008

Chico Xavier étudie la doctrine spirite et fonde le centre spirite « Luiz Gonzaga », le 21 juin 1927. Il s'investit dans son activité de médium et développe ses capacités en psychographie. Il affirme voir, en 1931. son « mentor » spirituel sous la forme d'un Esprit prénommé Emmanuel. Guidé par cet être invisible, Chico publie son premier livre en juillet 1932 : Le Parnasse d'oulre-tombë1, recueil de 60 poèmes attribués à neuf poètes brésiliens, quatre portugais et un anonyme, tous disparus. Cet ouvrage de haute poésie, produit par un modeste caissier, qui le signe du nom d'auteurs décédés provoque l'étonnement général. Le journal O Globo, de Rio dépêche l'un de ses rédacteurs, non spirite, assister pendant plusieurs semaines aux réunions du groupe spirite du centre Luiz Gonzaga. Il s'ensuit une série de reportages qui popularisent le spiritisme au Brésil.

Une vie de médium

À partir de sa première publication, Chico Xavier ne cesse d'écrire des poèmes, des romans, des recueils de pensées, des ouvrages de morale ou des traités de technique spirite. Bon nombre de ces publications deviennent des succès de librairie, dont la plus vendue reste Nosso Lar, la vie dans le monde spirituel, diffusée à plus de 1,3 million d'exemplaires . Beaucoup sont traduites en anglais, français et espagnol. La totalité des droits d'auteur reviennent à des œuvres de charité, Chico ne vivant que de son maigre salaire d'employé au ministère de l'agriculture. À partir de 1957, Chico Xavier s'installe àUberabaqui devient un lieu de rassemblement pour les spirites du monde entier. Il y décède le 30 juin 2002, sans jamais varier d'explications à propos de l'origine de sa production littéraire phénoménale. Sous son impulsion, le Brésil est devenu la patrie d'adoption du spiritisme : il y compterait 20 millions de sympathisants dont 2,3 millions de pratiquants, ce qui en ferait la troisième religion du pays.

De son vivant, Chico Xavier fut le citoyen d'honneur de plus d'une centaine de villes, dont Sâo Paulo. En 1980, un gigantesque mouvement national se constitua afin qu'il obtienne le Prix Nobel de la paix, l'année suivante. Dans tous les États du Brésil des comités de soutien se formèrent, des centaines de municipalités, des Assemblées législatives de la plupart des États, des parlementaires de Brasilia, dont Tancredo Neves alors Président du Parti Populaire au Sénat, appuyèrent sa candidature .En 1981, plus de 10 millions de Brésiliens signèrent une pétition en faveur de l'attribution de la prestigieuse distinction à Chico Xavier. La même année, le député José Freitas Nobre transmit lui-même au comité de Stockholm un dossier constitué de plus de 100 kg de documents, afin d'appuyer la candidature du médium . Chico

Xavier ne reçut pas le prix Nobel, mais devint une figure emblématique du Brésil. Aujourd'hui, des dizaines de villes au Brésil possèdent une rue Chico-Xavier . La vie de ce médium a servi de base au film "Chico Xavier" produit par Columbia Pictures en 2010.

Principaux livres produits par Chico Xavier

Chico fut un écrivain très prolifique : 451 livres lui sont attribués, dont 39 édités après sa mortâ. Comme tous les médiums, Chico Xavier ne prétendait pas être l'auteur des livres, mais uniquement l'instrument utilisé par les esprits pour se manifester et transmettre leurs enseignements. C'est la raison pour laquelle, le nom d'un Esprit est associé à chaque livre.

Listes des ouvrages en brésilien à suivre

Xavier

Candido Franscisco

437 Livres

1.

...E O Amor Continua

Alv.

Esp. Diversos

1983

2.

A Caminho Da Luz

Feb

Emmanuel

1938

3.

À Luz Da Oraçâo

Clarim

Esp. Diversos

1969

4.

A Morte É Simples Mudança

Madras

Flavio Mussa Tavares

2005

5.

A Ponte

Fergs

Emmanuel

1983

6.

A Semente De Mostarda

Geem

Emmanuel

1990

7.

A Terra E O Semeador

Ide

Emmanuel

1975

8.

A Verdade Responde

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1990

9.

A Vida Conta

Ceu

Maria Dolores

1980

10.

A Vida Escreve

Feb

Hilario Silva

1960

11.

A Vida Fala I

Feb

Neio Lucio

1973

12.

A Vida Fala Ii

Feb

Neio Lucio

1973

13.

A Vida Fala Iii

Feb

Neio Lucio

1973

14.

A Volta

Ide

Esp. Diversos

1993

15.

Abençoa Sempre

Geem

Esp. Diversos

1993

16.

Abençoando Nosso Brasil

Pinti

Esp. Diversos

2007

17.

Abrigo

Ide

Emmanuel

1986

18.

Açâo E Caminho

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1987

19.

Açâo E Reaçâo

Feb

André Luiz

1957

20.

Açâo, Vida E Luz

Ceu

Esp. Diversos

1991

21.

Aceitaçâo E Vida

Uem

Margarida Soares

1989

22.

Adeus Solidâo

Geem

Esp. Diversos

1982

23.

Agência De Noticias

Geem

Jair Presente

1986

24.

Agenda Cristâ

Feb

André Luiz

1948

25.

Agenda De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1998

26.

Agora É O Tempo

Ideal

Emmanuel

1984

27.

Algo Mais

Ideal

Emmanuel

1980

28.

Alma Do Povo

Ceu

Cornélio Pires

1996

29.

Alma E Coraçâo

Pens

Emmanuel

1969

30.

Alma E Luz

Ide

Emmanuel

1990

31.

Alma E Vida

Ceu

Maria Dolores

1984

32.

Almas Em Desfile

Feb

Hilario Silva

1961

33.

Alvorada Cristâ

Feb

Neio Lucio

1948

34.

Alvorada Do Reino

Ideal

Emmanuel

1988

35.

Amanhece

Geem

Esp. Diversos

1976

36.

Amigo

Ceu

Emmanuel

1979

37.

Amizade

Ideal

Meimei

1977

38.

Amor E Luz

Ideal

Emmanuel/Esp. Diversos

1977

39.

Amor E Saudade

Ideal

Esp. Diversos

1985

40.

Amor E Verdade

Ideal

Esp. Diversos

2000

41.

Amor Sem Adeus

Ide

Walter Perrone

1978

42.

Anotaçoes Da Mediunidade

Ceu

Emmanuel

1995


43.

Ante O Futuro

Ideal

Esp. Diversos

1990

44.

Antenas De Luz

Ide

Laurinho

1983

45.

Antologia Da Amizade

Ceu

Emmanuel

1995

46.

Antologia Da Caridade

Ideal

Esp. Diversos

1995

47.

Antologia Da Criança

Ideal

Esp. Diversos

1979

48.

Antologia Da Esperança

Ceu

Esp. Diversos

1995

49.

Antologia Da Espiritualidade

Feb

Maria Dolores

1971

50.

Antologia Da Juventude

Geem

Esp. Diversos

1995

51.

Antologia Da Paz

Geem

Esp. Diversos

1994

52.

Antologia Do Caminho

Ideal

Esp. Diversos

1996

53.

Antologia Dos Imortais

Feb

Esp. Diversos

1963

54.

Antologia Mediùnica Do Natal

Feb

Esp. Diversos

1967

Aos Probl. Do Mundo

Feesp

Esp. Diversos

1972

55.

Apelos Cristâos

Uem

Bezerra De Menezes

1986

56.

Apostilas Da Vida

Ide

André Luiz

1986

57.

As Palavras Cantam

Ceu

Carlos Augusto

1993

58.

Assembléia De Luz

Geem

Esp. Diversos

1988

59.

Assim Venceras

Ideal

Emmanuel

1978

60.

Assuntos Da Vida E Da Morte

Geem

Esp. Diversos

1991

61.

Astronautas No Além

Geem

Esp. Diversos

1974

62.

Atençâo

Ide

Emmanuel

1981

63.

Através Do Tempo

Lake

Esp. Diversos

1972

64.

Augusto Vive

Geem

Augusto Cezar Netto

1981

65.

Aulas Da Vida

Ideal

Esp. Diversos

1981

66.

Auta De Souza

Ide

Auta De Souza

1976

67.

Ave, Cristo!

Feb

Emmanuel

1953

68.

Bastâo De Arrimo

Uem

Willian

1984

69.

Baù De Casos

Ideal

Cornélio Pires

1977

70.

Bazar Da Vida

Geem

Jair Presente

1985

71.

Bênçâo De Paz

Geem

Emmanuel

1971

72.

Bênçâos De Amor

Ceu

Esp. Diversos

1993

73.

Bezerra, Chico E Você

Geem

Bezerra De Menezes

1973

74.

Boa Nova

Feb

Humberto De Campos

1941

75.

Brasil, Coraçâo Do Mundo,

76.

Brilhe Vossa Luz

Ide

Esp. Diversos

1987

77.

Busca E Acharas

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1976

78.

Calendario Esplrita

Feesp

Esp. Diversos

1974

79.

Calma

Geem

Emmanuel

1979

80.

Caminho Esplrita

Cec

Esp. Diversos

1967

81.

Caminho Iluminado

Ceu

Emmanuel

1998

82.

Caminho, Verdade E Vida

Feb

Emmanuel

1949

83.

Caminhos Da Fé

Ideal

Cornélio Pires

1997

84.

Caminhos Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1997

85.

Caminhos De Volta

Geem

Esp. Diversos

1975

86.

Caminhos Do Amor

Ceu

Maria Dolores

1983

87.

Caminhos

Ceu

Emmanuel

1981

88.

Canais Da Vida

Ceu

Emmanuel

1986

89.

Canteiro De Idéias

Ideal

Esp. Diversos

1999

90.

Caravana De Amor

Ide

Esp. Diversos

1985

91.

Caridade

Ide

Esp. Diversos

1978

92.

Carmelo Grisi, Ele Mesmo

Geem

Carmelo Grisi

1991

93.

Cartas De Uma Morta

Lake

Maria Joâo De Deus

1935

94.

Cartas Do Coraçâo

Lake

Esp. Diversos

1952

95.

Cartas Do Evangelho

Lake

Casimiro Cunha

1941


96. Cartas E Crônicas

Feb

Irmâo X

1966

97. Cartilha Da Natureza

Feb

Casimiro Cunha

1944

98. Cartilha Do Bem

Feb

Meimei

1962

99. Ceifa De Luz

Feb

Emmanuel

1979

100. Centelhas

Ide

Emmanuel

1992

101. Châo De Flores

Ideal

Esp. Diversos

1975

102. Chico Xavier - Dos Hippies

103. Chico Xavier - Mandato

104. Chico Xavier Em Goiânia

Geem

Emmanuel

1977

105. Chico Xavier Inédito:

106. Chico Xavier Pede Licença

Geem

Esp. Diversos

1972

107. Chico Xavier, Uma Vida

108. Cidade No Além

Ide

André Luiz/Lucius

1983

109. Cinquenta Anos Depois

Feb

Emmanuel

1940

110. Claramente Vivos

Ide

Esp. Diversos

1979

111. Coisas Deste Mundo

Clarim

Cornélio Pires

1977

112. Coletânea Do Além

Feesp

Esp. Diversos

1945

113. Comandos Do Amor

Ide

Esp. Diversos

1988

114. Compaixâo

Ide

Emmanuel

1993

115. Companheiro

Ide

Emmanuel

1977

116. Confia E Segue

Geem

Emmanuel

1984

117. Confia E Serve

Ide

Esp. Diversos

1989

118. Construçâo Do Amor

Ceu

Emmanuel

1988

119. Continuidade

Ideal

Esp. Diversos

1990

120. Contos Desta E Doutra Vida

Feb

Irmâo X

1964

121. Contos E Apôlogos

Feb

Irmâo X

1958

122. Conversa Firme

Cec

Cornélio Pires

1975

123. Convivência

Ceu

Emmanuel

1984

124. Coraçâo E Vida

Ideal

Maria Dolores

1978

125. Coraçoes Renovados

Ideal

Esp. Diversos

1988

126. Coragem

Cec

Esp. Diversos

1971

127. Correio Do Além

Ceu

Esp. Diversos

1983

128. Correio Fraterno

Feb

Esp. Diversos

1970

129. Crer E Agir

Ideal

Emmanuel/Irmâo José

1986

130. Crianças No Além

Geem

Marcos

1977

131. Crônicas De Além-Tùmulo

Feb

Humberto De Campos

1936

132. Cura

Geem

Esp. Diversos

1988

Da Vida

Geem

Roberto Muszkat

1984

133. Dadivas De Amor

Ideal

Maria Dolores

1990

134. Dadivas Espirituais

Ide

Esp. Diversos

1994

De Amor

Ide

Emmanuel

1992

De Amor

Uem

Esp. Diversos

1993

135. Degraus Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1996

136. Desobsessâo

Feb

André Luiz

1964

137. Deus Aguarda

Geem

Meimei

1980

138. Deus Sempre

Ideal

Emmanuel

1976

139. Dialogo Dos Vivos

Geem

Esp. Diversos

1974

140. Diario De Bênçâos

Ideal

Cristiane

1983

141. Dicionario Da Alma

Feb

Esp. Diversos

1964

142. Dinheiro

Ide

Emmanuel

1986

143. Do Outro Lado Da Vida

Inovaçâo

Paulo Henrique Bresciane

2006

144. Doaçoes De Amor

Geem

Esp. Diversos

1992

Dos Beneficios

Ger

Bezerra De Menezes

1991

145. Doutrina De Luz

Geem

Emmanuel

1990

146. Doutrina E Aplicaçâo

Ceu

Esp. Diversos

1989


147. Doutrina E Vida

Ceu

Esp. Diversos

1987

148. Doutrina Escola

Ide

Esp. Diversos

1996

149. E A Vida Continua...

Feb

André Luiz

1968

E Trabalho

Ideal

Esp. Diversos

1988

150. Educandario De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1985

151. Elenco De Familiares

Ideal

Esp. Diversos

1995

152. Eles Voltaram

Ide

Esp. Diversos

1981

153. Emmanuel

Feb

Emmanuel

1938

154. Encontre De Paz

Cec

Esp. Diversos

1973

155. Encontre Marcado

Feb

Emmanuel

1967

156. Encontros No Tempo

Ide

Esp. Diversos

1979

157. Endereços Da Paz

Ceu

André Luiz

1982

158. Entender Conversando

Ide

Emmanuel

1984

159. Entes Queridos

Geem

Esp. Diversos

1982

160. Entre A Terra E O Céu

Feb

André Luiz

1954

161. Entre Duas Vidas

Cec

Esp. Diversos

1974

162. Entre Irmâos De Outras Terras

Feb

Esp. Diversos

1966

163. Entrevistas

Ide

Emmanuel

1971

164. Enxugando Lagrimas

Ide

Esp. Diversos

1978

165. Escada De Luz

Ceu

Esp. Diversos

1999

166. Escola No Além

Ideal

Claudia P. Galasse

1988

167. Escrinio De Luz

Clarim

Emmanuel

1973

168. Escultores De Almas

Ceu

Esp. Diversos

1987

169. Espera Servindo

Geem

Emmanuel

1985

170. Esperança E Alegria

Ceu

Esp. Diversos

1987

171. Esperança E Luz

Ceu

Esp. Diversos

1993

172. Esperança E Vida

Ideal

Esp. Diversos

1985

173. Estamos No Além

Ide

Esp. Diversos

1983

174. Estamos Vivos

Ide

Esp. Diversos

1993

175. Estante Da Vida

Feb

Irmâo X

1969

176. Estradas E Destinos

Ceu

Esp. Diversos

1987

177. Estrelas No Châo

Geem

Esp. Diversos

1987

178. Estude E Viva

Feb

Emmanuel/André Luiz

1965

179. Evangelho Em Casa

Feb

Meimei

1960

180. Evoluçâo Em Dois Mundos

Feb

André Luiz

1959

181. Excursâo De Paz

Ceu

Esp. Diversos

1990

182. Falando À Terra

Feb

Esp. Diversos

1951

183. Falou E Disse

Geem

Augusto Cezar Netto

1978

184. Famflia

Ceu

Esp. Diversos

1981

185. Fé

Ideal

Esp. Diversos

1984

186. Fé, Paz E Amor

Geem

Emmanuel

1989

187. Feliz Regresso

Ideal

Esp. Diversos

1981

188. Festa De Paz

Geem

Esp. Diversos

1986

189. Filhos Voltando

Geem

Esp. Diversos

1982

190. Flores De Outono

Lake

Jésus Gonçalves

1984

191. Fonte De Paz

Ide

Esp. Diversos

1987

192. Fonte Viva

Feb

Emmanuel

1956

193. Fotos Da Vida

Geem

Augusto Cezar Netto

1989

194. Fulgor No Entardecer

Uem

Esp. Diversos

1991

195. Gabriel

Ide

Gabriel

1982

196. Gaveta De Esperança

Ide

Laurinho

1980

197. Gotas De Luz

Feb

Casimiro Cunha

1953

198. Gotas De Paz

Ceu

Emmanuel

1993

199. Gratidâo E Paz

Ide

Esp. Diversos

1988


200. Ha Dois Mil Anos

Feb

Emmanuel

1939

201. Harmonizaçâo

Geem

Emmanuel

1990

202. Histôria De Maricota

Feb

Casimiro Cunha

1947

203. Histôrias E Anotaçoes

Ceu

Irmâo X

1989

204. Hoje

Ceu

Emmanuel

1984

205. Hora Certa

Geem

Emmanuel

1987

206. Horas De Luz

Ide

Esp. Diversos

1984

207. Humorismo No Além

Ideal

Esp. Diversos

1984

208. Ideal Esplrita

Cec

Esp. Diversos

1963

209. Idéias E Ilustraçoes

Feb

Esp. Diversos

1970

210. Indicaçoes Do Caminho

Geem

Carlos Augusto

1995

211. Indulgência

Ide

Emmanuel

1989

212. Inspiraçâo

Geem

Emmanuel

1979

213. Instruçoes Psicofônicas

Feb

Esp. Diversos

1956

214. Instrumentos Do Tempo

Geem

Emmanuel

1974

215. Intercâmbio Do Bem

Geem

Esp. Diversos

1987

216. Intervalos

Clarim

Emmanuel

1981

217. Irmâ Vera Cruz

Ide

Vera Cruz

1980

218. Irmâo

Ideal

Emmanuel

1980

219. Irmâos Unidos

Geem

Esp. Diversos

1988

220. Janela Para A Vida

Fergs

Esp. Diversos

1979

221. Jardim Da Infância

Feb

Joâo De Deus

1947

222. Jesus Em Nôs

Geem

Emmanuel

1987

223. Jesus No Lar

Feb

Neio Lucio

1950

224. Jôia

Ceu

Emmanuel

1985

225. Jovens No Além

Geem

Esp. Diversos

1975

226. Juca Lambisca

Feb

Casimiro Cunha

1961

227. Juntos Venceremos

Ideal

Esp. Diversos

1985

228. Justiça Divina

Feb

Emmanuel

1962

229. Lar - Oficina, Esperança

230. Lazaro Redivivo

Feb

Irmâo X

1945

231. Lealdade

Ide

Mauricio G. Henrique

1982

232. Leis De Amor

Feesp

Emmanuel

1963

233. Levantar E Seguir

Geem

Emmanuel

1992

234. Libertaçâo

Feb

André Luiz

1949

235. Linha Duzentos

Ceu

Emmanuel

1981

236. Lira Imortal

Lake

Esp. Diversos

1938

237. Livro Da Esperança

Cec

Emmanuel

1964

238. Livro De Respostas

Ceu

Emmanuel

1980

239. Loja De Alegria

Geem

Jair Presente

1985

240. Luz Acima

Feb

Irmâo X

1948

241. Luz Bendita

Ideal

Emmanuel/Esp. Diversos

1977

242. Luz E Vida

Geem

Emmanuel

1986

243. Luz No Caminho

Ceu

Emmanuel

1992

244. Luz No Lar

Feb

Esp. Diversos

1968

245. Mâe

Clarim

Esp. Diversos

1971

246. Mais Luz

Geem

Batulra

1970

247. Mais Perto

Geem

Emmanuel

1983

248. Mais Vida

Ceu

Esp. Diversos

1982

249. Mâos Marcadas

Ide

Esp. Diversos

1972

250. Mâos Unidas

Ide

Emmanuel

1972

251. Marcas Do Caminho

Ideal

Esp. Diversos

1979

252. Maria Dolores

Ideal

Maria Dolores

1977

253. Material De Construçâo

Ideal

Emmanuel

1983


254.

Mecanismos Da Mediunidade

Feb

André Luiz

1960

255.

Mediunidade E Sintonia

Ceu

Emmanuel

1986

256.

Mensagem Do Pequeno Morto

Feb

Neio Lucio

1947

257.

Mensagens De Inês De Castro

Geem

Inês De Castro

2006

258.

Mensagens Que Confortam

Ricardo Tadeu

1983

259.

Mentores E Seareiros

Ideal

Esp. Diversos

1993

260.

Migalha

Uem

Emmanuel

1993

261.

Missâo Cumprida

Pinti

Esp. Diversos

2004

262.

Missionarios Da Luz

Feb

André Luiz

1945

263.

Momento

Ceu

Emmanuel

1994

264.

Momentos De Encontro

Ceu

Rosângela

1984

265.

Momentos De Ouro

Geem

Esp. Diversos

1977

266.

Momentos De Paz

Ideal

Emmanuel

1980

267.

Monte Acima

Geem

Emmanuel

1985

268.

Moradias De Luz

Ceu

Esp. Diversos

1990

269.

Na Era Do Espiïito

Geem

Esp. Diversos

1973

270.

Na Hora Do Testemunho

Paidéia

Esp. Diversos

1978

271.

Nâo Publicadas 1933-1954

Madras

Esp. Diversos

2004

272.

Nascer E Renascer

Geem

Emmanuel

1982

273.

Natal De Sabina

Geem

Francisca Clotilde

1972

274.

Neste Instante

Geem

Emmanuel

1985

275.

Ninguém Morre

Ide

Esp. Diversos

1983

276.

No Mundo Maior

Feb

André Luiz

1947

277.

No Portal Da Luz

Cec

Emmanuel

1967

278.

Nos Domlnios Da Mediunidade

Feb

André Luiz

1955

279.

Nos

Ceu

Emmanuel

1985

280.

Nosso Lar

Feb

André Luiz

1944

281.

Nosso Livro

Lake

Esp. Diversos

1950

282.

Notas Do Mais Além

Ide

Esp. Diversos

1995

283.

Noticias Do Além

Ide

Esp. Diversos

1980

284.

Novamente Em Casa

Geem

Esp. Diversos

1984

285.

Novas Mensagens

Feb

Humberto De Campos

1940

286.

Novo Mundo

Ideal

Emmanuel

1992

287.

Novos Horizontes

Ideal

Esp. Diversos

1996

288.

O Caminho Oculto

Feb

Veneranda

1947

289.

O Consolador

Feb

Emmanuel

1941

290.

O Esperanto Como Revelaçâo

Ide

Francisco V. Lorenz

1976

291.

O Espiïito Da Verdade

Feb

Esp. Diversos

1962

292.

O Espiïito De Cornélio Pires

Feb

Cornélio Pires

1965

293.

O Essencial

Ceu

Emmanuel

1986

294.

O Evangelho De Chico Xavier

Didier

Emmanuel

2000

295.

O Ligeirinho

Geem

Emmanuel

1993

296.

Obreiros Da Vida Eterna

Feb

André Luiz

1946

297.

Oferta De Amigo

Ide

Cornélio Pires

1996

298.

Opiniâo Esplrita

Cec

Emmanuel/André Luiz

1963

299.

Orvalho De Luz

Cec

Esp. Diversos

1969

300.

Os Dois Maiores Amores

Geem

Esp. Diversos

1983

301.

Os Filhos Do Grande Rei

Feb

Veneranda

1947

302.

Os Mensageiros

Feb

André Luiz

1944

303.

Paciência

Ceu

Emmanuel

1983

304.

Paginas De Fé

Ideal

Esp. Diversos

1988

305.

Paginas Do Coraçâo

Lake

Irmâ Candoca

1951

306.

Pai Nosso

Feb

Meimei

1952

307.

Palavras De Chico Xavier

Ide

Emmanuel

1995


308. Palavras De Coragem

Ideal

Esp. Diversos

1987

309. Palavras De Emmanuel

Feb

Emmanuel

1954

310. Palavras De Vida Eterna

Cec

Emmanuel

1964

311. Palavras Do Coraçâo

Ceu

Meimei

1982

312. Palavras Do Infmito

Lake

Esp. Diversos

1936

313. Palco Iluminado

Geem

Jair Presente

1988

314. Pao Nosso

Feb

Emmanuel

1950

315. Parnaso De Além Tùmulo

Feb

Esp. Diversos

1932

316. Passaros Humanos

Geem

Esp. Diversos

1994

317. Passos Da Vida

Cec

Esp. Diversos

1969

Patria Do Evangelho

Feb

Humberto De Campos

1938

318. Paulo E Estevao

Feb

Emmanuel

1942

319. Paz E Alegria

Geem

Esp. Diversos

1981

320. Paz E Amor

Ceu

Cornélio Pires

1996

321. Paz E Libertaçao

Ceu

Esp. Diversos

1996

322. Paz E Renovaçao

Cec

Esp. Diversos

1970

323. Paz

Ceu

Emmanuel

1983

324. Pedaços Da Vida

Ideal

Cornélio Pires

1997

325. Pensamento E Vida

Feb

Emmanuel

1958

326. Perante Jesus

Ideal

Emmanuel

1990

327. Perdao E Vida

Ceu

Esp. Diversos

1999

328. Pérolas De Luz

Ceu

Emmanuel

1992

329. Pérolas Do Além

Feb

Emmanuel

1952

330. Pétalas Da Primavera

Uem

Esp. Diversos

1990

331. Pétalas Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1997

332. Pinga Fogo (1a Entrevista)

Edicel

Esp. Diversos

1971

333. Pingo De Luz

Ideal

Carlos Augusto

1995

334. Plantao Da Paz

Geem

Emmanuel

1988

335. Plantao De Respostas

Ceu

Pinga Fogo Ii

1995

336. Poetas Redivivos

Feb

Esp. Diversos

1969

337. Ponto De Encontro

Geem

Jair Presente

1986

338. Pontos E Contos

Feb

Irmao X

1951

339. Porto De Alegria

Ide

Esp. Diversos

1990

340. Praça Da Amizade

Ceu

Esp. Diversos

1982

341. Preito De Amor

Geem

Esp. Diversos

1993

342. Presença De Laurinho

Ide

Laurinho

1983

343. Presença De Luz

Geem

Augusto Cezar Netto

1984

344. Pronto Socorro

Ceu

Emmanuel

1980

Psicografias Ainda

345. Quando Se Pretende Falar

346. Queda E Ascensao Da Casa

347. Quem Sao

Ide

Esp. Diversos

1982

348. Rapidinho

Geem

Jair Presente

1989

349. Realmente

Pinti

Esp. Diversos

2004

350. Recados Da Vida Maior

Geem

Esp. Diversos

1995

351. Recados Da Vida

Geem

Esp. Diversos

1983

352. Recados Do Além

Ideal

Emmanuel

1978

353. Recanto De Paz

Fmg

Esp. Diversos

1976

354. Reconforto

Geem

Emmanuel

1986

355. Reencontros

Ide

Esp. Diversos

1982

356. Refùgio

Ideal

Emmanuel

1989

357. Relatos Da Vida

Ceu

Irmao X

1988

358. Relicario De Luz

Feb

Esp. Diversos

1962

359. Religiao Dos Esplritos

Feb

Emmanuel

1960

360. Renascimento Espiritual

Ideal

Esp. Diversos

1995


361.

Renùncia

Feb

Emmanuel

1942

362.

Reportagens De Além-Tùmulo

Feb

Humberto De Campos

1943

363.

Resgate E Amor

Geem

Tiaminho

1987

class="book">364.

Respostas Da Vida

Ideal

André Luiz

1975

365.

Retornaram Contando

Ide

Esp. Diversos

1984

366.

Retratos Da Vida

Cec

Cornélio Pires

1974

367.

Revelaçâo

Geem

Jair Presente

1993

368.

Rosas Com Amor

Ide

Esp. Diversos

1973

369.

Roseiral De Luz

Uem

Esp. Diversos

1988

370.

Roteiro

Feb

Emmanuel

1952

371.

Rumo Certo

Feb

Emmanuel

1971

372.

Rumos Da Vida

Ceu

Esp. Diversos

1981

373.

Saudaçâo Do Natal

Ceu

Esp. Diversos

1996

374.

Seara De Fé

Ide

Esp. Diversos

1982

375.

Seara Dos Médiuns

Feb

Emmanuel

1961

376.

Segue-Me

Clarim

Emmanuel

1973

377.

Seguindo Juntos

Geem

Esp. Diversos

1982

378.

Semeador Em Tempos Novos

Geem

Emmanuel

1989

379.

Semente

Ide

Emmanuel

1993

380.

Sementeira De Luz

Vinha De Luz

Neio Lucio

2006

381.

Sementes De Luz

Ideal

Esp. Diversos

1987

382.

Senda Para Deus

Ceu

Esp. Diversos

1997

383.

Sentinelas Da Alma

Ideal

Meimei

1982

384.

Sentinelas Da Luz

Ceu

Esp. Diversos

1990

385.

Servidores No Além

Ide

Esp. Diversos

1989

386.

Sexo E Destino

Feb

André Luiz

1963

387.

Sinais De Rumo

Geem

Esp. Diversos

1980

388.

Sinal Verde

Cec

André Luiz

1971

389.

Smteses Doutrinarias

Ceu

Esp. Diversos

1995

390.

Somente Amor

Ideal

Maria Dolores/Meimei

1978

391.

Somos Seis

Geem

Esp. Diversos

1976

392.

Sorrir E Pensar

Ide

Esp. Diversos

1984

393.

Taça De Luz

Feesp

Esp. Diversos

1972

394.

Tâo Facil

Ceu

Esp. Diversos

1985

395.

Temas Da Vida

Ceu

Esp. Diversos

1987

396.

Tempo De Luz

Fmg

Esp. Diversos

1979

397.

Tempo E Amor

Ide

Esp. Diversos

1984

398.

Tempo E Nos

Ideal

Emmanuel/André Luiz

1993

399.

Tende Bom Ânimo

Ideal

Esp. Diversos

1987

400.

Tesouro De Alegria

Ide

Esp. Diversos

1993

401.

Timbolâo

Feb

Casimiro Cunha

1962

402.

Tintino... O Espetacilo Continua

Geem

Francisca Clotilde

1976

403.

Tocando O Barco

Ideal

Emmanuel

1984

404.

Toques Da Vida

Ideal

Cornélio Pires

1997

405.

Traços De Chico Xavier

Ceu

Esp. Diversos

1997

406.

Trevo De Idéias

Geem

Emmanuel

1987

407.

Trilha De Luz

Ide

Emmanuel

1990

408.

Trovadores Do Além

Feb

Esp. Diversos

1965

409.

Trovas Da Vida

Ceu

Cornélio Pires

1999

410.

Trovas Do Coraçâo

Ide

Cornélio Pires

1997

411.

Trovas Do Mais Além

Cec

Esp. Diversos

1971

412.

Trovas Do Outro Mundo

Feb

Esp. Diversos

1968

413.

Tudo Vira A Seu Tempo

Madras

Elcio Tumenas

2003

414.

Uma Vida De Amor E Caridade

Fv

Esp. Diversos

1992


415.

Uniâo Em Jesus

Ceu

Esp. Diversos

1994

416.

Urgência

Geem

Emmanuel

1980

417.

Venceram

Geem

Esp. Diversos

1983

418.

Vereda De Luz

Geem

Esp. Diversos

1990

419.

Viagens Sem Adeus

Ideal

Claudio R.A . Nascimento

1999

420.

Viajaram Mais Cedo

Geem

Esp. Diversos

1985

421.

Viajor

Ide

Emmanuel

1985

422.

Viajores Da Luz

Geem

Esp. Diversos

1981

423.

Vida Além Da Vida

Ceu

Lineu De Paula Leâo Jr.

1988

424.

Vida E Caminho

Geem

Esp. Diversos

1994

425.

Vida E Sexo

Feb

Emmanuel

1970

426.

Vida Em Vida

Ideal

Esp. Diversos

1980

427.

Vida No Além

Geem

Esp. Diversos

1980

428.

Vida Nossa Vida

Geem

Esp. Diversos

1983

429.

Vinha De Luz

Feb

Emmanuel

1952

430.

Visâo Nova

Ide

Esp. Diversos

1987

431.

Vitôria

Ide

Esp. Diversos

1987

432.

Vivendo Sempre

Ideal

Esp. Diversos

1981

433.

Viveremos Sempre

Ideal

Esp. Diversos

1994

434.

Volta Bocage

Feb

Manuel M.B.Du Bocage

1947

435.

Voltei

Feb

Irmâo Jacob

1949

436.

Vozes Da Outra Margem

Ide

Esp. Diversos

1987

437.

Vozes Do Grande Além

Feb

Esp. Diversos

1957


Compilaçâo Geem (Março De 2007) Com Utilizaçâo A Partir Do Livro 413 Da Relaçâo Fecfas (Fraternidade Esplrita Cristà Francisco De Assis, De Belo Horizonte-Mg)